Lettres de Jules Laforgue/026

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 113-117).
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XXVI

À CHARLES EPHRUSSI

[Berlin, 12 février 1882]. Samedi soir.
Cher Monsieur Ephrussi,

Je viens de lire votre article. Il est bien intéressant. Mais rien qu’à la façon dont il commence, rien qu’aux quelques lignes où vous donnez le caractère de ces médailles, rien qu’à la façon dont vous terminez, bref à l’allure consciencieuse et modeste de ces quelques pages j’aurais reconnu que vous en étiez l’auteur quand même je n’aurais pas trouvé votre nom au bas de la dernière.

J’ai lu dans le même numéro les choses si intéressantes que publie G. Guéroult[1], et dont j’avais lu des choses semblables déjà dans la Revue philosophique de Ribot — et avec grand plaisir.

Et, dix minutes, je suis resté en extase devant les pieds aristocratiques, uniques ! du duc de Reichstadt. — Bien que « vilain et très vilain » (comme disait ce voyou de Béranger), j’adore la race et quand, dans ce monde où je suis un peu fourré, je la rencontre, j’ai des jouissances uniques. Sincèrement, ici, il y en a peu. La plupart de ces piliers de cour sont assez vulgaires.

J’ai vu des jeunes gens à Paris et des dames qui avaient plus de race que ça. Le siècle pue le parvenu, n’est-ce pas ?

La princesse royale, elle, est d’une distinction bien complexe dont on démêlerait les éléments avec plaisir la plume à la main. Quant à l’Impératrice, c’est un type accompli de grande dame, comme les aiment ceux qui ont vécu en imagination dans les salons du grand siècle et dans ceux du dernier.

Mais il ne faut pas que je vous fasse trop de confidences. Vous devez sans doute lire le premier article de Pigeon[2]. Il a fait un triste effet. La nouvelle s’en est répandue au milieu d’un bal à la cour et a fait du bruit. Un peu de cette petite trahison est retombé sur moi. Mais j’ai pris mes mesures et j’ai eu avec le secrétaire de l’Impératrice une petite conversation qui arrêtera net toutes les méfiances à mon égard.

Le cas de Pigeon est assez… singulier, mais je n’en dis pas davantage pour aujourd’hui. J’ai vaguement eu un écho d’un entrefilet sanglant de la Gazette officieuse de la cour, pour Pigeon — et je ne sais pas ce qui arrivera. Motus.

Je me tais.

J’ai été revoir ici les Vereschagin où j’avais flâné de si bonnes après-midi à Paris. Ici, c’est autrement bien installé. Éclairage électrique, derrière la cloison où s’appuie la grande toile du Prince de Galles, un orgue joue des choses lentes, éternelles et si tristes, qui m’ont bouleversé quand j’ai contemplé (vous vous rappelez ?) ce pope en noir et argent avec son encensoir devant la plaine des cadavres nus.

J’y ai rencontré M. Bernstein mardi dernier. J’ai enfin fait la connaissance de Mme Bernstein, qui lit les Souvenirs de Renan dans la Revue des Deux Mondes ; elle est bien aimable et m’a semblé devoir être spirituelle.

J’ai reçu hier au soir une de ces cartes comme on en reçoit à Berlin.

Herr Bernstein und Frau
beehren sich… etc… einzuladen

C’était un dîner pour demain dimanche à 6 heures. Hélas ! j’ai lecture tous les dimanches à 7 heures, mais après ma lecture je m’échapperai vers les Zelten passer un bon moment, causer avec M. Bernstein, tâcher de lui faire aimer un peu Baudelaire qu’il ne goûte décidément pas. Je lui ai porté le Gaulois de Zola, cela l’a dégoûté du reste. Je lui ai porté la Faustin. Je lui porterai la Chanson des gueux. Est-ce de vous que j’ai reçu ce matin un Gaulois avec, marqué, un article de Benvolio[3] ? Qui est-ce, Benvolio ?

Adieu. — J’espère que vous êtes toujours le même, bien portant, soignant votre barbe, fumant des cigarettes-thé en riant du style degoncouresque.

Je vous serre la main. (J’espère aussi que M. Hoschedé ni autre ne vous a dépossédé de notre Monet aux barques bien dessinées, et que je le reverrai.)

Votre
Jules Laforgue.

Je vous parlerai prochainement d’un projet sur Watteau.


  1. Formes, couleurs et mouvements (Gazette des Beaux-Arts, février 1882).
  2. Amédée Pigeon, le prédécesseur de Laforgue comme lecteur de l’Impératrice, venait de commencer la publication à Paris d’une série d’articles sur l’Allemagne qui allaient composer son volume L’Allemagne de M. de Bismarck et dans lesquels certaines remarques ne pouvaient guère être accueillies favorablement à Berlin, et particulièrement à la cour.
  3. Article intitulé Le Public et la Critique (à propos d’un livre récent du philosophe Caro sur Le Pessimisme), publié dans le Gaulois du 7 février. Nous n’avons pu savoir quel nom cachait ce pseudonyme « Benvolio » et répondre ainsi à la question posée par Jules Laforgue.