Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXVIII

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Garnier Frères (p. 178-181).

LETTRE LXVIII

Ce dimanche, 30 octobre 1774.

J’ai été avertie trop tard : il y a un paquet encore par le courrier d’aujourd’hui. Quand je reçus votre lettre, j’avais déjà envoyé chez M. Turgot pour faire contre-signer. Je comptais vous écrire un mot après l’arrivée du facteur, par la voie ordinaire ; mais il n’importe : j’espère que mon volume ne sera pas perdu ; il vous sera envoyé, et avec d’autant plus de soin, qu’on verra le nom de M. Turgot. — Vraiment, je le crois, il est aisé de vous critiquer sans vous blesser, mais il n’est pas si aisé de vous louer comme je le sens, et comme vous mériteriez de l’être, sans courir le risque d’être trouvée bien exagérée, bien fade et bien monotone. Eh bien ! je m’y abandonne, et je vous dirai tout grossièrement que votre lettre à M. Turgot est excellente, parfaite : c’est le ton, c’est la mesure ; enfin c’est vous, et je ne sais rien de mieux, ni de plus dans la nature. Je vous disais, mon ami, que désormais je ne pourrais plus regarder que ce qui me faisait élever les yeux. Pour vous, vous êtes si haut que je ne pourrais y atteindre à la longue que par un trop grand effort. Mais, mon ami, que faites-vous donc, à quoi vous laissez-vous aller ? Savez-vous bien que vous me louez comme si vous aviez à me plaire ? Ô bon Dieu ! oubliez-vous qu’en ce genre votre fortune est faite ? et elle est de celles dont on ne connaît plus les bornes : ce sont les Beaujon, les Clives, etc. Ah ! que je voudrais que vous eussiez, en effet, une fortune, non pas comme celle des malheureux que je viens de nommer ! ils meurent d’ennui sur leurs richesses ; mais je vous voudrais de l’aisance : je voudrais que vous ne fussiez pas forcé de casser bras et jambes à vos talents, de tordre le col à votre génie ; enfin je voudrais que vous ne fussiez pas condamné à vous remettre dans la foule. Oui, en honneur, ce n’est que pour vous, ce n’est que pour l’intérêt de votre gloire que le mariage me fait peur, et à cet égard, je puis vous dire avec vérité : Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. Tout cela dit, mon ami, que, s’il y avait un excellent parti, si vous aviez quelque vue, si moi, si mes amis, nous pouvions vous servir ; oh ! comptez sur le zèle, sur l’activité et sur la passion que nous mettrions pour réussir : oui, je connaîtrais encore une fois le bonheur et le plaisir, si je pouvais vous voir heureux.

Les jolis vers que ceux que j’ai lus dans votre lettre ! Ce besoin de vivre fort est, je crois, le besoin des damnés. Cela me rappelle un mot de passion qui me fit bien plaisir : Si jamais, me disait-on, je pouvais redevenir calme, c’est alors que je me croirais sur la roue. Cette langue n’est à l’usage que des gens qui sont doués de ce sixième sens, l’âme. Oui, mon ami, je suis assez fortunée ou assez malheureuse pour avoir le même dictionnaire que vous. J’entends, ou plutôt je sens vos distinctions, vos définitions, tandis que les trois quarts du temps je ne comprends pas le chevalier. Il est si content de ce qu’il a fait, il sait si bien tout ce qu’il fera, il aime tant la raison ; en un mot, il est si bien arrangé sur tout, qu’une fois j’ai pensé me méprendre en lui parlant et en lui écrivant, et j’allais prononcer ou écrire le chevalier Grandisson : mais c’était sans envier le sort de Clémentine, ni de miss G… — Vous savez que le comte de Broglie commande à Metz, à la place de M. de Conflans. Mon ami, un homme d’esprit le voilà, mais je voudrais bien qu’il vous fût utile, à vous qui n’avez pas son esprit. — À propos d’esprit, je veux vous dire un mot de la czarine à Diderot. Ils disputaient souvent ; un jour que la dispute s’anima plus fort, la czarine s’arrêta en disant : « Nous voilà trop échauffés pour avoir raison ; vous avez la tête vide, moi je l’ai chaude, nous ne saurions plus ce que nous dirions. — Avec cette différence, dit Diderot, que vous pourriez dire tout ce qu’il vous plairait, sans inconvénient, et que moi je pourrais manquer. — Eh, fi donc ! reprit la czarine, est-ce qu’il y a quelque différence entre les hommes ? » Mon ami, voyez, lisez bien, et ne soyez pas aussi bête que M. d’Alembert, qui n’a vu à cela que la différence de sexe, tandis que cela n’est charmant qu’autant que c’est une souveraine qui parle à un philosophe. — Une autre fois elle lui disait : « Je vous vois quelquefois âgé de cent ans, et souvent aussi je vous vois un enfant de douze ». Mon ami, cela est doux, cela est joli, et cela peint Diderot. Si vous aimiez un peu plus les enfants, je vous dirais que je crois avoir observé que ce qui plaît à un certain point, a toujours quelque analogie avec eux : ils ont tant de grâces, tant de moelleux, tant de naturel ! Enfin, Arlequin est un composé du chat et de l’enfant, et jamais y eut-il plus de grâce ? — Savez-vous ce qui me fâche de ce paquet qui courut après vous ? c’est que vous recevrez trop tard le pardon que je vous demandais pour vous avoir accusé injustement ; c’était la poste qui était coupable, et malgré moi j’ai été complice. Mais est-ce vous ou la poste qui avez tort cette fois-ci ? Vous me dites : Je réponds à vos lettres du 9 et du 14. Pourquoi sautez-vous à pieds joints sur le 11, qui était un mardi ? J’ai écrit tous les courriers depuis cette époque où j’étais folle, et de la folie la plus funeste. — Mon ami, vous manquez un grand jour, celui de la rentrée du parlement. Oh ! les curieux se promettent de grands plaisirs ; les gens sages comme moi ne s’occupent pas de ce premier moment : ce sont les suites, ce sont les conséquences de cet événement qui sont d’un grand intérêt. Il s’agit de savoir si ce sont des juges ou des tyrans qu’on va remettre sur les fleurs de lis ! — Ah ! pourquoi ne parlé-je pas d’Orphée au chevalier ? Mon ami, par la raison qu’il serait barbare de parler de couleurs aux quinze-vingts. Adieu.