Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXV

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Garnier Frères (p. 168-170).

LETTRE LXV

Dimanche au soir, 23 octobre 1774.

Mon ami, pour me calmer, pour me délivrer d’une pensée qui me fait mal, il faut que je vous parle : j’attends l’heure de la poste de demain avec une impatience que vous seul peut-être pouvez concevoir. Oui, vous m’entendez, si vous ne pouvez me répondre, et c’est quelque chose : il serait sans doute plus doux, plus consolant, d’être en dialogue ; mais le monologue est supportable, lorsqu’on peut se dire : je parle seule, et cependant je suis entendue. — Mon ami, je suis dans une disposition physique détestable ; je l’attribue à cette ciguë : elle a conservé, je crois, quelque propriété du poison ; je me sens dans une défaillance, dans une angoisse qui m’a fait croire aujourd’hui vingt fois que j’allais perdre connaissance, et dans ce moment même, je suis dans un malaise inexprimable : je sens ce que disait Fontenelle peu de temps avant sa mort, une grande difficulté d’être. Mais ce qui anime mon âme, me donne la force de vous parler : car, en vérité, je n’ai pas eu un mouvement ni une parole de la journée. — Je ne sais si je vous ai dit que j’avais vu la femme du comte de ..... : sa figure est commune ; mais elle a le ton obligeant, et elle a grande envie de plaire, cependant telle qu’elle est, je ne la trouverais pas assez bien pour être la femme de l’homme que j’aime le plus. Mon ami, j’en suis plus sûre que jamais, tout homme qui a du talent, du génie, et qui est appelé à la gloire, ne doit pas se marier. Le mariage est un véritable éteignoir de tout ce qui est grand et qui peut avoir de l’éclat. Si on est assez honnête et assez sensible pour être un bon mari, on n’est plus que cela, et sans doute ce serait bien assez si le bonheur est là. Mais il y a tel homme que la nature a destiné à être grand, et non à être heureux. Diderot a dit que la nature, en formant un homme de génie, lui secoue le flambeau sur la tête, en lui disant : sois grand homme, et sois malheureux : voilà, je crois, ce qu’elle a prononcé le jour que vous êtes né. Bonsoir. Je n’en puis plus ; à demain.


Lundi, après le facteur.

Point de lettre ! cela me ferait trembler avec un autre que vous ; mais je me rassure un peu, en me disant qu’il n’est pas en vous d’avoir de la suite et de l’exactitude. J’espère donc que vous n’êtes pas plus malheureux ; je sais seulement que vous n’avez pas eu besoin de me rassurer. Cela est bien naturel ; mais cela est affligeant. Mon ami, je ne vous fait point de reproche : je vous plains seulement, quelle que soit votre situation, que le retour de votre âme ne soit pas pour moi. Adieu. Je suis abattue, et dans un état de faiblesse qui est extraordinaire : il me faut un effort pour tenir ma plume. Je n’attendrai plus de vos nouvelles ; mais j’en désirerai tant que je respirerai.