Lettres de Jules Laforgue/050

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 192-194).
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L

À M. CHARLES HENRY

Babelsberg, dimanche
[20 août 1882].
Mon cher Henry,

Que devenez-vous ? vous ne m’écrivez plus. N’avez-vous pas reçu ma dernière lettre ? et le poète de la rue Denfert se fiche de moi, je crois.

Je serai sûrement à Paris dans deux semaines, et peut-être avant. Y serez-vous ? Je me charge d’aller faire une scène au poète de la rue Denfert. À moins qu’il ne veuille collaborer avec moi à un roman qui aurait le même sujet que Mlle Giraud ma femme[1], mais fait scientifiquement, d’une façon calme, 3 parties. Une étude de pensionnat louche où l’on n’est pas difficile sur l’état civil des élèves et où donc ces élèves apportent des hérédités de détraqués. J’ai de nombreuses notes personnelles. Ensuite, seconde partie, une correspondance de Rome à Paris entre Aline et Jeanne. Mais voilà le clou ! le clou ! Cette correspondance sera autographiée, publiée autographiée par deux mains différentes. Étude physiologique des deux écritures, vous verrez, — des trouvailles ; puis, 3e partie, un dénouement banal. Après serment de fidélité même dans le mariage, chacune de son côté succombe à son mari. Mais plus tard elles reviennent à leur ancien vice. Amen.

Vous verrez. Ne jugez pas sur ces seules lignes. Mais le clou ! le clou !  !

Au revoir. Que faites-vous ? Écrivez-moi.

Et votre sculpture ? et votre amie, Mlle de Lespinasse ? et l’encaustique ?

Peut-on avoir le volume de Verlaine chez Palmé ?

Pas encore écrit à Kahn, l’illustre zouave. On dirait qu’il y a une fatalité sur sa tête rasée. Monologue de Cros[2], l’homme à qui l’on n’écrit pas.

Et vous, que faites-vous ? Qu’est devenu encore une fois le poète de cette rue ?

J’irai lui faire une scène.

Au revoir.

Jules Laforgue.

Babeisberg, au château.


  1. Roman d’Adolphe Belot qui eut une faveur extrême vers cette époque.
  2. Charles Cros, l’auteur du Coffret de Santal, qui avait contribué à la vogue du monologue avec son Hareng saur.