Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXXVIII

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Garnier Frères (p. 197-198).

LETTRE LXXVIII

Dix heures et demie, 1774.

J’étais avec trois femmes, je toussais à mourir ; je n’ai pas pu vous remercier de m’avoir donné de vos nouvelles. Vous avez bien fait, mon ami, de rester au coin de votre feu : votre santé, votre bien-être me sont encore plus chers que mon plaisir. Je suis sûre que vous m’aurez accusée d’humeur et d’injustice, et c’est vous qui aurez été injuste ; mais je vous le pardonne : j’ai pour vous un sentiment qui est le principe, et qui a les effets de toutes les vertus, indulgence, bonté, générosité, confiance, abandon, abnégation de tout intérêt personnel. Oui, mon ami, je suis tout cela, quand je crois que vous m’aimez : mais un doute renverse mon âme, et me rend folle ; et ce qu’il y a de cruel, c’est que c’est presque ma disposition habituelle.

Mon ami, la première règle pour écrire en points, c’est de former ses lettres et surtout d’être exact : donc vous ne pouvez pas écrire en points : mais je vous répondrai pourtant que je ferais bon marché de l’avenir ; je ne sens le besoin d’être aimée qu’aujourd’hui ; rayons de notre dictionnaire les mots jamais, toujours. Mon âme n’atteint plus là : j’ai cent ans, et j’ai sous ma clé le remède de l’avenir. Vous voyez que j’ai lu vos points. Mais vous, lisez ces deux passages de Sénèque : ils m’ont ravie ; j’ai voulu que vous les vissiez, je les ai fait écrire. M. de Mora avait le même sentiment. Cela l’avait soutenu trois ans contre l’agonie ; mais la mort est encore plus forte que l’amour. Bonsoir. Je me sens triste ; la vie me fait mal, et cependant je vous aime avec tendresse et passion.

Je vous donnais à deviner ce matin de quoi j’avais peur : c’était de ne vous pas voir. Ah ! je passe ma vie à voir mes craintes et mes pressentiments se justifier. Au moins vous verrai-je demain au soir ?