Lettres de Jules Laforgue/082

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 65-67).
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LXXXII

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin, 31 décembre 1883.
Cher Monsieur Ephrussi,

Permettez-moi de vous souhaiter — à la mode universelle et incorrigible — bon an avec l’espoir que vous et les vôtres allez tous bien.

Nous avons ici un froid lupal (lupus, loup, expression de Richepin). Par ce temps, je me suis fait arracher deux dents, plomber une troisième et connu le martyre des nuits blanches.

Je fais toujours couci-couçà de l’esthétique et je serais heureux si vous vouliez bien me donner les renseignements que voici.

Vous qui vivez depuis 10 ou 12 ans dans le monde de l’art et de la critique, pouvez-vous me dire comment est coté dans ce monde « l’Esthétique » d’Eugène Véron, ce verbiage pédant et enfantin ? Ça a-t-il jamais été pris au sérieux, ces 500 pages arrivées à leur deuxième édition ? Je me suis toujours demandé qu’est-ce que c’était que cet Eugène Véron qui n’est ni le docteur Véron de l’Opéra, ni Pierre Véron du Charivari, mais Véron de l’Art.

Connaissez-vous le comte ou comtesse Paul Vasili[1] ?

Le travail de Claudius Popelin sur le Songe de Polyphile a-t-il quelque rapport avec celui que vous préparez ?

Et le nouveau roman de Bourget ? plus impie encore sans doute que le premier ?

L’Impératrice m’a fait cadeau à Noël d’un poisson d’argent presse-papier (du Béloutchistan), d’un plateau imité d’un du XVe siècle en métal, d’une chancelière pour les pieds.

Avez-vous lu les deux nouveaux album de Caldecott ? La dernière « Gazette » lue est celle de la Canne de Balzac par Froment Meurice. Pas lu encore celui de décembre, où vous avez peut-être quelque chose.

Oublié de mettre la lettre à la poste, — 1er janvier 1884 — les voitures de gala vont circuler. Bonjour et bon an. Dieu vous préserve de lire les lettres de M. de Rémusat avec sa mère.

Au revoir.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Nom d’auteur sous lequel venait de paraître un ouvrage intitulé La Société de Berlin qui fit scandale alors et dont on attribuait la plus grande part à un ancien lecteur de l’Impératrice, M. Gérard, qui, par la suite, suivit la carrière diplomatique. La publication de cet ouvrage renouvela autour de Laforgue l’atmosphère de malaise qu’avait créée la publication des articles d’Amédée Pigeon ; mais la correction de Laforgue et son éloignement de toute question politique dissipèrent bientôt ces nuages.