Lettres de Jules Laforgue/053

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 199-200).
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LIII

À M. CHARLES HENRY

Tarbes, vendredi 13 [octobre 1882].
Mon cher Ami,

Je retourne en Allemagne (Bade) vers le 1er novembre et je passerai une semaine à Paris. J’ai laissé à un camarade de Paris deux plats artistiques qu’il vous portera ; c’est un dépôt !

Kahn m’a envoyé une belle pièce singulière d’exécution dans le sans-gêne de ses rimes. Il paraît que vous lui avez communiqué mes Lys de mai ?

Le poète de la rue Denfert m’a écrit hier une longue lettre désolée. Il me reproche la tiédeur de mon amitié et la hâte de mes lettres. Que lui ai-je fait ? Il me tarde d’aller lui demander pardon.

Qu’il y a longtemps que je n’ai fait des vers ! Faire des vers est un vieux préjugé. Na !

Je vais étudier à fond la culture de l’ananas et essayer d’avoir le million à vingt-six ans.

Et votre sculpture ?

Comme nos sculpteurs sont en retard sur nos peintres ! Qu’il me tarde d’écrire des Salons. Connaissez-vous Ringel ? Il est sans doute des intimes de Marie Krysinska. Faites-vous de la cire ? Est-ce de Cros que vous prenez des leçons ?

Achetez-vous les Dessins du Louvre, une publication bon marché de Chennevières, un jeune que les livres d’art des de Goncourt tourmentent ?

Quand vous déciderez-vous donc à faire ce à quoi vous êtes si bien préparé, lancer un roman très neuf ? Vous surtout qui n’avez jamais fait de vers, mais qui avez toujours marché dans la vie vêtu d’érudition et de mathématiques. Quand ?

Irons-nous faire un pèlerinage à votre cellule de la rue Séguier ou se promènent la nuit (certaines nuits !) des choses animées par les âmes multiples de Baudelaire ?

Au revoir. Une lettre por l’amor de Dios !

Jules Laforgue.