Lettres de Jules Laforgue/119

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 146-149).
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CXIX

À ÉMILE LAFORGUE

[Juillet 1886][1].
Mon cher Émile,

Reçu ta lettre. Une chose m’enchante, c’est quand tu dis : « Je ne me dissimule pas que tout est à recommencer, mais je suis persuadé aussi, même après avoir vu les autres, que j’y arriverai ». À la bonne heure.

Je me souviens du temps où je portais à Bourget des pièces de théâtre, des chapitres de roman, et des masses de vers, en songeant : de ce coup-ci, il va être épaté ! Et il me répondait le dimanche suivant : « Vous ne savez pas encore le français, ni le métier du vers, et vous n’en êtes pas encore à penser par vous-même. »

Quand je relis ce qui me reste des vieilles choses, je sens combien il avait raison et je me félicite de mon séjour ici en ce que cet éloignement de Paris m’a empêché de publier des sottises qui m’auraient ensuite fait faire du mauvais sang toute ma vie. — Maintenant je puis publier hardiment. Je sais quand j’ouvre un journal où il y a un article sur moi que je serai pris au moins au sérieux.

As-tu été à l’Exposition de Blanc et de Noir. Regarde les aquarelles de mon ami Skarbina (un Croate né à Berlin et installé à Paris).

J’ai ici deux aquarelles de lui, mon portrait. Je te mènerai chez lui aux vacances. Il demeure boulevard de Clichy, dans ton quartier.

As-tu été voir l’Exp. des aquarelles de Gustave Moreau ?

Je t’envoie tous les numéros jusqu’ici de la Revue Illustrée. Je t’envoie aussi le roman de Zola, l’Œuvre. Claude est un peu Manet ; Sandoz, c’est Zola, et Vagnerolles, Gervex, dit-on.

Tâche de voir des Rafaëlli, et des Monet. Passe le plus souvent à la vitrine de la place Vendôme, il y a souvent des Impressionnistes.

Est-ce qu’il y a toujours au Luxembourg ces fleurs de Quost et une chose en gris de Barreau (ou Berbeaux)[2] et les 2 marines merveilleuses de Flameng (je me trompe, l’autre n’est que de Montenard). Ne trouves-tu pas Lhermitte trop sculptural, trop ronde-bosse, trop découpé ? Et comme le Nittis est intéressant (pas la place des Pyramides, — l’autre, le Carrousel).

Je ne t’ai pas encore dit que cette fois-ci, une fois à Paris, je m’y installe et n’en sors pas pour revenir ici. — Je commence déjà à envoyer mes affaires. Je logerai rue Laugier, 4. J’y publierai au plus tôt un livre « Berlin dans la rue », ce que je n’aurais jamais pu faire après avoir accepté une pension d’ici. Il est inutile que je reste ici plus longtemps. J’y ai exploité tout ce que j’avais à y exploiter, maintenant j’y perds mon temps. J’y fais plus de dettes que d’économies. Je perds en restant et n’ai nul intérêt à ne m’en aller qu’après décès, si proche que ce décès puisse être.

Je suis en ce moment comme toujours sans le sou ou du moins réduit au strict nécessaire. Mais tout compte fait j’arriverai à Paris avec 2.000 fr. De quoi vivre dix mois modestement, en attendant de trouver quelque chose, ce qui ne sera pas absolument facile. Je puis croire en tout cas que le livre sur Berlin me rapportera quelque chose.

Mais tout plutôt qu’un second hiver à Berlin. J’y perds mon temps sans intérêt et j’ai par lassitude failli m’y marier. Ce que je n’ai pas encore le droit de faire.

J’espère que tu travailles toujours et chaque jour. Dis-toi que la patience est tout : une patience de bœuf au labour.

J’ai reçu des nouvelles de Tarbes. Marie a été très malade, à deux doigts de la mort, une de ces terribles maladies qui précèdent souvent les premières couches. Elle est maintenant au mieux.

Nulles nouvelles de Charles. Je ne sais rien de rien sur lui.

Au revoir.

Jules.

  1. Date indiquée par Mme Labat.
  2. Le peintre Émile Barau, auteur du tableau : Sur la Suippes.