Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXXIV

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Garnier Frères (p. 191-192).

LETTRE LXXIV

À midi, 1774.

Vous ne me l’aviez pas dit, vous ne me l’aviez pas écrit, et je vous le prouverai. L’espérance de vous voir suffit pour arrêter et changer tous mes arrangements ; jugez donc si, avec l’assurance de vous voir, j’irai m’engager : mais comme vous dépendez des arrangements de madame de ***, vous ne pouvez jamais prévoir, ni dire avec certitude ce que vous ferez. Mon ami, il n’y a pas grand mal à tout cela : il en résulte quelque malentendu, mais vous resterez libre, et voilà l’important. — Je suis fâchée que vous ne vous soyez pas fait mener où vous saviez que madame de *** soupait ; M. de Saint-Lambert allait à la place Vendôme. Mais vous ne savez jamais ce que vous voulez, ni où vous allez. Enfin il n’importe : si vous vous êtes amusé, si vous êtes content et heureux au bout de la journée, vous avez bien fait, vous avez raison, et votre manière d’être est à coup sûr la bonne. N’y changez donc rien ; pour moi, je suis triste, abattue. Je voudrais, non pas changer de manière de sentir, mais je voudrais être anéantie, je voudrais l’avoir été le même jour et au même instant où j’ai cessé d’être aimée. Ah ! mon Dieu ! quelle perte ! mon âme ne peut pas s’accoutumer à cet affreux mot de jamais : il me donne encore des convulsions. Hier, pendant la lecture, j’ai craint d’être obligée de m’en aller. Je me suis souvenue que la dernière fois qu’on avait fait cette lecture, il en était l’objet : mon cœur était brisé, je n’ai plus entendu un mot, et je n’ai existé depuis cet instant que par ces cruels et doux souvenirs. Mon ami, pourquoi m’avez-vous arrachée à la mort ? C’est la seule pensée qui calme mon âme, et c’est son besoin et son désir le plus permanent. Bonjour. Je ne sais pas comment je ferai ; mais, à mon grand regret, je serai forcée de me contraindre. Le temps de ma vie où je suis le mieux, c’est la nuit : je suis tout entière à mes affections. Vous me direz, si vous le savez, ce que vous comptez faire ces jours ci ; mais en grâce, ne me faites point de sacrifice, je n’en suis pas digne, et puis je reste si malheureuse !