Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXIX

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Garnier Frères (p. 181-184).

LETTRE LXIX

Lundi, onze heures du soir, 7 novembre 1774.

Mon ami, il me semble que vous avez des droits sur tous les mouvements et sur tous les sentiments de mon âme. Je vous dois compte de toutes mes pensées ; je ne crois m’en assurer la propriété qu’en vous les communiquant : écoutez-moi donc, et jugez mon jugement, ou plutôt mon instinct ; car je n’ai que cela pour les choses d’esprit, de goût et d’art. Oui, mon ami, l’Académie de Marseille n’a fait que justice en couronnant M. de Chamfort. Ah ! mon Dieu ! à quelle distance me paraît l’éloge qui m’avait fait beaucoup de plaisir, et qui m’en fera encore ! Que celui-ci est riche, qu’il est plein d’esprit, et de tous les genres d’esprit ! de la finesse, de la force, de l’élévation, de la philosophie ! que le style en est vif, animé et rapide ! qu’il est rempli d’expressions heureuses ! que le ton, que le tour en est original ! En un mot, j’en suis vraiment charmée, et je le suis au point que, si je ne craignais de gâter votre plaisir, je vous en citerais dix traits plus piquants les uns que les autres. Mon ami, je vous recommande la page 44. Dites-moi, me trompé-je ? n’est-elle pas remplie de la sensibilité la plus exquise ? n’a-t-il pas ennobli les bienfaits et la reconnaissance ? N’exprime-t-il pas tous les sentiments qu’une âme sensible, élevée et passionnée aimerait à éprouver et à inspirer ? Enfin, mon ami, j’en suis si contente, que je voudrais que vous l’eussiez fait, et cependant je suis certaine que vous feriez mieux encore : vous iriez plus haut et vous n’auriez pas ses défauts. Mais prononcez vite : ai-je trop d’enthousiasme ? du moins il ne m’a pas été communiqué : je n’ai vu ni entendu personne. J’ai reçu cet éloge à neuf heures ; je mourais d’impatience d’être seule : je l’ai lu, et je vous rends ma première impression, au risque que vous ne me trouviez pas le sens commun. — Mais, mon ami, que rien ne vous dégoûte de me lire ce que vous faites : que je sois la servante de Molière, je ne discuterai rien ; mais je sentirai tout. — Oh ! qu’il y a de goût et d’esprit à avoir resserré votre sujet ! Dans la plus excellente tragédie, il y a des longueurs et de la langueur. Vous aurez évité ces deux défauts ; tout sera plein de chaleur et d’intérêt : on sera toujours soutenu par le sujet et l’action de la pièce. L’esprit de l’auteur ne paraîtra jamais, et l’âme et le génie de M. de G… rempliront et animeront tout. — Mon ami, pourquoi ce serment de ne pas me lire tout de suite et sur-le-champ ce que je voudrais déjà sentir et connaître ? Est-ce que les Gracques ne sont pas de vous ? est-ce que ce qui vous anime, n’est pas ce que je voudrais entendre et penser toute ma vie ? — Mon Dieu que vous m’aviez mal entendue tout d’abord, et que vous me répondez bien ensuite sur milord Shelburne ! Oui, c’est justement cela qui fait que je l’estime et que je l’aime, d’être chef du parti de l’opposition. Comment n’être pas désolé d’être né dans un gouvernement comme celui-ci ? Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des Communes que d’être même le roi de Prusse : il n’y a que la gloire de Voltaire qui pourrait me consoler de ne pas être né anglais. Encore un mot de milord Shelburne, et je ne vous en parlerai jamais : car le secret d’ennuyer est celui de tout dire. Savez-vous comment il repose sa tête et son âme, de l’agitation du gouvernement ? C’est en faisant des actes de bienfaisance dignes d’un souverain ; c’est en créant des établissements publics pour l’éducation de tous les habitants de ses terres ; c’est en entrant dans tous les détails de leur instruction et de leur bien-être. Voilà, mon ami, le repos d’un homme qui n’a que trente-quatre ans, et dont l’âme est aussi sensible qu’elle est grande et forte. Voilà l’Anglais qui aurait été digne d’être l’ami du prodige et du miracle de la nation espagnole[1]. Voilà l’homme que je voudrais que vous eussiez vu, mais vous l’auriez regretté, car, assurément, il n’est pas fait pour vivre dans ce pays-ci. Il partira le 13 : il a voulu voir la rentrée du Parlement ; en attendant, il se livre à la dissipation de Paris. De sa vie il n’avait connu cette espèce de délassement ; il y trouve de l’agrément et de la douceur : « C’est du plaisir, me disait-il, parce que cela ne durera guère ; car toujours cette vie-là deviendrait l’ennui le plus accablant ». Qu’il y a loin de là à un Français, à un homme aimable de la cour ! Ah ! le président de Montesquieu a raison : le gouvernement fait les hommes. Un homme doué d’énergie, d’élévation et de génie, est, dans ce pays-ci, comme un lion enchaîné dans une ménagerie ; et le sentiment qu’il a de sa force, le met à la torture : c’est un Patagon condamné à marcher sur ses genoux. Mon ami, il n’y a qu’une carrière ouverte pour la gloire, mais elle est belle ; c’est celle des Molière, des Racine, des Voltaire, des d’Alembert, etc., etc., etc. — Oui, mon ami, il faut vous borner à cela, parce que la nature l’a voulu ainsi. Bonsoir ; je ne sais pas si cette lettre partira : mais j’ai causé avec vous, et je me suis satisfaite.


Mardi matin.

Je vois que la poste pour Bordeaux part ce matin ; ainsi j’envoie ma lettre : si vous deviez, comme vous l’avez dit d’abord, arriver le 13, cela serait inutile. Dites-moi, de quelque part que vous m’écriviez, si vous avez été du 21 octobre au 1er novembre sans m’écrire. J’ai passé le courrier de lundi et de samedi de la semaine dernière, sans avoir de vos nouvelles : je ne puis exprimer dans quel abattement cela me jette : mon âme est morte, et mon corps est dans un état de souffrance qui vous ferait pitié. Ah ! mon ami, si vous en croyez M. Turgot, vous serez ici le 15.


  1. M. de Mora.