Lettres de Jules Laforgue/120

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 150-159).
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CXX

À SA SŒUR

Berlin, mercredi [8 septembre 1886].
Ma chère Marie,

Je t’écris en trempant ma plume dans une encre desséchée, — car voilà trois jours que je n’y ai pas touché, — car voilà trois jours que je ne passe guère à la maison. Je ne sais comment commencer, il faut que je te dise tout cela pêle-mêle.

T’ai-je parlé cet hiver, dans mes lettres, d’une jeune Anglaise avec qui j’avais pris quelques leçons de prononciation ? Eh bien, en bloc, c’est avant-hier au soir que je me suis déclaré, et qu’elle a dit oui, et que nous sommes fiancés.

Depuis avant-hier ma vie ne m’appartient plus seul, et je sens toute la grandeur de cette idée. — Mais aussi depuis avant-hier je suis, et près d’elle et quand je suis seul, dans un état d’énervement heureux que je n’aurais jamais imaginé. (Je ne l’ai pas encore embrassée, — hier, j’étais assis près d’elle en voiture, dans la soirée, et en la regardant l’idée m’est venue que je pourrai caresser ses cheveux, — et j’en ai eu le vertige, et je n’en suis pas encore là — loin de là.)

Mais il faut que je te raconte tout, car je n’ai que toi, et un de ses premiers mots après que je me suis déclaré a été pour que je t’écrive tout de suite. Elle, de son côté, elle écrit à son frère favori.

Je t’ai dit qu’elle est anglaise. Elle a beaucoup de sœurs mariées ou non, et des frères (un avocat à Folkestone, un autre pasteur dans la Nouvelle-Zélande, un autre officier dans le Zoulouland, etc.). Sa mère est morte, il y a quatre ans. Son père se remaria contre le gré de ses enfants, qui tous le quittèrent.

Elle, elle vint en Suisse dans un pensionnat (elle y a appris très bien le français), puis elle est venue ici à Berlin où elle est depuis deux ans, — vivant moitié de ce qu’elle reçoit de son père, moitié de ce que lui rapportent ses leçons. C’est dans la seconde semaine de janvier que je suis venu chez elle prendre des leçons. — Je suis le seul homme à qui elle en ait donné (je lui étais recommandé par une amie) et le seul par conséquent qui venait chez elle. Dès les premières fois — sans connaître son caractère — j’ai senti que ou bien je lui demanderais de passer sa vie avec moi, ou bien je n’avais qu’à m’en aller et sûr d’être pour longtemps tourmenté et incapable de travailler.

Tu me comprends, nos leçons se bornaient à des lectures anglaises, et bonjour et au revoir. Elle étudiait la peinture et peu à peu je lui ai apporté des gravures et puis des livres, et puis mes billets d’opéra.

Tout cela très simplement, sans même la poignée de main si naturelle pourtant chez les Anglais. Nos premières conversations — en dehors de la leçon — furent la peinture, à propos d’une exposition d’ici sur laquelle je lui apportais un article de moi et restais chez moi, malheureux comme tout et plus malheureux chaque fois. Je sais que beaucoup de femmes ne dédaignent pas les déclarations soudaines. Mais pour rien au monde je n’aurais dit un mot, et ne l’aurais jamais regardée en face avant de me connaître patiemment des mois et des mois comme un garçon bon, délicat, et loyal. Un jour, au mois d’avril, je ne sais comment, en causant peinture, je lui ai proposé de visiter ensemble le Musée. Elle a rougi, baissé la tête, et n’a pas répondu.

Rentré à la maison, comme un fou, je lui écrivis une lettre d’excuses, lui jurant que j’avais cru faire une chose très simple et à la leçon suivante très simplement elle me proposa elle-même cette visite. Ce fut naturellement une occasion de causer, et je la raccompagnai chez elle. Et, tu t’en doutes, après ce musée ce fut un autre musée. Puis souvent, quand je lui donnais mon billet d’opéra, je réservais ma place à côté et nous causions, et je la raccompagnais et je me faisais connaître. Cela alla ainsi sans un mot de plus jusqu’au quinze mai.

Je partis pour Bade, puis Paris, Coblentz, Babelsberg. Je suis à Berlin depuis le premier septembre et nous sommes aujourd’hui le huit. Nos courses aux musées et à l’opéra, et la raccompagner ensuite, recommencèrent. Je devais partir incessamment. Nous nous étions promis de nous écrire en bons amis. Et chaque fois, sous divers prétextes, je retardais mon départ. Et avant-hier, en la raccompagnant, je lui ai tout dit — je ne lui ai pas dit : « Je vous aime ». Je lui ai balbutié des tas de choses que je ne me rappelle plus. (C’était le long du bois, figure-toi par exemple comme à Passy ou à Neuilly.) Je lui ai demandé si elle me connaissait, elle m’a dit que oui.

Je lui ai demandé, avec des tas de circonlocutions, si elle voudrait passer sa vie avec moi (je me rappelle ma voix étranglée et mes larmes dans les yeux) et ne lui ai pas donné le temps de me répondre, je me suis lancé dans des protestations. Elle a dit oui avec un regard extraordinaire.

Je ne lui ai pas laissé dire qu’elle m’aimait mais qu’elle eût confiance en mon dévouement…, etc., etc… Je ne me rappelle plus. Je la raccompagnai et nous nous donnâmes une solide poignée de main sans trop nous regarder en face.

Je t’ai annoncé que je quittais l’Impératrice.

De toutes façons il le fallait. — Ou bien miss Leah Lee (prononce Lia Li — toujours les initiales de maman, de notre nom et celui de ton mari, comme tu vois) me disait non et je ne pouvais plus rester ici, — ou bien elle me disait oui et alors il fallait de même rentrer à Paris et conquérir vite ma place pour nous marier au plus tôt.

Or, je ne puis la laisser à Berlin. Elle tousse un peu et ne doit pas passer un autre hiver ici.

Et puis je serais trop jaloux, et puis cela est impossible.

Voici ce qui a été arrangé. Je pars demain soir pour la Belgique, je vais chez les Ysaye, comme je te l’ai dit, et, ce que je ne puis plus faire ici, je vais travailler mon livre sur Berlin, dont l’Illustration m’a déjà demandé des chapitres (si ce livre est bien lancé, quel rêve ! nous nous marierons tout de suite et nous irons vous voir, serait-ce en plein mois de janvier, pourvu que je ne meure pas de bonheur). Je vais donc en Belgique ; elle, reste ici et met ordre à ses dernières leçons. — Cela jusqu’au premier octobre.

Le premier octobre je reviens à Cologne où je l’attends à la gare ; elle arrivera vers huit heures du matin. Nous passons la journée à Cologne, et le même soir, par l’express de dix heures, nous partons pour Paris. Aussitôt arrivés (dix heures du matin), je l’accompagne dans une pension tenue par une vieille dame anglaise où elle sera avec d’autres jeunes filles, rue Denfert-Rochereau (pas loin de la rue Berthollet, comme tu vois). Elle demeurera là et y prendra ses repas. Elle donnera peut-être une leçon par jour et dans la maison même, — elle peut occuper un peu ses journées. De mon côté, je me mettrai à l’œuvre. Le soir, j’irai la chercher et nous sortirons un peu ensemble. Dans la journée, quand j’aurai un moment, je lui ferai visiter les musées, etc. (elle a déjà passé, en 1878, deux semaines à Paris avec deux de ses frères qui demeuraient à Asnières pour étudier le français) et alors nous nous marierons au plus tôt.

Que te dire de plus ? J’emporte en Belgique sa photographie. Je ne puis te l’envoyer encore. C’est un petit personnage impossible à décrire. Elle est grande comme toi et comme moi, mais très maigre et très anglaise, très anglaise surtout, avec ses cheveux châtains à reflets roux, d’un roux dont tu ne peux te douter et que je n’aurais jamais soupçonné avant de la voir, un teint mat, un cou délicat, et des yeux… oh ! ses yeux, tu les verras ! J’ai été longtemps sans pouvoir les fixer un peu. Mais tu verras, figure-toi seulement une figure de bébé avec un sourire malicieux et de grands yeux (couleur goudron) toujours étonnés, et une petite voix et un drôle de petit accent en parlant français avec des manières si distinguées et si délicates, mélange de timidité naturelle et de jolie franchise (songe qu’elle vit seule et libre depuis deux ans et qu’elle a voyagé seule — chose naturelle aux Anglaises et qui ne tire pas plus à conséquence). Elle sait sa langue et l’allemand et le français. — Elle est instruite comme toutes les jeunes filles, avec, en plus, ce qu’on peut acquérir en voyage et en apprenant deux langues étrangères, et ce qu’elle a retenu de nos interminables conversations depuis avril.

Je lui ai raconté de notre famille. Je lui ai surtout parlé de toi. Elle adore la carrière que j’ai choisie et en a confiance en moi.

Je t’écris de cette éternelle chambre de Prinzessinen Palais où je ne reviendrai plus. J’ai sa photographie sous mes yeux en t’écrivant. Je la regarde, nous sommes restés ensemble hier au soir jusqu’à onze heures ; je lui ai tenu la main, je regarde son portrait et ne puis me figurer que c’est une réalité. J’irai la chercher ce soir, à cinq heures et demie, au sortir d’une de ses leçons. Et demain elle m’accompagnera à la gare.

Et le premier octobre je la retrouverai à Cologne, oh ! si nous pouvions nous marier en janvier, et aller vous surprendre ! J’oublie, par acquit de conscience, de te dire qu’elle n’a aucune espèce de dot, et que tout ce qu’elle aura désormais, elle le tiendra de moi seul. Elle est protestante, mais ne pratique pas. Il lui est indifférent d’aller à l’église ou de ne pas y aller. — Tu sais comment se font beaucoup de mariages anglais : on se prend par la main, on va avec quatre témoins chez le pasteur d’en face, on signe, et cela dispense même du mariage civil. Nous nous marierons simplement, elle en simple toilette ; nous donnerons rendez-vous à quatre témoins un beau matin à la mairie. On signera. Nous remercierons les témoins. Ce sera un samedi, je la raccompagnerai chez elle ; le lendemain dimanche, nous irons nous perdre dans un coin pendant une grande messe avec orgue à la Madeleine ou à Notre-Dame, nous nous figurerons que tout cet orgue sera pour nous. Cette émotion nécessaire adoucira ce qu’a de sec la simple formalité d’union devant le code, et nous nous sentirons bel et bien mariés pour la vie. Et alors nous partirons et elle sera ma petite Leah à moi pour la vie.

Je ne sais au juste l’âge qu’elle a, le même que toi, je pense. Comme il me tarde que tu la voies !

Je ne l’appelle pas par son prénom encore, je l’appelle toujours « petit personnage ». Elle ne s’ennuiera jamais avec moi, je me le promets bien.

Pour parler encore mariage, je vais assister en Belgique à celui d’Eugène Ysaye, ce violoniste dont je t’ai souvent parlé (ne pas confondre avec mon ami très intime son frère cadet, le pianiste Théophile Ysaye).

Ma chère Marie, écris-moi une bonne lettre de sœur, et dis-moi que tu es contente de moi.

Je reste toujours ton bon frère et le parrain de la demoiselle.

Écris-moi. Je t’ai donné mon adresse chez Ysaye, à Arlon, Belgique.

Émile, t’ai-je dit, fait ses vingt-huit jours.

Je lui ai envoyé quelque chose.

Au revoir, raconte tout à ton mari.

Au revoir.

Jules.

Écris-moi que tu es contente.

J’enveloppe ma lettre de papier, parce que l’enveloppe est transparente.

Monsieur Jules Laforgue a l’honneur de vous faire part de son mariage avec Miss Leah Lee.