Lettres de Jules Laforgue/116

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 141-143).
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CXVI

À THÉOPHILE YSAYE

Coblence [1885, novembre].
Mon cher Théo,

C’est là que je voudrais vivre (mélodie connue). Ma fenêtre m’offre toujours, et dans le même cadre, le même panorama — le Rhin flasque, agité parfois par de lourds bateaux à vapeur ou caressé de flots lisses — et dans le lointain la chaîne des collines avec leurs jolies maisonnettes, avec les chemins de ronde des fortifications.

Une note charmante : l’aboi clair des chiens qui me parvient de l’autre rive, aussi clair que de l’aquarelle (ne regarde pas cela seulement comme de la Littérature, mais bien comme une impression réelle).

Voudrais-je te dire que je ne m’ennuie pas — ce serait comme si je voulais t’assurer que j’ai ressenti de vives joies depuis mon départ de Paris. Ah ! comme je m’ennuie ! Je n’en ai plus faim… Et je comprends que l’on ait écrit d’émouvants sonnets sur l’Insaisissable Aimée que l’on appelle ici la liberté. Ga — Ga — Ga. Le sifflet des interminables trains de marchandises qui filent le long du Rhin me transperce de désespoir de la tête aux pieds. Ga — Ga — Ga. Quand je pense à ce bienheureux soir où nous nous payâmes les Maîtres chanteurs, et dans quel décor de la vie et du temps cela se passa ! Je voudrais, là, dans le château, faire du scandale, et accuser, reprocher à l’Humanité de ne pas comprendre mon sacré-cœur, mon divin cœur !

À quoi bon, je veux travailler, faire de mon volume de nouvelles quelque chose de plus qu’un médiocre bouquet de fleurs disparates. Ce sera de l’Art.

D’ailleurs — hélas ! je sais qu’en quatre ans je pourrais faire fortune si je voulais écrire des romans à la Guy de Maupassant. « Bel-Ami » est d’un maître, mais ce n’est pas de l’art pur. Peut-être ce désir de créer de l’art pur est-il un louable mais pauvre désir de nos vingt-cinq ans ? Et tout n’est-il pas égal devant la face de la Mort ?

Mon vieux Théo, j’ai traversé la Belgique. J’ai vu des quantités de tas de poussière de charbon avec des brouettes, les quatre fers en l’air, abandonnées au sommet. Et les filles ont des manières aussi masculines que de petits galopins mal dégrossis, et les villes sous des toits de tuiles noires… etc…

Et je pensais que tu étais dans le bonheur, à Paris… Travaille, fume, aime-moi, écris-moi et garde pour Paris un amour infini.

Je t’embrasse.

Jules.