Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXII

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Garnier Frères (p. 158-162).

LETTRE LXII

Dimanche soir, 16 octobre 1774.

Mon ami, je n’ai point répondu hier à votre charmante lettre, et je ne répondrai jamais à mon gré à ce que vous me dites sur M. de Fuentes. Eh ! mon Dieu ! où trouver des expressions qui rendent un sentiment tout nouveau pour mon âme ? Ah ! vous m’avez pénétrée de la plus tendre, de la plus vive reconnaissance ; oui, il me semble que jamais je n’en ai dû autant à personne : en effet, votre mouvement, votre sentiment sont nobles et élevés comme la vertu ; pourquoi donc ne mettrais-je pas mon bonheur à les adorer ? Je ne sais de quelle nature est mon sentiment : mais c’est vous qui en êtes l’objet ; et il y a des instants où je suis toute prête à m’écrier : Énée est dans mon cœur, les remords n’y sont plus. Hélas ! je n’ose prononcer ces mots : je le sens, on ne saurait tromper sa conscience ; quel trouble s’élève en moi ! que je suis malheureuse ! Mon ami, croyez-vous qu’il soit possible que la paix puisse rentrer dans mon âme en vous aimant ; ou bien, croyez-vous possible que je puisse vivre sans vous aimer ? C’est à vous que je demande compte de moi : je ne me connais plus ; avec un mot, vous changez la disposition de mon âme. Je ne sais si cela vient de ce que je suis affaiblie par la douleur, ou bien si c’est que mon sentiment s’est fortifié par le soin que j’ai mis à le combattre et à le détruire. Si cela est, convenez que je dois avoir une grande opinion de moi. Ah ! mon Dieu ! que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est étrangère ! Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon ; mais comment pourrais-je vous cacher mes plus secrètes pensées ? elles sont remplies de vous ; et comment pourrais-je vivre si j’avais à me reprocher d’usurper votre estime ou votre opinion ? Non, mon ami ; voyez-moi telle que je suis, et accordez-moi, non pas ce que je mérite, mais ce qu’il faut pour m’empêcher de mourir de douleur, ou pour m’en donner le courage : car je ne sais encore ce que je préférerais de vous devoir, la mort ou la vie. L’une et l’autre tient à vous ; et de quelque manière que vous en décidiez, je vous rendrai grâce. — Mon ami, avez-vous bien senti la force de ces mots : Et mon plus grand malheur serait de vous refroidir. Vous vouliez diminuer mon tourment, etc. Ah ! ciel ! quel moyen vous employez ! Mais je ne reviens point sur le passé : j’espère que vous ne me tromperez plus ; si je ne suis pas ce que vous aimez le mieux, je verrai du moins dans votre âme la place que vous m’y laissez, et je m’engage à ne jamais prétendre qu’à celle que vous me donnerez. — J’ai encore été ce soir à Orphée ; mais j’y étais avec madame la duchesse de Chatillon : il est vrai que j’aurais bien mauvaise opinion de moi, si je ne l’aimais pas : elle exige si peu, et elle donne tant !


Lundi matin.

Comment mettez-vous en question si vous auriez dû me laisser ignorer que vous aviez la fièvre ? Oh, mon ami ! ce n’est pas moi qu’il faut ménager : je vous aime trop pour ne pas préférer à tout de souffrir avec vous et par vous. Toutes ces gens qui se ménagent ne s’aiment guère ; il y a bien loin entre les sentiments qu’on se commande et ceux qui nous commandent : les premiers sont parfaits et je les abhorre. Si un jour vous deveniez parfait comme madame de B…, comme le froid Grandisson, mon ami, je vous admirerais ; mais je serais radicalement guérie. — Je suis interrompue par madame de Ch.... — Elle me demande d’écrire à la suite de ceci ; je lui offre du papier et de l’encre. Mais ma lettre… — Cela n’est pas possible ! Pardonnez-le moi, mon ami.


Lundi, après le facteur.

Vous avez été alarmé, vous êtes encore triste. Mon Dieu ! que je souffre de tout ce qui vous a fait souffrir, et que je suis désolée d’avoir ajouté de l’inquiétude à votre disposition ! Oui, je suis coupable, je suis faible, je me condamne, je me hais ; mais ce n’est pas réparer le mal que je vous ai fait. Vous avez vu, le courrier d’après, que cette fièvre n’était que la suite de l’état violent où était mon âme : ma machine n’est plus assez forte pour en supporter les secousses. Mon ami, ne me plaignez jamais ; dites-vous : elle est folle, et cette pensée vous calmera, et si vous ne souffrez pas, je serai heureuse. Mais j’espère que vous me direz avec soin et avec détail des nouvelles de vos malades. Il est affreux de connaître la crainte pour ce qu’on aime ; cette espèce de tourment est au-dessus de ma raison et de mes forces. Mon Dieu ! oui, il faut rester avec vos parents : votre départ sera un grand mal pour eux, et il faut leur épargner tout le temps qu’ils auront à s’occuper de leur santé. Dans cet état, tout ce qui excite la sensibilité, devient douleur. Mais je n’ai rien à vous dire, vous voyez mieux que moi, et vous sentez mieux que moi, et vous sentez avec plus de délicatesse. Mon ami, je suis presque mécontente de ce que vous ne trouvez pas de la douceur à me faire partager votre disposition, surtout lorsqu’elle vous est pénible ; c’est que je voudrais que vous dissiez, dans un sens contraire, ce que disait Montaigne : Il me semble que je lui dérobe sa part. Oui, mon ami, il ne devrait plus vous être libre de souffrir seul. Hélas ! je suis si fort au ton de tout ce qui souffre, c’est si fort me parler ma langue, qu’il me semble qu’il n’est pas même nécessaire de compter sur mon affection pour trouver de la douceur à se plaindre à moi. Adieu, mon ami. Je comptais vous dire mille riens, mais votre tristesse m’en ôte la force ; j’ai beau me dire : sa disposition ne sera plus la même ; mais celle où il était m’a gagnée, elle ne changera que lorsqu’il voudra. Ah ! quel ascendant ! quelle force ! quelle puissance ! cela agirait à mille lieues. Je vous le disais, ce sentiment que je n’ose nommer, est la seule chose que les hommes n’ont pu gâter. Mon ami, s’il était perdu sur la terre, dites-vous bien tant que je vivrai, que vous savez où il vit, où il règne avec plus d’énergie qu’il n’appartient à une Française d’en avoir.