Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXXII

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Garnier Frères (p. 188-190).

LETTRE LXXII

Onze heures du soir, 1774.

Ah ! mon Dieu ! que vous avez bien fait de ne pas venir au spectacle ! je n’ai point d’expressions pour rendre l’ennui que j’y ai éprouvé ; j’en avais un malaise physique, qui était presque de la douleur ; enfin il a été au-dessus de mes forces de passer la soirée avec madame de Chatillon, à qui je l’avais cependant promis.

Je sens qu’il y a un degré de malheur qui ôte la force de supporter l’ennui : il m’est affreux de me rendre passive pour entendre des trivialités, souvent révoltantes, et presque toujours aussi bêtes que basses. Oh, la détestable pièce ! que l’auteur est bourgeois, et qu’il a un esprit commun, et borné ! que le public est bête ! que la bonne compagnie est de mauvais goût ! que je plains les malheureux auteurs qui auraient le projet d’acquérir de la réputation par le théâtre ! Si vous saviez comment ce public a applaudi ! Molière ne pourrait pas prétendre à un plus grand succès. Il n’y a de noble que les noms et les habits : l’auteur fait parler les gens de la cour et Henri IV, du ton des bourgeois de la rue Saint-Denis. Il est vrai qu’il donne le même ton aux paysans. En un mot, cet ouvrage est pour moi le chef-d’œuvre du mauvais goût et de la platitude ; et les gens du monde qui en parlent avec éloge, me semblent des valets qui disent du bien de leurs maîtres. Mon ami, si vous êtes encore contre moi dans le jugement que vous porterez de cette comédie, j’en serai bien fâchée : mais je n’en rabattrai pas un mot, parce qu’il ne s’agit pas de savoir jusqu’à quel degré cela est bon ou mauvais ; cela m’est mortel à moi, et nous étions quatre dans la loge accablés du même ennui. En voilà bien assez, et vous trouverez que j’ai conservé l’ennuyeux de l’ennui : peut-être aussi n’aurai-je pas la cruauté de vous envoyer ma lettre ; mais, en vous rendant compte de ma journée, je m’en console. — Avez-vous eu des nouvelles de madame votre mère ? est-elle mieux ? et le retour de M. votre père est-il certain ? Il n’y a que cela qui puisse me consoler de ce que vous avez quitté le faubourg. Et vous mon ami, qu’avez-vous fait de votre journée ? Pas un mot de ce que vous aviez dit, n’est-ce pas ? et demain vous ne travaillerez point : et ainsi toujours une activité qui fait cent projets, et une facilité qui fait céder au premier prétexte : des regrets, des désirs, de l’agitation et jamais du repos. Oh, mon ami ! il faut vous aimer avant que de vous connaître, comme j’ai fait : car, en vous jugeant, ce serait se dévouer à l’enfer que de lier son bonheur à vous. — Je vais vous dire toute ma journée de demain dimanche, pour que vous puissiez me donner les moments qui vous seront les moins incommodes. D’abord la messe, et puis une visite chez une malade jusqu’au dîner. Je dîne chez madame de Chatillon ; à cinq heures j’irai à l’hôtel de La Rochefoucauld, et je ne rentrerai qu’à six heures et demie pour ne plus sortir. Adieu, mon ami. Je vous aime ; mais je me sens trop triste et trop bête pour savoir vous le dire.

Mon ami, puis-je, sans vous offenser, vous prier de m’apporter un jour la lettre de l’abbé de B*** ? car je n’ai garde d’oser réclamer des pages arrachées de mes lettres. J’ai tort de m’en être aperçue ; et en vous en parlant, je vous cause de l’indignation. Ce mouvement est bien juste : aussi je n’ose m’en plaindre. Ah ! je suis trop difficile, trop exigeante, trop acariâtre. J’ai tous les défauts d’une malheureuse créature qui aime avec abandon, et qui n’a plus qu’un mouvement et une pensée. Adieu donc.