Lettres de Jules Laforgue/051

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 195-196).
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LI

À Mme MULLEZER

Tarbes, mardi [fin août 1882].
Chère Madame,

C’est ici que je reçois votre bout de lettre. Je me demande qui peut bien avoir été le chercher à l’hôtel où j’ai passé, pour me l’adresser ici. J’étais à Paris seulement depuis quelques jours. Ne me grondez pas trop.

D’ailleurs nous nous reverrons. Avant de revenir en Allemagne je passerai par Paris. En ceci comme en tout, la Valachie est seule coupable, allez vous plaindre à elle, elle loge au bureau des longitudes — dit-on.

Je suis ici en pleine province, dans la ville où j’ai vécu de huit à quinze ans, — où j’ai fait ma première communion ! où j’ai eu mes premières souffrances de la vie au lycée ! où j’ai aimé enfin, de la passion sublime qu’on a au collège et qui fait pleurer des larmes de la plus belle eau, sans littérature. On ne vit ici que des cancans qu’on colporte de rue en rue dans un assent (accent) abominable. Je mène une vie végétative, pas un vers, pas une ligne de prose, pas même la force d’observer ce que je vois, de noter ce que j’entends. Ah ! la vie de province !

Oui, il était écrit que nous ne nous verrions pas à mon dernier voyage à Paris. Quand nous nous reverrons, ce sera l’automne, Henry sera là, on allume la lampe dès cinq heures et l’on fait du feu.

L’averse bat ma vitre et le vent s’époumonne
À refleurir la bûche où mon ennui tisonne.
Oh ! l’automne, l’automne !

Ceci est de moi. Mon Dieu, oui.

À propos, quand écrirons-nous un roman en collaboration ?

Au revoir, poète subtil et prosateur vif ; écrivez-moi (Tarbes, rue Massey). Donnez-moi des nouvelles de Paris. Avertissez-moi quand Henry aura réintégré son domicile de la rue Berthollet.

Ce pays ne produit pas de vergiss-mein-nicht, aussi je me contente de vous insinuer : Ne m’oubliez pas.

Jules Laforgue.