Lettres de Jules Laforgue/088

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 83-86).

LXXXVIII

À M. CHARLES HENRY

Bade, vendredi [juin 1884].
Mon cher ami,

J’avais réservé ces cinq minutes pour aller rendre visite au Max. Du Camp qu’on a entrevu hier ici. Je vous écris.

L’article sur l’Encaustique[1] est déjà à la Gazette. J’ai dit qu’il était pressé. J’espère qu’on le publiera avant ceux que j’y ai encore.

Au nom du ciel, portez vos lignes à la Gazette et, si ce n’est pas encore rédigé, portez-y d’abord — vous l’auriez tout de suite prêt, je crois, — un Dürer ou un Vinci mathématiciens.

Connaissez-vous ce que Georges Guéroult a publié vers 1880 à la Gazette des Beaux-Arts après la revue de Ribot sur les lignes aussi[2] ?

J’attends le Watteau[3].

Avez-vous lu, — ce qu’il y avait à peu près à lire cet hiver, — la Joie de vivre, Chérie, les Blasphèmes, Sapho même ?

Mettez-moi une fois pour toutes au pied de la Regina. Pour me faire pardonner les griefs imaginaires, je mets à ses pieds l’idée de traduire quelque chose de Kraszewski[4], que cet énorme procès vient de mettre à la mode (à moins qu’avec votre habitude de ne jamais lire un journal à la maison vous ne sachiez encore ce que c’est que le procès Kraszewski.)

Vous vous êtes donc constitué l’ange gardien de mes Complaintes. Je recevrai donc les épreuves ici.

Pourvu que le Vanier ne l’oublie pas dans les délices de la campagne.

Ce serait une bonne action que donner une édition des Verlaine.

J’ai vu des pièces de son prochain volume Amour. C’est au-dessus de tout.

Villiers et Mallarmé devraient bien publier ce qu’assurément ils ont de vers dans leurs papiers.

Il fait très chaud ici — on fait quatre repas par jour, ce qui nous force à fumer quatre pipes et huit cigarettes — et alors on est gâteux et l’on souffle comme un phoque.

Dans deux mois mes vacances.

Je recommence mon manège, fermer les yeux pour revoir des endroits de Paris, les magasins du Panthéon, la station d’omnibus à l’Odéon, etc. Je vais me mettre à faire de sérieuses économies pour pouvoir toutes dettes payées (entre autres l’excellent Cros à qui je dois 250 francs) aller à Paris, sans fugue économique à Tarbes, et n’y ravoir pas les ennuis de la fois passée.

Si je peux prolonger jusqu’en novembre (à moins que je ne sois hors de l’Allemagne définitivement), nous serons avec Kahn de Chanaan, ça sera corsé. Mais, le pauvre, il va retomber dans les femmes à passions et à noces noctambules.

Il faudrait lui faire attraper une c……, ça le tiendrait deux mois en repos, — ci un Volume.

Portez-vous bien.

Votre
Jules Laforgue.

  1. C’est-à-dire sur le livre que M. Charles Henry venait de publier, en société avec Henry Cros, L’Encaustique et autres procédés de peinture chez les Anciens.
  2. Probablement Formes, couleurs et mouvements (1882, t. I, p. 165) ou bien, du même auteur, et publié l’année précédente, Du rôle du mouvement des yeux dans les émotions esthétiques (1881, t. I, p. 536 ; t. II, p. 82).
  3. M. Charles Henry a publié, mais seulement en 1886, Vie d’Antoine Wateau d’après le manuscrit autographe de Caylus. Ce que Jules Laforgue lui réclamait dès 1884, c’est sans doute cette version de l’essai du comte de Caylus. Elle diffère sensiblement (et pas seulement par l’orthographe du nom) de la version que les Goncourt avaient trouvée dans les « Conférences de l’Académie royale de peinture ».
  4. Ignace Kraszewski, le grand écrivain polonais (1812-1887), qui venait d’être, en Allemagne, accusé de haute trahison au profit de la France et emprisonné à Magdebourg.