Lettres de Jules Laforgue/148

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 205-207).
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CXLVIII

À SA SŒUR

Juillet 2, août, 87
Paris, Mardi.
Ma chère Marie,

Une lettre de toi, et une bonne lettre, tu ne saurais croire le plaisir que tu m’as fait.

Mais, en vérité, et tout d’abord, tu es effrayante avec ces maternités successives ! Il me semble que si Leah était dans cet état, je vivrais dans des angoisses continuelles.

Et que de soucis ! une semaine a passé depuis ta lettre, j’espère qu’elle aura été décisive en bien pour Juliette.

Ma chère Marie, t’ai-je bien expliqué comme je suis malade ? Te souviens-tu des quintes de toux et des oppressions de papa ? Eh bien, j’en suis là, avec ces quintes, une moitié invariablement de la nuit. Mais, comme je te l’ai dit, je suis, soins et remèdes gratis, entre les mains d’un des grands médecins de Paris ; et depuis un mois qu’il me soigne, je guéris rapidement, j’ai encore jusqu’à septembre. Pendant tout ce mois je n’ai mis les pieds dehors que pour ma consultation.

Ah ! si papa, deux mois avant d’aller à Tarbes, s’était mis entre les mains d’un pareil médecin, au lieu de se soigner d’après des livres de hasard, cela lui aurait coûté deux cents francs et il vivrait encore, j’en suis sûr.

Tu me dis que tu attendais notre visite : tu es bien bonne. Mais ne t’ai-je pas dit que je devais rester en traitement jusqu’en fin septembre chez le Dr et puis quitter Paris ? Ne t’ai-je pas dit que je quittais absolument Paris en septembre et que de trois, quatre ans je n’y pouvais passer l’hiver ? Ce déplacement, comme tu penses, est une grosse question, il faut qu’en arrivant à l’endroit dit, une place m’y attende.

Je ne puis sortir, faire les démarches, naturellement. Mais tu n’as pas idée des amitiés, des dévouements que m’amènent les petites choses que je publie. La moindre page a du succès, et je n’ai pas un ennemi, chose rare si tu savais ? Donc, un ami, journaliste, qui a pour moi une admiration exagérée, colporte cela, s’occupe de me trouver quelque chose à Alger. Mais le plus probable est que nous irons en Égypte, au Caire, par Bourget qui pourrait me placer au consulat comme traducteur. Tu ne sais pas tout ce que Bourget a fait pour moi, c’est par lui que le Dr Robin me soigne et si particulièrement et gratis et me fournit de la pharmacie de son hôpital. C’est aussi par lui — mais il est si simple — que j’ai vécu à moitié tout ce mois, le reste me venant d’articles arriérés.

J’ai un livre qui, si je puis le publier assez tôt, nous permettra, en quittant Paris, d’aller vous voir. Leah aimerait bien te voir. Elle te plaira, moi elle m’étonne toujours. C’est un si drôle de personnage ! Inutile de te dire que j’ai tous les caprices — on me soigne toujours avec un bon sourire et de grands yeux.

Je ne t’ai parlé que de moi, et pourtant ta vie, ton ménage doit être seul un monde de préoccupations.

Remercie ton mari de sa bonne confiance. Pouvais-je prévoir les choses ? Ah ! si je pouvais travailler comme tout le monde ! mais l’opium de mes pilules me tient engourdi deux après-midi sur trois. Je voudrais bien savoir ce qu’est devenu Charles. — Ma chère Marie, je t’embrasse et te souhaite une douce délivrance et un garçon.

Jules.