Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXIII

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Garnier Frères (p. 162-166).

LETTRE LXIII

Vendredi au soir, 21 octobre 1774.

Mon ami, que le temps s’écoule lentement ! depuis lundi j’en suis assommée ; et il n’y a rien que je n’aie tenté pour tromper mon impatience. J’ai toujours été en mouvement : j’ai été partout, j’ai tout vu, et je n’ai eu qu’une pensée ; pour une âme malade la nature n’a qu’une couleur : tous les objets sont couverts de crêpe. Dites-moi : comment fait-on pour se distraire, comment fait-on pour se consoler ? Ah ! c’est de vous seul que je puis apprendre à supporter la vie. Vous seul pouvez y répandre encore ce charme mêlé de douleur qui fait chérir et détester tour à tour l’existence. — Mon ami, j’aurai une lettre de vous demain ; il n’y a que cet espoir qui me donne la force de vous écrire ce soir. Vous me direz si vous êtes rassuré sur la santé de ce qui vous est cher ; vous me parlerez peut-être de votre retour : en un mot, vous me parlerez ; et si vous saviez combien je me sens dénuée, abandonnée, lorsque je ne sais rien de vous ! Ah ! que cette petite lettre était courte, qu’elle était triste, qu’elle était froide ! Il me semble qu’en me disant que vous aviez été inquiet et même alarmé, vous ne me disiez pas tout ! Qu’aviez-vous donc ? me cacheriez-vous votre cœur ? voudriez-vous encore déchirer le mien ? Ne m’avez-vous pas dit que vous me diriez tout : que vous auriez une confiance sans réserve, que j’étais votre amie ; que votre âme s’épancherait dans la mienne ; que vous me feriez vivre de tous vos mouvements ; que ce qui pourrait blesser mon cœur ne me serait pas inconnu ? Ah ! mon ami, connaissez-moi bien : voyez ce que je suis pour vous ; et d’après cette connaissance, je vous réponds qu’il vous sera impossible de concevoir le projet de me tromper, ni même de me cacher rien.


Samedi matin.

Je vous quittai hier par ménagement pour vous : j’étais si triste ! je venais d’Orphée. Cette musique me rend folle : elle m’entraîne ; je ne puis plus manquer un jour : mon âme est avide de cette espèce de douleur. Ah ! mon Dieu ! que je suis peu au ton de tout ce qui m’entoure ! et cependant jamais on n’a dû chérir autant l’amitié : mes amis sont d’excellentes gens ; leurs soins, leur intérêt ne se lassent point, et je suis à comprendre ce qu’ils peuvent trouver en moi qui les attache. C’est mon malheur, c’est mon trouble, c’est ce que je dis, c’est ce que je ne dis point qui les anime, et les échauffe. Oui, je le vois : les âmes honnêtes et sensibles aiment les malheureux ; ils ont une sorte d’attrait qui occupe et exerce l’âme : on aime à se trouver sensible ; et les maux des autres ont cette juste mesure qui fait compatir sans souffrir. Eh bien ! je leur promets cette jouissance tout le temps qui me reste à vivre. — Mon ami, je voulais vous dire la dernière fois que vous devriez loger dans le même hôtel garni que le chevalier d’Aguesseau : cela vous épargnerait la peine de vous aller chercher réciproquement : cela vous serait commode, et je serais assurée que vous ne quitteriez pas mon quartier. Oui, c’est toujours l’intérêt personnel qui couvre tout, qui anime tout ; et les sots ou les esprits faux qui ont attaqué Helvétius n’avaient sans doute jamais aimé, ni réfléchi. Ah ! bon Dieu ! que de gens qui vivent et meurent sans avoir senti l’un, ni connu l’autre ! C’est tant mieux pour eux, et tant pis pour nous ; oui, tant pis : car je ne puis pas vous exprimer le dégoût, le redoublement de dégoût que je me sens, je ne dis pas seulement pour les sots, mais pour ces gens qui sont si bien à ma mesure, que je prévois tout ce qu’ils vont dire lorsqu’ils ouvrent la bouche ! Ah, je suis bien malade ! je ne puis plus souffrir les gens qui me ressemblent : tout ce qui n’est qu’à côté de moi, me paraît trop petit ; il faut me faire lever les yeux pour regarder, sans quoi je me fatigue et m’ennuie. Mon ami, la société ne me présente plus que deux intérêts : il faut que j’aime, ou qu’on m’éclaire. De l’esprit n’est point assez ; il faut beaucoup d’esprit : c’est vous dire que je n’écoute plus que cinq ou six personnes, et que je ne lis plus que six ou sept livres. Cependant il y a plus de gens que cela qui ont des droits sur moi : mais c’est par le sentiment et la confiance ; et cela ne change rien à la disposition où je suis pour le général. Voici le résultat : ce qui est moins que moi m’éteint et m’assomme ; ce qui est à côté de moi m’ennuie et me fatigue. Il n’y a que ce qui est au-dessus de moi, qui me soutienne et m’arrache à moi-même, et je dirai toujours comme cet ancien : Mes amis, sauvez-moi de moi-même. Tout cela prouve que la vanité est bien éteinte en moi, mais qu’elle est remplacée par un dégoût universel et mortel. La comtesse de Boufflers n’en est pas là ; aussi est-elle bien aimable. Je l’ai vue beaucoup cette semaine, elle vint dîner chez madame Geoffrin mercredi ; elle fut charmante ; elle ne dit pas un mot qui ne fût un paradoxe. Elle fut attaquée, et elle se défendit avec tant d’esprit, que ses erreurs valaient presque autant que la vérité. Par exemple, elle trouve que c’est un grand malheur que d’être ambassadeur, il n’importe de quel pays, ni chez quelle nation ; cela ne lui paraît qu’un exil affreux, etc., etc. Et puis elle nous dit que dans le temps où elle aimait le mieux l’Angleterre, elle n’aurait consenti à s’y fixer, qu’à la condition qu’elle y aurait amené avec elle vingt-quatre ou vingt-cinq de ses amis intimes, et soixante à quatre-vingts autres personnes qui lui étaient absolument nécessaires ; et c’était avec beaucoup de sérieux, et surtout beaucoup de sensibilité qu’elle nous apprenait le besoin de son âme. Ce que j’aurais voulu que vous vissiez, c’est l’étonnement qu’elle causait à milord Shelburne. Il est simple, naturel ; il a de l’âme, de la force : il n’a de goût et d’attrait que pour ce qui lui ressemble, au moins par le naturel. — Il a été voir M. de Malesherbes ; il est revenu enchanté. Il me disait : « J’ai vu pour la première fois de ma vie ce que je ne croyais pas qui pût exister. C’est un homme dont l’âme est absolument exempte de crainte et d’espérance, et qui cependant est pleine de vie et de chaleur. Rien dans la nature ne peut troubler sa paix ; rien ne lui est nécessaire, et il s’intéresse vivement à tout ce qui est bon » ; en un mot, a-t-il ajouté : « J’ai beaucoup voyagé, et je n’ai jamais rapporté un sentiment aussi profond. Si je fais quelque chose de bien dans tout le temps qui me reste à vivre, je suis sûr que le souvenir de M. de Malesherbes animera mon âme ». Mon ami, voilà un bel éloge ; et celui qui le fait est à coup sûr un homme intéressant. Je le trouve bien heureux d’être né anglais ; je l’ai beaucoup vu, je l’ai écouté celui-là : il a de l’esprit, de la chaleur, de l’élévation. Il me rappelait un peu les deux hommes du monde que j’ai aimés, et pour qui je voudrais vivre ou mourir. Il s’en va dans huit jours, et j’en suis bien aise : il est cause que par des arrangements de société, j’ai dîné tous les jours avec quinze personnes, et cela me fatigue encore plus qu’il ne m’intéresse. Il me faut du repos ; ma machine est détruite. Bonjour, mon ami. J’attends la poste ; voilà ce qui m’est nécessaire.