Lettres de Jules Laforgue/112

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 131-133).
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CXII

À M. CHARLES HENRY

Hombourg, mercredi [juillet 1885].
Très précieux jeune homme et même ami,

Reçu ici ton article qui te sera payé au centuple dans un monde meilleur, Dieu dût-il hypothéquer ses étoiles de première grandeur. (Maximus in minimis !)

Je me suis permis de… le mettre au net. J’ai laissé tes sévérités même sur ma métaphysique. (Quant aux néologismes, je suis furieux contre le sexciproque, que j’avais corrigé sur les épreuves, et dont je ne me suis pas aperçu sur les bonnes feuilles pour en faire un erratum.)

J’ai insisté sur l’esthétique empirique de la complainte. — Je te dirai à toi que ça m’est venu, la première idée, à la fête de l’inauguration du lion de Belfort, carrefour de l’Observatoire[1].

J’ai mis besoin de vivre au lieu de besoin d’aimer — ça dit aussi savoir, etc.

Et puis tu me laisses insister sur mon cher humour de pierrot, mes formules sur la femme (dans les Voix sous le figuier boudhique, etc.), et mes rythmes et rimes absolument inédits, ce qu’il n’y a pas eu depuis quinze ans, nulle part, sauf en Verlaine un peu.

Puis j’ai enlevé la citation que tu faisais, elle est trop lâchée et sans autre curiosité que comme cul-de-lampe à toute la pièce même. J’ai cité des choses typiques :

1o Ô Robe, etc… comme tenue boudhiste et curiosité de façon de dire ;

2o Nature, comme refrain, comble du mal rimé sans façon, mais trouvé ;

3o Ah ! ah ! comme petits vers drôles et typiques de nombre en ce sens dans le volume ;

4o Vous verrez, type sentimental, et panaché d’images, violet, deuil, couleur locale (rime étale !) — yeux, vases d’Élection, et vase des Danaïdes ;

5o Puis frêle…, strophe absolument inédite à vers de 14 pieds ;

6o Et les Vents, refrain rossard et complainteux pour finir.

Ces 6 citations (à défaut de plus) sont les mieux faites pour allécher les lettrés — le lecteur sera absolument renversé, et le coup d’œil qui suit sur la Table des matières le tuera — et toi, je te bénirai dans les siècles des siècles en te persuadant que cet article n’est cependant pas ton plus beau titre littéraire.

Et à charge de revanche, comme disent les commis en se payant des grenadines.

Écris-moi, n’est-ce pas, un de ces jours une bonne lettre sur notre chien et sur ta vie et ton travail à Chevreuse — tu dois avoir de jolies choses à me raconter.

Nous restons ici jusqu’au 17 de ce mois, — puis Potsdam. Au revoir.

Ton
J. Laforgue.

  1. Le 20 septembre 1880.