Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXXIII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 190-191).

LETTRE LXXIII

Onze heures du soir, 1774.

J’ai lu votre billet. Il est bien doux, il est bien honnête ; votre conversation avait été bien dure, bien cruelle même : j’en suis restée abîmée. Jamais, non jamais mon âme n’a été si abattue, et mon corps plus souffrant. Vous aviez formé le projet de ne me voir jamais. Eh bien ! pourquoi changer ? Vous me donniez la force d’accomplir le mien, de satisfaire au besoin le plus actif de mon âme ; et tous deux nous aurions été soulagés et délivrés ; moi, d’un fardeau qui m’accable ; vous, du spectacle de la douleur qui vous gêne souvent et qui vous pèse toujours. Non, je ne vous rendrai point grâce : je préférerais votre premier mouvement à votre réflexion. En me faisant mal, vous me donniez de la force ; et en me consolant, en venant à mon secours, je vous l’ai dit mille fois, vous me retenez, mais vous ne m’attachez pas. Oh ! c’est peut-être vous qui me faites sentir, d’une manière plus profonde et plus déchirante, la grandeur de la perte que j’ai faite. Rien ne m’aurait amenée à comparer, à rapprocher ; ce mouvement involontaire me jette souvent dans le désespoir : et dans cette disposition, je ne sais lequel m’est le plus affreux, de mes regrets ou de mes remords. Mais que vous importe tout cela ? L’Opéra, la dissipation, le tourbillon de la société vous entraînent, et cela est trop juste ; je ne me plains pas : je m’afflige. Je voudrais pourtant que vous vinssiez demain avant d’aller souper : vous pourriez parler à M. d’Alembert, et peut-être à M. de Vaines. Vous avez vu qu’il m’a mandé qu’il viendrait probablement. — J’ai vu ce soir M. Turgot, il y avait plus de six mois que je n’avais été tête à tête avec lui. J’étais morte ; ainsi je crois qu’il aura regret au temps qu’il m’a sacrifié. Bonsoir. J’ai une chaleur ardente : la fièvre me consume. Ah ! c’est mourir trop lentement. Vous me hâtiez ce matin, pourquoi me retenez-vous ce soir ?