Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXVI

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Garnier Frères (p. 170-173).

LETTRE LXVI

Mardi au soir, 25 octobre 1774.

Ah ! j’ai été injuste ; ce serait un tort avec tout le monde ; mais je me le reproche comme un crime avec vous. Pardonnez-moi, mon ami : je devais vous rendre grâce, et je vous ai accusé. Cette pensée me fait mal, comme si j’étais coupable ; cependant c’est la poste qui l’a été, et je le soupçonnais si peu, que, lorsqu’on m’a donné mes lettres aujourd’hui, je ne regardais seulement pas le dessus, tant il m’était égal par où je commencerais ou par où je finirais. Mon ami, à la seconde lettre que j’ai ouverte, j’ai fait un cri : c’était votre écriture ; j’en ai eu un battement de cœur. Si c’est un mal bien douloureux que d’attendre sans voir venir, c’est un plaisir bien vif et bien sensible que d’être ainsi surprise. Mon ami, je vous aime à la folie ; tout me l’apprend, tout me le prouve, et souvent bien plus que je ne voudrais. Je vous donne plus que vous ne voulez : vous n’avez pas besoin d’être autant aimé, et moi j’avais besoin de me reposer, c’est-à-dire de mourir. Mais je suis trop personnelle : je vous occupe de moi, tandis que je ne devrais vous parler que du plaisir que j’ai senti en lisant ces mots : Cela va mieux, cela va bien, je suis tranquille. Ah ! mon ami, j’ai respiré : il semble que cela m’ait redonné de la vie et de la force ; j’étais anéantie depuis trois jours : on dit que cela tenait aux nerfs, et moi qui en sais un peu plus que mon médecin, je crois que cela tenait à vous. Je suis comme Lucas, j’explique tout par mon métier de jardinier. Ah ! mon Dieu ! comment puis-je suffire à ce que je sens, à ce que je souffre ? et cependant mon âme n’a que deux sentiments : l’un me consume de douleur, et quand je me livre à celui qui devrait me calmer, je suis poursuivie par le remords, et par un regret plus déchirant encore que les tortures du remords. Encore moi ! que je m’en veux d’y revenir sans cesse ! mais m’en éloignerai-je, en vous disant que j’adore votre sensibilité et votre vérité ? Ah ! ne me cachez jamais rien : vous gagnez trop à me faire voir tous les mouvements qui vous animent. Mon ami, dans une situation toute pareille à celle où vous venez d’être, mais qui eut des suites plus funestes, M. de Mora me mandait, et presque dans les mêmes expressions, ce que l’agonie de sa mère lui faisait éprouver. La douleur qui le déchirait le plus avait son père pour objet ; et cela était si vrai, qu’il m’attendrissait beaucoup plus sur l’état de M. de Fuentes, que sur la mort de sa femme, qui fut lente et douloureuse. Mon Dieu ! je vous l’ai déjà dit : n’ayez jamais la pensée de me ménager, de m’épargner ; croyez que mon sentiment me mène plus loin que vous ne pourrez jamais me faire aller. Mon ami, c’est bien fait de voir la convalescence de madame votre mère si prochaine ; mais, quoi que vous en disiez, vous resterez plus longtemps que vous ne pensez. — Vous ferez sûrement une étourderie ; ce sera d’oublier de me dire de ne plus vous écrire, ou de vous écrire sur votre route. Et puis, quand les lettres n’arriveront pas, vous m’accuserez, ou peut-être aurez-vous assez de bonté pour être inquiet ; et cependant un peu de prévoyance aurait évité tout cela.

Le chevalier de Chatelux est actuellement à Chanteloup. Il suffit à tout, et il attache une grande opinion à cette manière de se multiplier à l’infini. Il est si riche et si généreux, qu’il dédaigne de recueillir : il lui suffit de semer ; il ne reçoit rien, il va donnant partout et à tout le monde. Il me disait encore l’autre jour que son plaisir était de faire effet. M. de Chamfort est arrivé ; je l’ai vu, et nous lirons ces jours-ci son éloge de La Fontaine. Il revient des eaux en bonne santé, beaucoup plus riche de gloire et de richesse, et en fonds de quatre amies qui l’aiment, chacune d’elles, comme quatre : ce sont mesdames de Grammont, de Rancé, d’Amblimont, et la comtesse de Choiseul. Cet assortiment est presque aussi bigarré que l’habit d’Arlequin ; mais cela n’en est que plus piquant, plus agréable et plus charmant. Aussi je vous réponds que M. de Chamfort est un jeune homme bien content, et il fait bien de son mieux pour être modeste. — M. Grimm est de retour ; je l’ai accablé de questions. Il peint la czarine, non pas comme une souveraine, mais comme une femme aimable, pleine d’esprit, de saillies, et de tout ce qui peut séduire et charmer. Dans tout ce qu’il me disait je reconnaissais plutôt cet art charmant d’une courtisane grecque, que la dignité et l’éclat de l’impératrice d’un grand empire. Mais il nous revient une autre manière d’un plus grand peintre : c’est Diderot ; il m’a fait dire que je le verrais demain : j’en serai bien aise. Mais dans la disposition où je suis, c’est l’homme du monde que je voudrais le moins voir habituellement : il force l’attention, et c’est assurément ce que je ne puis, ni ne veux accorder de suite à personne au monde. Quand je dis personne, vous entendez bien que cela veut dire que je ne veux pas être distraite de celle qui remplit toute ma pensée. Ah ! que cette explication est lourde ! Mais c’est que vous êtes bête : il faut vous annoncer ce qu’on veut vous faire entendre. Mon ami, courage : car je crois, que pour cette fois-ci, vous aurez la rame de papier sans en rabattre une page. Vous remettrez cette lecture au temps où vous serez en voiture ; j’aurai rempli votre chemin, et vous m’y trouverez au bout. — Quoi ? vous croyez réellement que vous serez bien aise de me voir ? Que ce que vous me dites est aimable ! qu’il serait doux, en effet, d’être aimée de vous ! mais mon âme ne pourrait plus atteindre à ce degré de bonheur ; ce serait trop. Quelques instants, quelques éclairs de plaisir, c’est assez pour les malheureux : ils respirent et reprennent courage pour souffrir.