Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXI

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Garnier Frères (p. 157-158).

LETTRE LXI

Samedi, trois heures, après le facteur.

J’ai diné chez moi pour avoir de vos nouvelles, une heure plus tôt ; cela répond à votre dernière question, si vous n’avez rien perdu. Mais, mon ami, vous m’affligez vraiment en ne me disant seulement pas un mot sur ce que vous ne m’avez pas écrit le dernier courrier : vous aviez pourtant à me répondre. Mais comme vous sentez bien que vous avez eu tort, vous voulez m’en détourner, en me promettant de mieux faire à l’avenir : vous serez bien aimable, mon ami, je vous en remercie d’avance. Je n’ose pas désirer votre retour ; mais je compte les jours de votre absence. Mon Dieu ! qu’ils sont lents ! qu’ils sont longs ! qu’ils pèsent sur mon âme ! qu’il est difficile, qu’il est même impossible de se distraire un moment du besoin de l’âme ! Les livres, la société, l’amitié, et enfin toutes les ressources imaginables ne servent qu’à faire mieux sentir le prix et le pouvoir de ce qui vous manque. Je ne réponds pas, mais je suis pénétrée jusqu’au fond du cœur de ce que vous me dites sur M. de Mora. M. d’Alembert a écrit à M. de Fuentes ; il a écrit de son seul mouvement, et en me lisant cette lettre il pleurait et me faisait fondre en larmes. Mon Dieu ! cette pensée me déchire ! — Mon ami, je veux m’occuper de vous, et vous justifier le mouvement qui m’a fait brûler vos lettres : je comptais ne pas survivre vingt-quatre heures à ce sacrifice ; et dans ce moment, mon sang, mon cœur étaient glacés par le désespoir : je n’ai senti la perte que j’avais faite que plus de six jours après. Ah ! vingt fois, cent fois j’ai regretté d’avoir brûlé ce que vous aviez écrit : rien ne peut réparer cette perte, et j’en suis désolée. — Oui, M. Turgot travaille aux corvées. Bonjour, mon ami ; n’êtes-vous pas las de lire ce griffonnage ?