Lettres de Jules Laforgue/027

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 118-120).
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XXVII

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin [13 mars 1882]. Lundi.
Cher Monsieur Ephrussi,

J’hésitais tous ces jours derniers à vous écrire. J’ai compris à ce que me disait M. Bernstein que vous aviez quitté Paris pour quelque temps. Je me décide à vous écrire rue de Monceau. Je serais désolé que vous crussiez que je vous oublie. Je ne vous dirai rien de neuf sur moi. Ma vie est toujours la même. Je travaille un peu. J’ai fait chez M. Bernstein la connaissance d’un bien intéressant aqua-fortiste, Max Klinger[1], et j’essaye quelque chose sur lui. J’ai lu votre premier article sur His de la Salle[2] avec les beaux spécimens que vous donnez.

Sera-ce suivi de quelques articles encore ? Je me suis mis à relire votre énorme Dürer. J’essaie de faire des études scientifiques sur les couleurs, un rêve encore, et commence aussi à revenir à mes très vieilles premières amours, le mouvement chez les végétaux.

Avec cela, je me traîne comme un limaçon, très lentement, à travers les pages d’un Ollendorff pour l’allemand. Puis je pense et, après avoir pensé, je doute. Je doute si notre pensée rime à quelque chose de réel dans l’univers. Et je m’ennuie ; et, comme dit Bourget, je déchiquette la fougère amère du spleen. S’il suffisait de croire que l’on a du talent pour en avoir, j’en aurais. — Vous, vous êtes sain et sauf, vous travaillez posément et consciencieusement, sans remords. Vous avez un grand but et vous le tenez. Vous ne vous êtes jamais consumé dans des rêves stériles. Est-ce beau, cette année, l’exposition des indépendants ? Ferez-vous enfin le Salon, cette année-ci, dans la Gazette ? Quand ferez-vous des chroniques d’art pour la Vie moderne ?

Je donne ici des leçons de conversation à un Monsieur qui non seulement ressemble à M. Hoschedé, mais encore a sa voix. Je commence à devenir superstitieux. Est-ce le spectre de l’Art de la Mode qui me poursuit ? Si c’était, je lui réclamerais le louis que cette feuille me doit pour une certaine ballade. Lisez-vous les articles de Pigeon dans le Figaro ?

Adieu. N’ayez jamais la pensée que je vous oublie, et laissez-moi en penser autant de vous.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Max Klinger, auquel Jules Laforgue adressa quelques lettres qu’on trouvera plus loin et avec qui il se lia d’amitié, était né à Plagwitz près Leipzig en 1857. Il est mort en 1920, laissant une œuvre nombreuse tant comme sculpteur que comme peintre et comme graveur.
  2. Les Dessins de la collection His de la Salle (Gazette des Beaux-Arts, 1er mars 1882).