Lettres de Jules Laforgue/024

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 106-109).
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XXIV

À CHARLES EPHRUSSI

Dimanche [Berlin, 29 janvier 1882].
Cher Monsieur Ephrussi,

Voilà longtemps que je ne vous ai écrit. J’ai reçu un feuilleton de Bourget sur la Faustin[1] et j’ai cru reconnaître votre écriture dans l’adresse de sa bande. Donc vous vivez encore.

Vous ai-je conté ma première visite à M. Bernstein ? J’ai été encore le voir mardi dernier, Mlle Bernstein était souffrante et je n’ai pas encore vu Mme Bernstein.

M. Bernstein est bien aimable pour moi. J’ai passé deux bonnes heures avec lui. Il a un Goyen comme vous, un beau, bien automne, bien triste. Un Patenier. Il m’a montré une série adorable de petits dix-huitièmes, des dessus de tabatières, des fantaisies légères, des allégories charmantes jetées du bout du crayon, relevées de quelques coups de pinceau. Une édition de Molière avec les Boucher. Un traité de géométrie avec des Cochin au bas des figures, etc. Puis nous sommes sortis ensemble, — fait les stations devant les vitrines, et chez moi où je lui ai prêté En ménage d’Huysmans, les deux volumes de notre Bourget, le Baudelaire… M. Bernstein est un homme précieux. Il doit être avec moi le seul homme de Berlin qui adore la décadence en tout.

Et vous, que faites-vous ? Vous avez dû acquérir de nouveaux impressionnistes. Je ferme les yeux pour voir le pastel de Blanche, d’un couchant si triste. La Faustin fait-elle beaucoup de bruit ? J’ai lu déjà plusieurs fois Pot-Bouille.

J’ai reçu une petite lettre de Bourget, une lettre triste, triste, avec parfois un sourire jaune. Outre cela Pigeon m’écrit que Bourget est dans un découragement de tout qui lui fait de la peine. (Et son volume ?)

Et vous, que faites-vous, ô bénédictin, ô dandy, ô homme sain d’esprit, de nerfs et de cœur, ô homme bien équilibré ? Vous reposez-vous sur votre jeune gloire ? Pourquoi n’êtes-vous pas passé par Berlin en allant à Bruxelles voir Hérodiade[2] ?

Ah ! vous savez que je connais Hérodiade maintenant. J’ai ici deux amis[3]. L’un est violoniste (il avait un article dans le dernier supplément du Figaro et jouera vendredi devant l’Impératrice) et son frère est pianiste. Ils ont déchiffré et chanté toute la partition. N’est-ce pas agréable ? Je crois que nous aurons bientôt Saint-Saëns. J’ai fait aussi la connaissance du petit Dangrémont et de son père. Passé plusieurs heures ensemble. Des mœurs bien curieuses. Pris des notes.

Et le ministère qui est tombé ! Hier j’ai expliqué de mon mieux à l’Impératrice ce que c’était que le scrutin de liste… Maintenant les lectures marchent bien ; deux par jour. Jamais l’Impératrice n’avait tant lu. Elle a dit à la comtesse Hacke que je lui plaisais de plus en plus. Et en me le répétant la comtesse Hacke n’en était pas encore revenue, car il paraît que l’Impératrice n’est pas prodigue sur ce point.

Le matin nous faisons des exercices de style et comme sa main est trop faible pour écrire elle me demandait toujours de lui trouver une forme d’exercices. Après bien des réflexions, j’en ai trouvé une qui lui fournit l’occasion d’être spirituelle parfois et de tourner élégamment des phrases de vive voix, sur un mot. Elle en est chaque fois enchantée. (Est-ce assez Machiavel ?)

Et tout est pour le mieux dans le pire des mondes possibles, sauf, etc., etc…

Et je vous serre la main.

Devinez à quoi je songe ? À la façon dont vous disiez « oh, quelle horreur ! » quand Bourget émettait une idée ou une expression… étrange. Vous souvenez-vous ?

Adieu, ne m’en veuillez pas trop.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Le roman d’Edmond de Goncourt, qui venait de paraître.
  2. L’opéra de Massenet, dont on venait de donner la première représentation au théâtre de la Monnaie à Bruxelles.
  3. Les deux frères Ysaye.