Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LX

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Garnier Frères (p. 153-157).

LETTRE LX

Vendredi au soir, 14 octobre 1774.

Mon ami, je sors d’Orphée : il a amolli, il a calmé mon âme. J’ai répandu des larmes, mais elles étaient sans amertume : ma douleur était douce, mes regrets étaient mêlés de votre souvenir ; ma pensée s’y arrêtait sans remords. Je pleurais ce que j’ai perdu et je vous aimais ; mon cœur suffisait à tout. Oh ! quel art charmant ! quel art divin ! La musique a été inventée par un homme sensible, qui avait à consoler des malheureux : quel baume satisfaisant que ces sons enchanteurs ! Mon ami, dans les maux incurables, il ne faut chercher que des calmants ; et il n’y en a que de trois espèces pour mon cœur, dans la nature entière : vous, d’abord, mon ami, vous le plus efficace de tous, vous qui m’enlevez à ma douleur, qui faites pénétrer dans mon âme une sorte d’ivresse qui m’ôte la faculté de me souvenir et de prévoir. Après ce premier de tous les biens ce que je chéris comme le soutien et la ressource du désespoir, c’est l’opium : il ne m’est pas cher d’une manière sensible, mais il m’est nécessaire. Enfin ce qui m’est agréable, ce qui charme mes maux, c’est la musique : elle répand dans mon sang, dans tout ce qui m’anime une douceur et une sensibilité si délicieuses, que je dirais presque qu’elle me fait jouir de mes regrets et de mon malheur ; et cela est si vrai, que, dans les temps les plus heureux de ma vie, la musique n’avait pas pour moi un tel prix. Mon ami, avant votre départ, je n’avais point été à Orphée ; je n’en avais pas eu besoin : je vous voyais, je vous avais vu, je vous attendais, cela remplissait tout ; mais dans le vide où je suis tombée, dans les différents accès de désespoir qui ont agité et bouleversé mon âme, je me suis aidée de toutes mes ressources. Qu’elles sont faibles ! qu’elles sont impuissantes contre le poison qui consume ma vie ! Mais il faut vous détourner de moi et vous parler de vous, je n’aurai pas changé d’objet. — M. Turgot vous a écrit : il a réparé : car il vous a prié de le servir, et je suis bien sûre que c’est ainsi que vous l’aurez senti. M. de Vaines me disait hier : « Faites donc revenir M. de G… ; il nous éclairera ; il nous sera utile sur des choses que nous ignorons, et dont nous avons besoin ». Hélas ! jugez-moi, jugez de ma disposition : il est question du premier, du seul intérêt de ma vie ; je n’ose avoir un sentiment arrêté, et mes plus doux souhaits sont pleins de repentir. Oui, la vertu dirait : Venez, arrivez et je meurs. Mais, mon ami, une voix plus forte, plus profonde, plus intime me crie : En le voyant, la vie sera un bien ; le malheur deviendra supportable ; et si cette pensée était encore une erreur, si je me faisais illusion, ce serait du moins la dernière. — Je vous écrivis un billet à la hâte, au moment où je venais d’apprendre que je n’avais pas de lettre de vous ; j’en étais aussi irritée qu’affligée, et je ne sais si je vous l’ai exprimé : car j’étais si pressée que je ne pouvais former mes lettres. Le duc de La Rochefoucauld m’attendait pour aller dîner chez lui ; j’y trouvai le comte de ***, et, son premier mot fut : Vous avez fait ma commission, je viens de recevoir une lettre de M. de G…, en réponse à la vôtre. Je fus charmée, c’était savoir de vos nouvelles, mais ma lettre était à la poste : ainsi vous avez vu tout mon ressentiment. Le comte de *** était ce soir à l’Opéra ; il vint me voir dans ma loge, il me parla beaucoup de ses affaires. Une grande fortune est une grande charge : il a des procès ; le voilà occupé sans relâche d’une foule d’objets dont il résulte pour lui plus de profit que de gloire. Eh ! non, le bonheur n’est point dans les grandes richesses ! où donc est-il ? chez quelques érudits bien lourds et bien solitaires ; chez de bons artisans, bien occupés d’un travail lucratif et peu pénible ; chez de bons fermiers qui ont de nombreuses familles bien agissantes, et qui vivent dans une aisance honnête. Tout le reste de la terre fourmille de sots, de stupides ou de fous ; dans cette dernière classe sont tous les malheureux, et je n’y comprends point ceux de Charenton : car le genre de folie qui fait qu’on se croit le Père Éternel, vaut peut-être mieux que la sagesse et le bonheur.

Je vous envoie l’extrait d’une lettre écrite à l’ambassadeur de Suède : vous verrez avec quelle élégance les étrangers parlent français : croyez qu’il n’y a pas une virgule de changée. — Je lis un mauvais livre sur le théâtre, où il y a une quantité de bonnes choses ; je vous le garde. — Tout le monde est à Fontainebleau, et j’en suis bien aise : j’écrivais souvent sur ma porte, comme ce savant : Ceux qui viennent me voir me font honneur ; ceux qui n’y viennent pas me font plaisir.M. Marmontel me proposa mercredi de me lire un nouvel opéra-comique ; il vint, il y avait douze personnes. Les voilà en cercle, et moi dans le dessein d’écouter le Vieux Garçon ; c’est le titre de l’ouvrage. Le commencement de la première scène me parut embrouillé, embarrassé. Savez-vous ce que je fis, sans que ma volonté y eût la moindre part ! c’est que je n’en entendis pas un mot : mais cela est si exact, que j’aurais été pendue, plutôt que de dire le nom d’un personnage, ni le sujet de la pièce, et je m’en tirai en disant la vérité : c’est que le temps m’avait paru bien court. Et en effet, je fus réellement étonnée quand j’entendis parler tout le monde. Eh bien ! depuis qu’il m’est impossible d’accorder de l’attention à rien, j’aime les lectures à la folie, cela me laisse libre ; au lieu que dans la conversation, malgré qu’on en ait, on est trop souvent rappelé par les autres. Ah ! ce sont surtout les gens qui donnent des préférences qui sont assommants. Il y a deux hommes qui ont la bonté de faire assez de cas de moi, pour me dire à l’oreille ce qui serait indifférent tout haut : il me faut vraiment de la vertu pour écouter et répondre. Mon ami, vous avez beau dire, je n’aime la conversation que lorsque c’est vous ou le Chevalier de Chatelux qui la faites. — À propos, il est bien content de moi : j’ai échauffé ses amis, et les choses sont si bien arrangées, qu’il ne nous faut que la mort d’un des quarante pour qu’il soit reçu à l’Académie. Cela est juste sans doute, mais cela n’était pas sans difficulté : l’intérêt, le plaisir, le désir qu’il mettait à ce triomphe, m’ont animée. Mon Dieu ! Fontenelle a raison : il y a des hochets pour tout âge ; il n’y a que le malheur qui soit vieux, et il n’y a que la passion qui soit raisonnable. Mon ami, ce ne sont point là des paradoxes ; pensez-y bien et vous verrez que cela peut se soutenir. Bonsoir, il est temps de vous laisser respirer : je vous ai écrit sans m’arrêter. Les jours d’Opéra sont mes jours de retraite : j’y suis seule, je rentre chez moi, et ma porte est fermée. — M. d’Alembert a été voir Arlequin : il aime mieux cela qu’Orphée, tout le monde a raison ; et je suis loin de critiquer les divers goûts, tout est bon. Mais, adieu donc ; à demain.