Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXXIX

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Garnier Frères (p. 198-199).

LETTRE LXXIX

Onze heures, 1774.

Je ne suis seule que dans ce moment, et il y a deux heures que j’aurais voulu m’occuper de finir cette critique du vicomte de La***, et puis je suis enlevée depuis douze jours à ce qui m’a le plus intéressée dans ma vie. Eh ! mon ami, que la dissipation est bête, que la société est dénuée d’intérêt pour une âme occupée, qu’il y a peu de conversations qui vaillent la peine de sortir de chez soi ! j’en suis presque au dégoût de l’esprit, et comme vous disiez, ce qui ne fait que m’éclairer, m’ennuie. Ah ! je suis bien malheureuse ; ce que j’aime, ce qui me console, met mon âme à la torture par le trouble et les remords. J’ai donc besoin de souffrir, car je me surprends sans cesse à désirer ce qui me fait mal ; mais, mon ami, ce n’est que par la pensée que vous entendez tout cela ; ce n’est donc rien de tout cela que je devrais vous dire ; aussi ne contais-je vous écrire que pour vous dire de me renvoyer ou de me rapporter ce volume de Montaigne, que vous avez mis dans votre poche, il y a quelques jours. J’irai vous prendre avant deux heures ; n’ayez point de carrosse. Mon ami, il n’y a de noble, de juste et d’honnête, que de se soumettre à sa mauvaise fortune. Je connais tant de gens riches qui vont à pied pour leur plaisir, et tant de gens vieux et infirmes qui ne vont qu’en fiacre ! Je suis bien rabâcheuse, mon ami, c’est la preuve la plus tendre de mon intérêt ; car si vous saviez ce que sont pour moi les détails, ce qu’est pour moi le bonheur qu’on obtient à prix d’argent ! Mon Dieu ! ma situation actuelle prouve du reste que j’ai dédaigné la fortune ; elle a sans doute ses avantages, mais que de choses sont préférables ! Bonsoir, mon ami. Que faites-vous dans ce moment ? je vous défie d’être mieux que moi ; je suis occupée de ce que j’aime.

Soyez donc prêt avant deux heures.