Lettres de Jules Laforgue/021

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 94-97).
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XXI

À CHARLES EPHRUSSI

[Berlin, 13 janvier 1882.]
Cher Monsieur Ephrussi,

Je vous demande de m’excuser, mais je ne trouve vraiment pas le temps d’écrire. Ce matin lecture, puis faite (enfin) ma visite à M. Bernstein, puis des courses, puis préparer la lecture, puis la lecture et à 9 h. un thé chez la Princesse royale. J’en sors ; il est 11 h. ½. M. Bernstein a été bien aimable pour moi. J’ai bavardé très longtemps, sur vous et sur tout. Je soupçonne que M. Bernstein est un bibliophile convaincu. J’ai vu aussi Mlle Bernstein qui s’intéresse beaucoup à notre littérature. Je me suis tout de suite senti dans une atmosphère de sympathie. M. Bernstein commençait à croire que j’étais un être mythologique, mais j’espère qu’il m’a pardonné mes retards (vous devez lui avoir dit que j’étais coutumier de ces sortes de choses). Mais je voudrais qu’on fût bien persuadé que je supporterais tout plutôt qu’on crût que j’ai commis une impolitesse avec intention.

J’étais bien effrayé de ce thé pour ce soir, mais au bout de cinq minutes j’étais remis et j’observais des types. De bien curieux. Werner[1] (les peintures du café Bauer), Curtius, le comte de Pourtalès, etc… et les femmes…

J’ai tout de suite revu des connaissances, outre l’aimable M. de Seckendorff, et j’en ai fait de nouvelles.

De 9 à 11 h. j’ai été tout yeux et tout oreilles, malgré mon air de mélancolique errant. Un instant la Princesse royale est venue à moi et m’a parlé. Je sentais tous les yeux braqués sur moi, mais je ne me suis pas effrayé, et j’ai été souple comme dans un roman de Stendhal. Mais j’ai glané des pages de notes. Un curieux profil de diplomate anglais. De vieux gâteux chamarrés de ferblanteries dorées. Et les femmes.

Je me repaissais de réflexions méphistophéliques.

Un incident :

Vers 10 h. j’étais dans un groupe. Je voyais un militaire chamarré causant avec celui-ci, celui-là. Je ne le connaissais pas. Brusquement il vient à moi, me serre franchement la main et se met à causer très familièrement en riant. Je réponds ; je souris aussi devant cette rondeur affable, et je bavarde. Il me quitte et alors je demande au Dr Velten quel est ce militaire qui vient de me quitter ? Mais c’est le Prince royal.

Tableau, comme on dit. Je lui raconte mon cas et il me rassure. Néanmoins je vais me confesser encore à M. de Seckendorff qui me rassure et à l’aide-de-camp, M. de Nivenheim, qui en rit à son tour et fait plus que me rassurer.

Ce matin l’Impératrice me dit en souriant ironiquement : « Vous étiez au thé hier, vous avez vu mon fils ?… » (Le Dr Velten lui avait raconté la chose.) Alors, j’ai raconté à mon tour, et que finalement j’étais bien confus, et que je n’avais pas eu l’honneur d’être préalablement présenté à Son Altesse… etc… Elle m’a répondu qu’il n’y avait pas de quoi être confus. Et voilà.

Je lis une page de Spinoza ou de Hartmann, et je suis à mille lieues au-dessus de toutes ces dorures. Il n’y a que l’Art. Vous le savez aussi, vous qui êtes le bénédictin-dandy de la rue de Monceau.

Et que devient Bourget ? On me dit qu’il a disparu, qu’il est en Angleterre en pourparlers avec miss Parnell. Peut-on lui écrire[2] ?

L’Impératrice a trouvé la Vie inquiète très distinguée de sentiment. Je lui ai parlé de l’auteur comme étant le premier de la génération en vogue : ce qui est vrai. Et voilà.

Que faites-vous ? Que fait-on ? M. Blanche[3] suit-il vos conseils et ne met-il plus d’eau dans son vin ? Le bedeau de Saint-François-de-Sales est-il toujours le sérieux cicérone artistique que nous avons connu ?

Il est probable que je reverrai M. Bernstein et sa famille. Si vous aviez quelque conseil à me glisser à ce sujet, j’en serais bien plus à mon aise.

Mais ne m’écrivez que si vous avez dix minutes à tuer.

Je vous serre bien la main.

Jules Laforgue.

  1. Le peintre Anton von Werner, auteur du fameux tableau du Château royal à Berlin, La Proclamation de l’Empire à Versailles.
  2. M. Paul Bourget fit à cette époque un séjour en Angleterre, et particulièrement à Oxford d’où il rapporta Sensations d’Oxford qui parurent en septembre 1883 dans la Nouvelle Revue.
  3. Le peintre Jacques-Émile Blanche.