Lettres de Jules Laforgue/023

La bibliothèque libre.
Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 101-105).
◄  XXII.
XXIV.  ►

XXIII

À Mme MULLEZER

Berlin, 23 janvier 1882.
Mon cher poète,

Mes meilleurs remerciements pour votre bonne et spirituelle lettre. Ne pouvant vous les faire de vive voix, je vous les transmets par la poste et j’abuse de ce prétexte pour remplir les quatre pages que voici.

Je ne vous cacherai pas la belle peur que j’avais que cette affaire des sonnets, si outrecuidamment corrigés par moi, n’eût jeté, comme on dit, un froid dans nos relations à peine encore ébauchées. Mais me voilà trop rassuré par la charmante poignée de main que vous m’envoyez ; mais, je me trompe, c’est « l’expression de vos meilleurs sentiments » que vous m’envoyez. Que veut dire « meilleurs sentiments » ? Simple formule, sans doute. C’est au mieux.

Je n’avais pas osé toucher aux autres sonnets, mais, puisque vous le voulez, je les achèverai de mon mieux, comme les précédents.

Comme vous le dites, vous seul savez l’âme de vos pièces, et vous comprenez admirablement que tout ce que je pouvais faire se bornait à essayer d’en serrer un peu la trame en éliminant les expressions neutres et en les remplaçant par des virtuosités de plume. — Lisez-vous, cher poète, Baudelaire, Bourget, Charles Cros ?

Venir à Pâques ? je l’espère bien, quoi que ce soit l’époque où nous allons à Bade. Enfin j’espère revoir Paris en avril, quand les arbres du Luxembourg ont des feuilles tendres et transparentes au soleil, et que les manuscrits de la Bibliothèque nationale sentent le printemps. — Tous les dimanches, cher poète, à la tombée du soir, j’ai des spleens lancinants à songer à Paris à cette heure, à notre quartier, rues Denfert, Gay-Lussac, Berthollet, Monsieur-le-Prince, etc. — Ces rues existent-elles toujours ?

Je vois Henry filant comme une élégante sauterelle le long de la rue Denfert, et puis causant avec vous dans votre petit salon et j’en suis très jaloux. Fermez-lui parfois votre porte au nez, n’est-ce pas ?

Ici, je suis dans une rue tout en palais et monuments, c’est vous dire qu’on n’y entend jamais les sanglots d’automne des orgues de Barbarie. Les orgues, mes bons amis de Paris. Ici, je n’en ai entendu qu’au Bois, si déplacé que cela puisse vous paraître. Et il me tarde bien d’entendre celui qui est toujours vers cinq heures à la porte du Luxembourg. La rue Denfert n’étant pas loin de là, j’irai vous voir, dites ?

Dans votre salon intime et obscur aux meubles sévères. J’ai toujours dans l’âme la chanson de l’averse du soir, de ce dernier soir où je vous vis, moi le cœur serré à songer à mon départ, vous souriant en causant, tandis que vos yeux pleuraient encore cette espèce de chien enlevé dans des circonstances si mystérieuses dans la journée du 27 novembre 1881.

Oui, Henry est un être extraordinaire. Son ministre du Brésil, dont il vous a peut-être parlé et qui l’appelle le docteur Henry, ne voulait pas croire à ses 22 ans. Henry a un grand tort, celui de n’être pas dandy : il devrait soigner ses mains, se chausser fin, être toujours fraîchement rasé, porter des vêtements faisant valoir l’aristocratie de ses allures.

J’aime beaucoup Bellanger, qui a fait d’excellentes choses très coloristes, très nerveuses dans Nana, l’Assommoir et le Ventre de Paris. Conseillez-lui, cher poète, et ordonnez-lui d’illustrer à lui seul Thérèse Raquin ou un autre livre bien moderne.

Je n’ai vu qu’une fois Henry Cros.

Ici je tâche à ne pas trop oublier. Je vois des journalistes, des musiciens. Mais je suis très occupé ; de mémoire de lecteur, l’Impératrice n’avait jamais lu aussi assidûment. Je n’ose mettre cela sur le compte de mes attraits multiples, mais je suis très occupé.

Je serais très heureux, cher poète, mais n’en dites rien à Henry, si vous répondiez à ma lettre et si vous vouliez que nous échangions ainsi des bavardages hebdomadaires, ou tout au moins bimensuels.

Je vous serre affectueusement la main et j’attends une lettre bien charmante et bien spirituelle.

Jules Laforgue.

Pardonnez à l’orthographe probablement hétérodoxe de l’adresse.

P.-S. — Je vais vous dire ce que je dis à tous ceux à qui j’écris. Mon domestique fait collection de timbres. Demandez-en de ma part à Henry et si vous en avez vous-même que vous devez jeter, envoyez. Je vous remercie d’avance.