Lettres de Platon (trad. Souilhé)/Notices particulières

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Notices particulières aux Lettres de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 1re partiep. xxxiii-c).

NOTICES PARTICULIÈRES


I

LETTRES ADRESSÉES À DION OU À SES AMIS

Lettre VII.

Données historiques.

Dion de Syracuse, l’ami de Platon, le confident en qui le philosophe avait espéré trouver le réalisateur de ses doctrines politiques, venait de mourir. Beau-frère de Denys l’ancien, associé au gouvernement de la Sicile, il avait jadis attiré à la cour du prince l’écrivain déjà célèbre et, depuis cette époque, une familiarité très affectueuse unissait le sage athénien et l’homme d’État. Plus tard, sous le règne de Denys le jeune, Platon était revenu à Syracuse, toujours appelé par son ami. On pensait alors qu’il deviendrait possible de réformer le gouvernement de la cité et de préparer prudemment une constitution où se concilieraient la liberté et l’autorité. Mais il aurait fallu auparavant réformer les âmes, et ce rêve trop beau devait rester un rêve. Tous les espoirs furent déçus. Denys, mal entouré, plus volontiers séduit par les attraits de la passion que par la voix austère du devoir, avait banni Dion et, après deux vaines tentatives pour ressaisir l’âme du tyran, Platon avait regagné définitivement Athènes, attendant les événements. Ceux-ci ne tardèrent pas à se produire. « Dion revenant du Péloponnèse et d’Athènes, raconte la 7e lettre, donna l’avertissement des faits à Denys. Donc, après avoir délivré la ville et l’avoir rendue deux fois aux Syracusains, il rencontra alors chez ceux-ci les mêmes dispositions à son égard qu’il avait rencontrées chez Denys, quand, le formant et préparant en lui un roi digne du commandement, il s’efforçait d’établir entre eux une totale familiarité de vie[1]. » Ces quelques lignes résument admirablement les récits des historiens. Dion, à la tête d’un certain nombre de partisans résolus, parvint une première fois à sauver sa patrie de la tyrannie qui l’opprimait : il réduisit d’abord dans la citadelle de Syracuse Denys et son armée, puis, par ses habiles manœuvres, contraignit bientôt l’ancien souverain à quitter le pays. Mais, au milieu de luttes incessantes, il n’était pas aisé d’organiser le pouvoir. Des intrigues se nouèrent dans l’ombre, ensuite plus ouvertement. Héraclide, une des victimes de Denys et un des compagnons d’exil de Dion, ambitionnait la première place. Il supportait mal le rôle prépondérant du libérateur de la Sicile, et, par ses menées tortueuses, par ses calomnies, finit par convaincre ses concitoyens qu’il fallait s’affranchir de la pesante autorité de Dion : « Mais en se cuidant tout à coup relever et ressourdre de la tyrannie, ne plus ne moins que d’une longue maladie, » écrit le vieil Amyot, traduisant assez exactement Plutarque, « et voulans hors de saison faire tout ce que font les peuples francs de longue main, ils ruinoient eulx mesmes leurs affaires, et empeschoient les desseings de Dion qui voulait, comme un bon médecin, contenir la ville en estroitte et réglée diète[2]. » Dion dut se retirer sur le territoire de Leontinoi. Toutes ces querelles intestines avaient affaibli l’esprit de résistance contre la tyrannie. On avait oublié Denys, qui sut, lui, profiter de l’heure et qui, voyant le pays débarrassé de son plus sérieux adversaire, n’hésita pas à reprendre les armes pour reconquérir le pouvoir. Il réussit. Le voilà de nouveau maître de Syracuse. Ce ne fut qu’un cri dans toute la ville : il faut rappeler Dion. Ce dernier, oubliant toutes les injures, sans exiger de garanties, obéit à l’impérieuse invitation de ses compatriotes et, pour la seconde fois, il rendait leur cité aux Syracusains.

Le succès ne devait pas cependant mettre fin aux discordes intérieures. Héraclide ne put s’empêcher de reprendre secrètement ses manœuvres, de comploter, de contrecarrer par tous les moyens les sages réformes de Dion, jusqu’au jour où, lassé des cabales de cet homme agité, le nouveau chef de la Sicile ne retint plus la main de ceux qui voulaient débarrasser le pays d’un intrigant. Héraclide fut mis à mort. La paix néanmoins ne se rétablissait pas, et, cette fois, c’était un Athénien qui allait susciter les troubles dont Dion ne tarderait pas à être la victime. Durant son séjour à Athènes, l’exilé sicilien avait été l’hôte de Callippe[3]. Une certaine liaison s’était établie entre les deux hommes, mais une liaison assez superficielle et dont l’origine n’était pas la philosophie, comme dit la 7e lettre, dont Plutarque reprend à peu près les termes ; c’était plutôt « une de ces camaraderies courantes, comme elles se forment la plupart du temps, issue de rapports d’hospitalité ou de relations entre initiés aux divers mystères[4] ». Callippe et son frère Philostrate[5] suivirent Dion lors de son retour en Sicile et se firent ses partisans. Callippe surtout, d’après Plutarque, s’était signalé par son ardeur à travailler à la délivrance de la Sicile ; il s’était mis sous l’autorité du grand organisateur de l’expédition, « l’avait accompagné en cette guerre, estant bien honoré de lui, et avoit entré quand et lui en la ville le premier de tous ses amis couronné d’un chappeau de fleurs, et s’estoit bien fait voir et cognoistre en toutes les rencontres et combats qui s’estoient faits[6] ». Était-ce ambition nationaliste de pouvoir un jour mettre Syracuse sous la domination d’Athènes ? Était-ce ambition de régner ? En tout cas, ses intentions n’étaient pas pures et les faits ne tardèrent pas à le montrer. Peu après la mort d’Héraclide, voyant que les meilleurs amis de Dion avaient disparu dans cette guerre, que ses rivaux n’existaient plus ou n’étaient guère à craindre, Callippe sema la division autour du vainqueur, mais hypocritement. Il feignait l’amitié tout en répandant parmi le peuple l’inquiétude et le mécontentement. Enfin, trouvant les esprits mûrs pour ses projets, il se décide à faire disparaître Dion et à se substituer à lui. Il organise le complot dans le détail, se prépare des complices sûrs, confie à son frère Philostrate un rôle important dans le drame[7] dont il restera l’acteur principal quoique invisible, et, quand tout est réglé, quand il a prodigué à sa future victime toutes les marques d’un tendre dévouement et croit avoir endormi ses soupçons, il donne le signal du meurtre. Il faut lire dans la savoureuse traduction d’Amyot, exacte, en somme, bien que large, le récit de Plutarque : « Comme Dion estoit assis devisant avecques aucuns de ses amis en une chambre, où il y avoit plusieurs licts à se seoir, les uns environnèrent la maison tout alentour, les autres se meirent aux huis et aux fenestres de la chambre : et ceulx qui devoyent mettre la main sur luy, qui estoyent soudards Zacynthiens, entrèrent dedans tous en saye sans espée. Si tost qu’ils furent entrés, ceulx de dehors tirèrent les portes après eulx, et les teindrent fermées de peur que personne ne sortist : et ceulx qui estoyent entrés, se ruèrent incontinent sur Dion, taschans à l’estrangler et l’estouffer : mais quand ils veirent qu’ils ne pouvoyent, ils demandèrent une espée. Personne de dedans n’osoit s’entremettre d’ouvrir les portes, combien qu’ils fussent plusieurs avec Dion : car chascun d’eulx pensoit, qu’en le laissant tuer il sauveroit sa vie et par ainsi ne l’osèrent secourir. Si furent les meurtriers longtemps à attendre sans rien faire : à la fin il y eut un Syracusain nommé Lycon, qui tendit une dague par la fenestre à l’un de ces Zacynthiens, de laquelle ils luy couppèrent la gorge, ne plus ne moins qu’à un mouton qu’ils tenoyent, longtemps y avoit, entre leurs mains tout esperdu de frayeur[8]. » Cet abominable assassinat avait été accompli à l’instigation d’un Athénien connu de Platon et des membres de l’Académie. Peut-être même cet Athénien avait-il été recommandé à Dion qui jadis avait logé chez lui. Pareille trahison souleva de dégoût l’âme du philosophe. Nous trouvons dans la 7e lettre un écho de ces sentiments : « Cette action honteuse et sacrilège, je ne la cache pas, mais je ne veux pas non plus la raconter (tant de gens se sont chargés de la chanter partout et s’en chargeront encore à l’avenir !). Je ne passerai cependant pas sous silence l’opinion qui court au sujet d’Athènes : ces deux misérables auraient attaché une marque d’infamie à notre ville. Or, j’affirme qu’il était aussi Athénien celui qui n’a jamais trahi Dion, alors qu’il lui eût été facile, à ce prix, de se procurer richesses et tant d’autres honneurs. Ce n’est pas, en effet, une amitié vulgaire qui les unissait, mais une commune éducation libérale : à elle seule doit se fier l’homme sensé, bien plus qu’à des affinités d’âme et de corps. Aussi aucun opprobre ne peut survenir à notre ville du fait des meurtriers de Dion, comme s’ils avaient jamais été des hommes qui comptent[9]. »

Par ce crime, Callippe obtenait la dictature. Il était maître de Syracuse et put, durant treize mois, suivant Diodore, gouverner la cité[10]. Les amis de Dion ne voulurent pas laisser l’aventurier profiter ainsi d’un triomphe si indignement acquis. Ils excitèrent contre lui une sédition, mais battus, ils durent se réfugier à Leontinoi. Les rêves politiques de Dion paraissaient anéantis et la tyrannie allait revivre. Telles sont les circonstances que suppose la 7e lettre. Callippe est au pouvoir et les partisans de Dion préparent en exil une revanche. Le crime avait été commis en 354 ou 353. Platon était alors âgé de 73 ou 74 ans.


Analyse de la lettre.

L’auteur de la lettre s’adresse aux parents et amis de Dion. Il répond aux désirs qu’ont exprimés ces derniers de voir Platon collaborer à leurs projets de restauration. Je ne demande pas mieux que de vous apporter mon aide, écrit Platon, mais pourvu que vos desseins soient conformes à ceux de Dion, vos désirs semblables aux siens. Or, j’ai été bien placé pour connaître les plans du chef disparu. Pour vous en faciliter l’intelligence, je vous les exposerai et vous en expliquerai la genèse (323 e-324 b).

Platon est d’autant mieux à même de révéler les plans de Dion que, pour une très grande part, il en fut l’auteur et peut en revendiquer la paternité. Par conséquent, raconter leur naissance et leur développement, ce sera, pour Platon, rappeler sa propre formation politique. En quelques pages nerveuses, l’écrivain résume ses expériences de jeunesse, ses espoirs, ses déceptions, sa conviction finale qu’une bonne politique suppose à la base une vraie philosophie. « Donc, les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des philosophes authentiques n’arrive au pouvoir, ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher sérieusement » (326 b).

Tel était l’état d’esprit du philosophe, quand les circonstances l’amenèrent en Italie et en Sicile. La vue du luxe et du désordre qui régnaient dans ces États affermit ses convictions. Trouvant à la cour de Syracuse une âme capable de comprendre ses sentiments, il voulut la gagner à la cause de la raison. Dion se mit à l’école du sage athénien et se pénétra de sa pensée. Après le départ de son maître et ami, tous ses efforts tendirent à répandre autour de lui l’amour de la vie bonne et raisonnable, fondement indispensable d’une saine politique. À l’avènement du fils de Denys l’ancien, Denys le jeune, il crut le jour venu de réaliser la réforme de l’État et fit des instances auprès de son conseiller d’Athènes, le pressa, insista avec force, jusqu’à ce qu’il obtînt son retour en Sicile (326 c-328 c).

Dans la lettre, Platon a soin de noter la répugnance qu’il éprouvait à se rendre aux désirs de son ami. Il partit forcé, pour ainsi dire, et presque malgré lui. Est-ce pour dégager sa responsabilité des insuccès futurs ? Sans doute. Et, de fait, ce fut l’insuccès total. Denys, mal entouré, ajoutait plutôt foi aux flatteries des courtisans qu’aux leçons austères des philosophes. Il crut aux calomnies que l’on faisait courir sur le compte de Dion et bannit le prince. Il voulut cependant, par vanité ou par une sorte d’admiration à moitié consciente, conserver Platon auprès de lui. Mais au bout de quelque temps, Platon lui-même rentre à Athènes (328 c-330 b).

Avant de poursuivre son récit, le narrateur songe à ce qui devait constituer la partie principale de la lettre, l’exposé de ses conseils à propos de la situation présente. Cette partie, centre de l’écrit tout entier, de l’aveu de l’auteur, nous apparaît à nous, dans la contexture même de l’épître, comme une digression. — Platon énonce d’abord un principe : on ne doit jamais imposer un conseil ; on le donnera à ceux-là seuls qui le désirent et sont disposés à le suivre. Mais, avant toute chose, on évitera la violence. Donc, pas de coup de force. Si les citoyens refusent d’écouter le langage du bon sens, la seule ressource sera de prier les dieux pour la cité. — Les avis que renouvelle le sage conseiller, il les avait déjà donnés à Denys, l’exhortant à s’entourer d’amis vertueux et à commencer par se vaincre lui-même. Le tyran n’en tint aucun compte. Ce fut l’origine des malheurs de la Sicile que l’écrivain, dans une nouvelle digression, se laisse entraîner à narrer, depuis les dissensions de Denys et de Dion, l’exil de ce dernier, jusqu’à la double libération de Syracuse et au crime de Callippe qui devait bientôt replonger la Sicile dans l’anarchie. — Enfin Platon revient au sujet et répond à la question : que devons-nous faire pour réaliser les plans de Dion ? En premier lieu, il engage les amis de l’ordre à travailler à la réforme intérieure de leurs concitoyens, à restituer dans leur pays les valeurs morales, la sagesse, la tempérance, la justice. Telle est la base des réformes extérieures. Ils pourront ensuite convoquer une assemblée qui établira une constitution, posera des lois équitables, ne favorisant pas un parti au détriment d’un autre, et auxquelles tous obéiront. Ainsi sera détruite l’arbitraire tyrannie et régnera dans toute la cité « l’égalité et la communauté des droits » (330 c-337 e).

Ce plan tracé, l’épistolier reprend la narration de ses voyages et de son action en Sicile. Il raconte les événements de sa troisième expédition et comment, après s’être longtemps débattu, il dut céder aux instances de Denys et de Dion. On prétendait que Denys s’était pris d’un bel amour pour la philosophie. Ne fallait-il pas éprouver la réalité de ce nouveau zèle et le favoriser s’il en valait la peine ? Platon s’y emploiera en se servant d’un procédé infaillible. Il montrera au prince en quoi consiste la vraie philosophie : elle n’est pas connaissance superficielle, mais travail en profondeur, difficile, aride, travail moral autant qu’intellectuel, union de la vertu et de la dialectique. Denys ne sut se plier à cette austère pédagogie et manifesta vite l’inanité de ses aspirations. Il se disait pourtant philosophe, il avait même composé une sorte de manuel sur les premiers principes. Comme si la philosophie pouvait se monnayer en formules ! Et dans une digression fameuse, l’auteur de la lettre explique pourquoi l’esprit est impuissant à réduire en concepts adéquats les réalités suprêmes qu’il lui est donné de contempler. — La conclusion sera que la rédaction de Denys ne peut prétendre à aucune valeur ni passer pour un résumé de doctrine platonicienne. — Puis, reprenant son histoire, l’écrivain rappelle les péripéties de ses derniers jours en Sicile, ses différends de plus en plus graves avec le souverain. Dion n’est pas rappelé d’exil, malgré des promesses formelles ; bien plus, sa fortune est entièrement dilapidée. Le manque de foi et de moralité se trahit chez Denys en maintes circonstances (337 e-350 b).

Il ne reste plus à Platon qu’à regagner Athènes. Il le fait, non sans obstacles, s’arrête auparavant dans le Péloponnèse, à Olympie, où il rencontre Dion et ses partisans. La guerre pour la libération de la Sicile se prépare. Platon refuse d’y prendre part ; il réprouve les moyens de violence, mais se déclare prêt à travailler à la réconciliation, si quelque jour elle devient possible (350 b-e).

Terminant par des réflexions analogues à celles qui faisaient tout à l’heure l’objet de ses conseils, revenant sur la nécessité d’une réforme morale personnelle pour pouvoir opérer avec fruit la réforme de la cité, le philosophe prend congé de ses correspondants, s’excusant de la longueur de sa lettre, longueur pourtant inévitable, vu l’importance de la matière, et qui, du reste, sera juste mesure, si les explications données satisfont la juste attente des lecteurs (350 e-fin)


Question d’authenticité.

Nous n’avons pas à démontrer positivement l’authenticité de la 7e lettre. Elle a été communément acceptée jusqu’à notre époque, et, de toute la collection, cette épître est celle qui porte de la façon la plus caractéristique le cachet platonicien. Très probablement la plus ancienne, c’est elle qui a fourni des thèmes à des rédactions plus tardives de rhéteurs. Les anciens s’y réfèrent fréquemment et la nomment, tels Aristide, Eusèbe, Proclus, ἡ μεγάλη ou μακρὰ ἐπιστολή. Cicéron la qualifie de « praeclara Platonis epistula ». Cependant, à la suite surtout de Karsten, on s’est défié de la provenance de cet écrit, on a soupçonné la main d’un faussaire qui, d’après des notes assez anciennes et en pillant consciencieusement les Dialogues, aurait imaginé ce manifeste moitié historique, moitié romanesque, dans un but apologétique. Nous devons donc examiner les objections les plus sérieuses apportées par Karsten et constamment répétées après lui. Elles se ramènent à trois chefs : 1o la forme et la composition de la lettre ; 2o les difficultés historiques ; 3o le passage concernant la philosophie de Platon. Cet examen permettra du reste de mieux comprendre le sens et la portée de ce document capital.


Forme et composition de la lettre.

Avant d’aborder directement la difficulté, qu’on nous permette de déterminer le caractère de la lettre. Devons-nous y voir vraiment la réponse à une demande réelle des correspondants qui ont appelé à leur aide l’ami et le conseiller de Dion ? Pas nécessairement. Nous pouvons avoir affaire à une rédaction littéraire et, dès lors, il faudra tenir compte du genre et des procédés habituels. Or, une étude attentive du long récit nous amène à la conclusion suivante : l’auteur a choisi une forme propre à développer des idées qu’il avait à cœur de faire connaître, et qui lui permettait d’atteindre plus sûrement un grand nombre de lecteurs. De nos jours, cette épître aurait figuré dans nos journaux ou nos revues sous la rubrique « lettre ouverte ». Les anciens, du reste, ne s’y sont pas trompés. Quand Denys d’Halicarnasse qualifie de harangue (δημηγορίας) les lettres platoniciennes[11] ; quand l’auteur du περὶ ἑρμηνείας qui emprunte le nom de Démétrius les appelle « de vrais traités ayant en exergue le χαίρειν de convention[12] », ils pensaient tous deux évidemment à celle dont nous nous occupons. L’intention de l’écrivain ne peut ici faire de doute. La façon même dont il introduit son exposé montre son désir d’atteindre un public plus large que les parents et amis de Dion : « Cela vaut la peine, dit-il, d’être connu des jeunes et des vieux » (324 b). C’est pourquoi il s’adressera à tous.

Quel est son but ? Apparemment, apporter des conseils politiques à des amis qui se trouvent engagés dans la situation la plus critique et la plus embrouillée ; en réalité, légitimer sa conduite et sa manière d’agir dans toutes les affaires de Sicile. La partie parénétique de la lettre, malgré les affirmations contraires, n’est qu’un prétexte qui permet à Platon de répondre aux critiques suscitées sans doute par les événements récents. Les tragiques bouleversements de Syracuse ne pouvaient manquer de donner lieu aux commentaires les plus divers. Comme on avait jadis rendu Socrate responsable des funestes entreprises de ses disciples, Alcibiade ou Critias, n’était-il pas naturel qu’on en vînt à suspecter les efforts de Platon pour gagner Denys et qu’on regardât le philosophe soit comme un ambitieux et un flatteur, soit comme un idéologue dont les rêveries venaient d’être balayées par les dures leçons de l’expérience ? De leur côté, les partisans de Dion ne gardaient-ils pas quelque rancune contre celui qui avait séduit l’esprit de leur chef et peut-être engagé involontairement les choses dans ce réseau de difficultés où Dion avait trouvé la mort ? De plus, les auteurs du crime n’étaient-ils pas des Athéniens, n’avaient-ils pas des attaches avec l’Académie ? Platon devait à l’honneur et à l’avenir de son école, au bon renom de sa patrie, à la destinée même de ses plus chères doctrines, de justifier sa conduite. Tel est le sens de la 7e lettre. Tout l’intérêt du drame se concentre sur trois personnages : Platon, Denys, Dion. Les événements extérieurs sont peu de chose comparés au ressort interne qui les provoque, je veux dire à ce jeu des passions humaines analysées ici avec un art et une finesse de psychologue qui rappelle la République, avec une expression de vérité dont seul est capable celui qui décrit ce qu’il a vu ou éprouvé. La jalouse vanité de Denys, sa sotte prétention, l’inconstance de son caractère ; le zèle austère, la nature loyale de Dion, la prudente modération de Platon, dominent l’ensemble des péripéties se déroulant à travers les trois actes que sont les trois voyages en Sicile. L’impression qui se dégage de cet ensemble est la suivante : la philosophie, comme l’Académie et son chef, sortent indemnes de cette série d’événements. On ne doit nullement les rendre responsables de ce qui s’est produit. S’il y eut d’autre faute que celle du grand coupable qui est Denys, peut-être faudrait-il accuser l’âpreté un peu excessive des partisans de Dion et leur trop grande confiance dans les bonnes dispositions du tyran. Quant à Athènes, on ne songera évidemment pas à la charger du crime de deux mauvais Athéniens : ils comptent si peu ! On se souviendra, au contraire, qu’il était aussi un Athénien celui qui n’a jamais trahi Dion, alors qu’il lui eût été facile à ce prix d’acquérir richesses et tant d’autres honneurs ! Du reste, si on gardait encore un soupçon de défiance contre des doctrines qui, même indirectement, purent être l’occasion de ces calamités, on songera qu’il vaut mieux, comme Dion, mourir avec honneur, que vivre misérablement comme Denys. Platon n’a donc pas à se reprocher les démarches dans lesquelles, d’ailleurs, on l’a engagé presque malgré lui ; il a toujours agi avec prudence ; aux uns et aux autres, il n’a cessé d’apporter les conseils que réclamait la situation. Ces mêmes conseils, il les renouvelle aux parents et amis de Dion ; à ces derniers d’en faire leur profit s’ils veulent rendre à leur patrie l’équilibre et la santé morale.

On voit par ce dernier trait quelle est la place de la partie parénétique dans la composition de la lettre. Sans doute, malgré l’intention avouée du début, elle ne forme pas la pensée centrale ; elle est plutôt, en réalité, prétexte à développements apologétiques, mais elle se rattache néanmoins de façon très intime à tout le récit et on ne la pourrait supprimer sans inconvénient pour la suite des idées. Elle fait partie intégrante de l’épître, elle permet d’en définir le genre littéraire et de la ranger parmi les ἐπιστολαὶ συμβουλευτικαί.

L’absence apparente de composition a servi d’argument depuis Karsten à ceux qui nient l’authenticité de la lettre. L’auteur juxtapose les développements les plus divers, accumule des digressions qui rompent à chaque instant la marche de la pensée, détruit toute unité d’exposition. Ne dirait-on pas d’une mosaïque où les morceaux se soudent les uns aux autres de façon à constituer les dessins les plus disparates ? Évidemment, la composition de la 7e lettre diffère de celle des discours de sophistes ou de rhéteurs, avec leurs articulations bien nettes, leurs divisions et subdivisions qui facilitent le travail de la mémoire. Il ne faut pas la comparer aux éloges d’Hélène ou de Palamède, aux Δισσοὶ λόγοι, ou à ces jolies parodies dont le Protagoras, le Banquet, le Phèdre nous fournissent d’admirables exemples. Mais n’y retrouve-t-on pas, par contre, quelque chose de la souplesse des dialogues platoniciens ? La composition dans ceux-ci paraît capricieuse : le thème annoncé dès le début évolue insensiblement en cours de route, mais sans qu’il y ait heurt entre les idées, sans brusque déviation de l’esprit, on est amené à la discussion essentielle. Que l’on songe à la dialectique de l’être dans le Sophiste ou à la digression sur la mesure dans le Politique. Un procédé semblable est mis en œuvre dans la 7e lettre. Une première lecture pourra laisser l’impression de désordre. Qu’on y prenne garde cependant, et l’on se rendra compte combien il serait difficile, sans nuire à l’ensemble du développement, de supprimer, comme redondant, tel ou tel paragraphe. Taylor l’a excellemment montré à propos du fragment sur l’ἐπιστήμη[13], et nous pouvons en faire autant pour ce qui concerne le récit de la mort de Dion, ou les réflexions sur l’immortalité (335 a). Ces passages se relient intimement au corps de la narration, au contexte qui les encadre, et semblent même exigés par le mouvement de la pensée. L’histoire de l’assassinat de Dion, si curieusement insérée au milieu des conseils donnés à Denys, devait être racontée précisément à cet endroit : n’était-elle pas la conséquence immédiate de l’attitude déloyale de Denys, de son inaptitude morale à subir l’influence de la philosophie et des catastrophes provoquées par une passion indomptée ? Platon voulait peut-être rappeler ce fait pour dégager sa responsabilité personnelle et détourner de sa patrie toute accusation de perfidie. On avouera pourtant que le morceau ne manque ici ni de naturel, ni d’à-propos. Quant à la digression sur l’immortalité, elle fait partie intégrante des leçons que le philosophe ne cessait de faire entendre à ses auditeurs siciliens et qu’il répète à ses correspondants, elle confirme, comme dans les Dialogues, un des principes fondamentaux de la morale platonicienne ici développé : « regardons comme un moindre mal d’être victimes de grands crimes ou de grandes injustices que de les commettre ».

En somme, la composition de la lettre n’est guère différente de celle des Dialogues. À elle également pourra s’appliquer dans une certaine mesure le jugement porté par A. Croiset dans son Histoire de la Littérature grecque : « Soit que le dialogue débute par une introduction distincte de l’entretien principal, soit que cet entretien s’engage tout de suite d’une manière dramatique, il n’est pas rare que la causerie effleure différents problèmes dont on ne voit pas d’abord le lien direct avec le sujet proprement dit de l’ouvrage. Cette liberté gracieuse est un trait de vérité dramatique et de naturel. Un peu d’attention, d’ailleurs, ne tarde pas à faire comprendre qu’une raison profonde a déterminé le choix de ces thèmes préliminaires et qu’une habileté très subtile gouverne cet apparent laisser aller[14]. »

Que les redondances du style, les doublets, les fréquentes anacoluthes, l’abondance des périphrases, les constructions embarrassées, loin de plaider contre l’origine de la lettre, rappellent, au contraire, étonnamment la manière de Platon dans ses œuvres de vieillesse, nous n’avons pas à le redire après tant d’études solides parues ces dernières années, surtout celles de Raeder, de Bertheau et de Ritter.


Difficultés historiques.

Les adversaires de l’authenticité reconnaissent que l’auteur est généralement bien informé des événements qu’il raconte et du milieu qu’il décrit. Il a eu l’habileté de faire revivre assez exactement une époque sans commettre d’anachronismes grossiers. Quelques bévues historiques subsisteraient cependant, dont Platon n’a certainement pas pu se rendre coupable.


A. Les deux Hipparinos. — Au début de la lettre (324 a-b), nous lisons : « Quand pour la première fois je vins à Syracuse, j’avais près de quarante ans. Dion avait l’âge qu’a maintenant Hipparinos, et il voyait alors les choses comme il ne cessa de les voir : les Syracusains, à son avis, devaient être libres et se régir suivant les meilleures lois. Il ne serait donc pas surprenant qu’une divinité ait conformé les idées politiques d’Hipparinos à celles de Dion. »

De quel Hipparinos s’agit-il ? Il en existait deux, l’un, fils de Dion ; l’autre, son neveu, fils de Denys l’ancien et demi-frère de Denys le Jeune. Denys l’ancien avait, en effet, au dire des historiens, épousé le même jour Aristomachè, sœur de Dion, et la Locrienne Doris. Hipparinos était né du premier mariage ; Denys le Jeune, du second[15]. L’auteur de la lettre, suivant un grand nombre de critiques, ne peut avoir en vue que le fils de Dion. C’est à lui que songeaient tout naturellement les lecteurs, et l’écrivain voulait, sans doute, exprimer cette pensée : tel fut le père, tel doit être le fils. Mais alors voici la difficulté : nous savons par Plutarque et par Cornélius Népos[16] que ce fils est mort avant le père. Donc, au moment où la lettre est supposée écrite, il ne pouvait être question de lui. Anachronisme flagrant, proclament les adversaires de l’authenticité. Les partisans se divisent. Certains avouent que, dans le texte incriminé, l’épistolier a pensé au fils de Dion, mais ils résolvent l’objection assez arbitrairement : ou bien on donne simplement tort à Plutarque et à Cornélius Népos et on n’accepte pas leur témoignage (Wilamowitz-Moellendorff, Apelt), ou bien on suppose qu’au milieu des bouleversements dont la Sicile était le théâtre, les nouvelles devaient arriver fort rares à Athènes, et, par conséquent, Platon n’avait peut-être pas été informé des malheurs de famille de son ami syracusain (Ritter). Enfin d’autres (Adam, Post, Howald) prétendent que l’Hipparinos dont il s’agit ici n’est pas le fils de Dion, mais son neveu qui était encore bien vivant. Cette solution me paraît, en effet, la meilleure.

La question d’âge ne peut être un obstacle. Dion avait une vingtaine d’années quand Platon se rendit en Sicile pour la première fois. Le jeune Hipparinos doit donc avoir également cet âge à l’époque où est écrite la lettre[17], c’est-à-dire vers 354. Or, Denys épousa la sœur de Dion, Aristomachè, en 398, et il n’est pas impossible que cette dernière ait eu un fils une vingtaine d’années plus tard. Cela suffit pour rendre plausible le renseignement fourni par Platon.

Mais à qui songeaient les lecteurs de la lettre ? Au neveu ou au fils de Dion ? Ce dernier a toujours été insignifiant et, par sa vie comme par sa mort, n’a guère été pour son père un sujet de consolation[18]. Au contraire, Hipparinos, fils de Denys l’ancien, se donnait vraiment comme l’héritier des pensées et des projets du libérateur de la Sicile. Après l’assassinat de son oncle, tous les regards s’étaient tournés vers lui. Il devient le centre de la résistance contre Callippe, et, quelques mois plus tard, à la tête d’une armée, il s’emparera du royaume, chassera l’usurpateur et régnera durant deux ans[19]. Il se prépare, au moment même où Platon écrit, à regrouper les partisans pour la guerre de la délivrance. On comprend dès lors sans peine les espoirs du philosophe, qui voit déjà dans ce leader de l’opposition l’héritier des idées politiques de son ami disparu.

Une difficulté analogue concernant le fils de Dion se présentera sous une autre forme à propos de la 8e lettre. Nous y reviendrons plus loin.


B. L’organisation politique à l’époque des Trente (324 c). — Selon Karsten, la description du régime politique instauré par les Trente, dénote l’ignorance de l’écrivain relative aux affaires d’Athènes, ignorance incompréhensible pour un contemporain de ces événements. L’épistolier mentionne, en effet, une sorte de conseil composé de cinquante et un citoyens : dix, maîtres souverains au Pirée ; onze, dans la ville et, au-dessus d’eux, le pouvoir absolu des Trente. Or, sans parler de la manière inexacte dont sont présentés les cinquante et un, comme s’ils formaient un seul conseil, ce que les historiens ne signalent nulle part, on remarquera que les Dix et les Onze n’étaient pas égaux en dignité, ainsi que le laisserait entendre la lettre. Les Dix du Pirée ne sont autres que ces préfets établis par Lysandre, en même temps que les Trente, tandis que les Onze sont des magistrats créés par les Trente.

Notons d’abord que Platon n’a pas prétendu faire ici œuvre d’historien et retracer dans tous leurs détails les institutions de son pays à l’époque de sa jeunesse. S’il parle des cinquante et un, sans les donner du reste comme constituant un seul conseil, c’est pour désigner en bloc les principaux magistrats. Il a soin de faire ressortir la suprématie des Trente. Les Dix du Pirée sont des créations des Trente, au même titre que les Onze, nullement les préfets établis par Lysandre, comme le soutient Karsten. On n’en peut douter aujourd’hui, depuis qu’on a retrouvé la Constitution d’Athènes décrite par Aristote, qui expose au chapitre 35 une organisation politique conforme aux indications de la Lettre[20]. Quant à la parenthèse περί τε ἀγορὰν ἑκάτεροι τούτων ὅσα τ’ ἐν τοῖς ἄστεσι διοικεῖν ἔδει, on ne doit pas l’interpréter trop strictement et lire dans ce texte la distinction des agoranomes et des astynomes. L’auteur veut beaucoup plus simplement insister sur le caractère administratif de la fonction des Dix et des Onze : les uns et les autres étaient chargés d’une façon générale de tout ce qui concerne l’administration des villes. Encore une fois, n’essayons pas de chercher dans une lettre les précisions que nous sommes en droit d’attendre d’un historien des institutions. Il suffit que nous n’y découvrions pas d’erreur.


C. Darius et le partage de la Perse (332 a). — Il est inutile d’insister sur la prétendue erreur historique concernant le partage de la Perse en sept provinces par Darius. Cette difficulté ne prouve rien contre l’authenticité de la lettre. Si le texte contredit les renseignements d’Hérodote III, 89, il s’accorde, au contraire, merveilleusement avec les affirmations des Lois, III, 695 c.


La digression philosophique.

Venons-en à la pièce capitale du procès. C’est sur ce passage qu’insistent de préférence les adversaires de l’authenticité. Karsten a consciencieusement analysé le morceau, l’a disséqué phrase par phrase, au risque de perdre, par l’attention exclusive accordée au détail, l’idée maîtresse, la liaison des parties et le mouvement de l’ensemble. Son jugement est catégorique : « Ipsam autem disputationem quisquis attente legerit, omnia tam confuse tamque obscure dicta esse fatebitur, ut revera ænigmate loqui scriptor videatur[21]. » Plus loin, il commente ainsi un des fragments essentiels du texte : « Videnturne haec esse sani capitis cogitata, an potius delirantis vel præstigiatoris nugæ ? [22] » La sentence de Karsten a paru définitive à des critiques tels que Richards, qui se déclare incapable d’attribuer à Platon un écrit aussi ridicule et voit dans ces quelques pages une objection insurmontable contre l’authenticité de la 7e lettre[23]. De son côté, C. Ritter retranche les pages 341 a-345 c et les regarde comme l’interpolation d’un disciple maladroit[24]. Ces conclusions sévères ont été revisées. Je ne citerai que les travaux d’Adam, de Raeder ou de Taylor. Il ne peut être question de reprendre ici toutes les phases du procès et de suivre point par point les allégations de Karsten. La méthode préférable en pareille matière me paraît consister à commenter le passage, en essayant de mettre en relief les principales articulations et l’enchaînement des pensées. Nous verrons mieux ainsi quel est le sens de ces idées, si elles s’accordent ou non avec les doctrines et la manière authentiquement platoniciennes.

Rappelé avec insistance par Denys, poussé par Dion alors exilé à Athènes, Platon a fini par faire taire ses répugnances et par céder aux invitations du tyran. On prétendait que Denys s’était épris de la philosophie. Ne convenait-il pas de vérifier cette affirmation ? car rien ne saurait être négligé, quand il s’agit de préparer un chef vraiment digne du pouvoir. Or, il existe une méthode très sûre pour éprouver la vocation des candidats à la philosophie : il faut leur montrer ce qu’est la science vers laquelle ils aspirent, son importance, ses difficultés, le labeur qu’elle réclame. Ils ne doivent pas s’imaginer qu’on l’acquiert au prix de quelques conversations, mais se persuader qu’on ne parvient à la posséder qu’après une vie d’efforts, efforts de l’esprit, efforts de l’âme. Aussi quand un maître avisé a eu soin de convaincre ses disciples de cette vérité, quand il les a dirigés dans cette voie austère, il peut être certain que seuls les véritables amants de la sagesse auront le courage de persévérer. Telle fut la méthode que suivit Platon à l’égard du prince. Mais ce dernier n’avait ni assez d’énergie, ni assez de modestie pour plier son âme à un régime moral et intellectuel supérieur à sa nature. Il se contenta de phrases mal comprises, et bientôt, dans sa naïve fatuité, s’imaginant maître à son tour, il voulut exprimer sa doctrine dans une sorte de manuel. En tout cas, s’écrie Platon, je puis affirmer que dans cet ouvrage, comme dans tous ceux de ces gens vaniteux qui font les compétents, on ne trouvera rien absolument de mon propre enseignement : ni Denys, ni les autres ne peuvent avoir compris, à mon sens, quoi que ce soit. Moi-même, je n’ai jamais écrit sur pareils sujets[25], car il n’y a pas moyen de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences. N’y aurait-il pas dans cette affirmation paradoxale une large part d’outrance ironique ? Du reste, Platon ne dit pas qu’il n’a rien écrit, mais rien sur les sujets exposés par Denys. Or, Denys prétendait savoir et livrer au public les connaissances les plus sublimes (τὰ μέγιστα, 341 b). Voilà ce que Platon ne peut admettre. L’auteur du Phédon n’avait-il même pas suggéré que la vraie science, nous ne l’aurons qu’après la mort ? (66 e. Voir 67 a, b). Et le Timée ne faisait-il pas l’aveu que « découvrir l’auteur et le père de cet Univers, c’est un grand exploit, mais qu’il est impossible de le divulguer à tous quand on l’a découvert » ? (28 c). La philosophie qui est une manière de vivre et une habitude d’esprit, qui est vision du réel, ne peut être monnayée en série d’aphorismes. C’est seulement en vivant de la vie du maître et sous son influence que tôt ou tard l’âme du disciple s’illumine, s’échauffe et s’ouvre enfin à la vérité. La philosophie est affaire d’éducation : le maître ne communique pas la science ; il aide à la posséder. — Tout ce passage est écrit dans l’esprit du VIe livre de la République où Platon trace le rôle du maître, qui n’est pas de faire voir, ou plus exactement, de montrer l’objet des recherches, mais d’aider l’âme à prendre conscience du vrai qu’elle porte en elle (518 d)[26].

Ces réflexions provoquent naturellement une demande dans l’esprit du lecteur : mais pourquoi la science du réel est-elle incommunicable ? L’auteur de la lettre ne laissera pas sans réponse la question présumée. Pour cela, il devra forcément aborder des explications techniques qui trancheront avec le ton général de l’épître. En deux ou trois pages, il va discuter tout le problème philosophique de la transmission de la science. Voulons-nous communiquer à autrui une vérité, il faut : 1o user de noms ; 2o expliquer ce qu’ils signifient ; 3o illustrer la définition par un modèle, un diagramme, ou par des images, des εἴδωλα. C’est uniquement par ces intermédiaires qu’on arrive à faire passer dans un autre esprit une connaissance, car cinq éléments constituent le domaine du savoir : à titre de conditions, le nom, la définition, l’image ; — à titre de possession, la connaissance qui est ou science conceptuelle, ou intuition, ou opinion vraie[27] ; — à titre d’objet, l’être ou l’idée. Dans les Lois, négligeant l’élément subjectif ou les états de l’âme dans l’acte cognitif, Platon distingue également l’οὐσία ou l’essence, la définition de l’essence et le nom (X, 895 d, e). Ici, l’énumération est plus complète et toutes les phases du savoir sont distinguées, comparées, suivant un procédé qui rappelle le dénombrement et la confrontation des genres dans le Sophiste ou le Philèbe. On doit passer par les étapes signalées plus haut pour aboutir à quelque appréhension de l’objet. Du reste, le résultat obtenu n’est pas nécessairement la connaissance scientifique : c’est plutôt, généralement du moins, une connaissance approximative, superficielle, et cela pour deux raisons : — 1o les mots, les définitions, les schèmes sont de simples équivalents de l’Idée, qui doit nécessairement se matérialiser pour se communiquer, ou des excitants de la pensée (παρακλητικὰ τῆς διανοίας, Républ. VII, 524 d) ; ils aident l’esprit à monter jusqu’au sommet de la connaissance, mais, par eux-mêmes, manquent de clarté et de fixité, comme l’expose un peu plus loin Platon, tandis que l’être vers qui tend l’effort de notre âme demeure éternellement immuable. Aucune image, en effet, ne s’adapte exclusivement à la forme qu’elle prétend représenter, mais presque toujours finit par se réduire à son contraire. Ainsi le cercle dessiné ou fabriqué, tend à la limite vers la ligne droite et ne peut apparaître uniquement cercle[28]. Le mot, à son tour, n’a aucune fermeté : il est le produit de la convention et rien n’empêche absolument qu’il soit modifié. Enfin la définition étant composée de mots (noms et verbes) n’a pas une stabilité plus assurée que celle des composants. Et voilà qui contredit l’interprétation de ceux qui s’imaginent traduire la vérité en termes définitifs comme elle. — 2o À cause de l’inconsistance des discours, c’est la qualité que l’on entreprend de mettre en évidence aussi bien que l’essence (le ποῖον aussi bien que l’ὄν ; le ποῖον, c’est-à-dire la qualité qui particularise les êtres, principe de l’altérité, de la diversité, signe non de l’absolu, comme l’essence, mais de la relativité, source par conséquent de perpétuelles transformations. Voir République, IV, 437-439 b). Mais quel homme sensé osera dès lors figer ses conceptions en caractères qui demeurent ? Comment l’écriture qui stabilise la pensée rendrait-elle le mouvement de cet incessant devenir ? Cette raison paraît contraire à celle donnée plus haut, mais on remarquera la divergence des points de vue. Il s’agit de prouver l’inaptitude de l’image et généralement de toute expression sensible à traduire l’Idée. Impossibilité, d’abord, de ce fait que l’expression sensible, parce que sensible, est changeante, et que la forme est immuable : c’est le premier argument. Le second examine la chose sous un autre biais : ce que l’on cherche le plus souvent à mettre en évidence, c’est la qualité, c’est-à-dire ce qui précisément dans les êtres se modifie continuellement. Il faudrait donc pouvoir retoucher et corriger sans cesse son langage, que l’écriture fixe et rend par conséquent inexact.

Mille motifs manifestent ainsi cette incertitude des éléments utilisés pour l’expression de la vérité, mais le principal est encore cette distinction signalée plus haut entre l’essence et la qualité : quand l’âme cherche à connaître non plus la qualité, mais ce qui est (οὐ τὸ ποιόν τι, τὸ δὲ τί), chacun de ces éléments lui présente dans les formules ou dans les images employées ce qu’elle ne cherche pas, c’est-à-dire, sans doute, le ποῖον, car les mots, les représentations, les constructions du monde sensible ne peuvent guère traduire que du particulier et du sensible, et sont de simples approximations du réel en soi. Ce qui est dit, ce qui est montré, reste donc soumis à toutes les contradictions des sens et conduit à des impasses. Aussi, dans ces matières où la mauvaise éducation produit une sorte d’insouciance d’aboutir au vrai et où on se contente des premières images venues, on ne voit pas le ridicule de ces discussions où sont rejetés et réfutés tour à tour termes employés, définitions, images, opinions émises. Platon ne songeait-il pas à ces vagues dissertations de rhéteurs dont les Δισσοὶ λόγοι nous offrent un si parfait modèle, et où l’on spécifie qu’on ne s’occupera nullement de savoir quelle est, en elle-même, l’essence de l’objet étudié, par exemple l’essence du bien et du mal, mais qu’on s’efforcera malgré tout, de montrer que les deux sont distincts[29] ? Avec une pareille méthode, on dispute à perte de vue, et toutes les raisons se valent. Veut-on, au contraire, connaître la vérité, rechercher non pas les qualités extérieures et visibles du réel (le ποῖον), mais son essence intime, ce qui le fait tel (le ὄν, le τί), comme on paraît niais à ces habiles dialecticiens qui s’imaginent réfuter l’écrivain ou l’orateur soucieux d’exprimer dans ses mots la vérité. Ils ne détruisent, en fait, que nos pauvres moyens d’extérioriser la pensée. L’admirable psychologue de la République[30] n’ignorait pas combien cette impuissance des esprits sérieux à réduire en formules nettes ce qu’ils voient les rend souvent ridicules aux yeux des habiles phraseurs.

De cette digression, Platon veut tirer les conclusions suivantes : la science, — et par science, il entend la vision du réel, — n’est pas chose aisée[31]. On ne l’apprend pas dans les livres : ceux-ci, expliquait déjà le Phèdre, n’ont d’autre fonction que d’exercer l’esprit, de réveiller les souvenirs, non de communiquer directement la science. C’est de l’âme seule que peut jaillir la lumière, si l’esprit est de bonne qualité et si, par un contact assidu avec le maître, le disciple a su trouver le stimulant nécessaire pour prendre conscience de la vérité. Car les deux conditions sont requises : d’abord, l’affinité avec l’objet : comment comprendrait-on le juste et le beau, si l’âme ne participait à la justice, à la beauté ? Μὴ καθαρῷ γὰρ καθαροῦ ἐφάπτεσθαι μὴ οὐ θεμιτὸν ᾖ, dit le Phédon (67 b). Comment percevrait-on la vérité, si l’esprit lui était étranger ? Mais la disposition morale ne suffit pas ; il faut, en plus, l’exercice. Une sage dialectique, sous la direction du maître, ouvrira l’intelligence : « Ce n’est que lorsqu’on a péniblement frotté, les uns contre les autres, noms, définitions, perceptions de la vue et impressions des sens, quand on a discuté dans des discussions bienveillantes où l’envie ne dicte ni les questions ni les réponses, que, sur l’objet étudié, vient luire la lumière de la sagesse et de l’intelligence avec toute l’intensité que peuvent supporter les forces humaines. » Zénon, porte-parole de Platon en la circonstance, il est permis de le croire, disait de même dans le Parménide, en des termes qui rappellent ceux de la lettre : « Le public, en effet, ignore totalement que, faute d’avoir ainsi exploré toutes les voies en tous les sens, on ne saurait rencontrer le vrai de manière à acquérir l’intelligence » (136 e). Et ces « discussions bienveillantes où l’envie ne dicte ni les questions ni les réponses », sont-elles autre chose que cette dialectique sage et sobre que le réformateur de la République oppose aux logomachies des jeunes gens, toujours avides de réfuter, et, comme de petits roquets, de tirailler et de déchirer à belles dents les interlocuteurs (VII, 539, b, c), — ou encore ce procédé d’argumentation calme, honnête, que réclamait de ses adversaires l’Étranger du Sophiste (246 d) ? La dialectique pèse en tout problème le pour et le contre ; elle examine le vrai et le faux, car, évidemment, voyant par où les hypothèses insuffisantes sont fausses, nous sommes orientés vers les véritables. Telles sont encore les recommandations que Platon fait dans les Lois au législateur à propos des chants et des danses : « On ne peut, pour bien juger, connaître le sérieux sans connaître le ridicule, ou les contraires sans connaître leurs contraires » (VII, 816 d). — La dialectique, dans une âme bien disposée, corrigera ainsi toutes les inexactitudes partielles des expressions de la pensée, mots, définitions, images, et le résultat de cette gymnastique intellectuelle sera cette intuition du vrai qui est expérience personnelle et que l’on ne peut, telle quelle, transmettre à autrui. C’est au bout de cette longue série d’étapes que l’on parviendra à la science suprême, au μέγιστον μάθημα dont parle la République, ou à la science finale du Banquet, le τοῦ καλοῦ μάθημα, conquête laborieuse de l’esprit, mais conquête inamissible. — Voilà pourquoi on ne peut écrire un livre sur la science, et voilà pourquoi quand on a composé un ouvrage, il ne faut pas s’imaginer qu’on a pu, au moyen de mots et de phrases, reproduire toute la complexité du réel, avec ses infinies relations.

Tel nous paraît être le sens du passage philosophique de la lettre. Il ne s’agit nullement d’une doctrine ésotérique, plus ou moins mystérieuse et totalement étrangère à la manière de Platon. On ne trouve ici ni plus ni moins que la théorie exposée par le Phèdre, dont la 7e lettre semble se faire l’écho[32].

Là aussi, le philosophe insiste sur l’insuffisance de l’écriture ou de la peinture, en un mot de toute expression sensible de la réalité : « Celui qui pense communiquer un art au moyen de caractères et de même celui qui croit puiser dans des écrits une science claire et ferme (ὥς τι σαφὲς καὶ βέβαιον) a vraiment trop de naïveté… » (275 c). Tout mode de transmission de la pensée (discours, livres, etc.) a un double inconvénient : celui de n’être qu’une traduction approximative de son objet et celui de ne pouvoir fournir, à cause de sa fixité, les perpétuelles explications qu’il faudrait ajouter. « Quiconque possède la science du juste, du beau et du bon… n’ira donc pas sérieusement, après avoir déposé dans une eau noire ses pensées, les semer à l’aide d’une plume, avec des mots incapables de se défendre eux-mêmes, incapables d’enseigner suffisamment la vérité » (276 c). Du reste le seul but des livres, c’est d’exciter l’esprit, de réveiller les souvenirs, et non de procurer une science toute faite : le véritable livre, c’est l’âme. « Si par conséquent Lysias ou quelque autre a composé ou vient jamais à composer un ouvrage sur un sujet d’intérêt privé ou public, s’il a rédigé un traité politique et le juge très sérieux et parfaitement clair, il en sera quitte pour sa courte honte, qu’il en convienne ou non… Si, au contraire, on regarde comme nécessaire qu’il y ait beaucoup de badinage dans un écrit quel qu’il soit, si on comprend qu’il ne faut pas faire grand cas des ouvrages en prose ou en vers… et qu’en réalité les meilleurs ne servent qu’à réveiller les souvenirs de ceux qui savent déjà…, on pourrait bien être l’homme auquel Phèdre et moi nous voudrions ressembler » (277 d-278 b).

N’est-ce pas exactement ce que répète la lettre, en des termes que l’on retrouve aux deux endroits, mais avec des différences qui écartent le soupçon d’une imitation servile et maladroite ? Ce qu’il y a de particulier dans la lettre, c’est un exposé plus technique des motifs empêchant de reconnaître une valeur vraiment scientifique à n’importe quel écrit, car mots, définitions, schèmes sont inadéquats à reproduire la simplicité, la clarté, l’unité de l’essence. Mais ces développements n’ont pas de quoi nous surprendre et ils n’ont rien que nous ne retrouvions dans les Dialogues. Un lecteur du Cratyle reconnaîtra facilement tout un courant de pensées spécialement chères à Platon. Il notera avec quelle insistance le philosophe rappelle que, dans toute imitation, toute image (et le nom n’est que cela), il y a une déficience par rapport à la réalité (432 b, c, d, e). Ne croyons pas nous assimiler la science au moyen du langage : il entre d’abord dans les mots une large part de convention (435), mais, de plus, ce qu’ils contiennent de similitude naturelle avec les objets a été établi par les créateurs mêmes du langage. Or, les déterminations de ces derniers sont basées sur des hypothèses cosmogoniques et des hypothèses différentes. Aussi, tantôt les noms imitent le flux perpétuel des choses, tantôt ils sont caractérisés par un élément essentiel de stabilité, suivant qu’une théorie héraclitéenne du devenir ou une doctrine de la permanence sont à l’origine de leur formation (436 d-437 c). Comment donc, au milieu de ces incertitudes, se fier pleinement à eux pour atteindre la vérité ? (438 d). Sans doute, ce dialogue polémique est une protestation contre une méthode en faveur dans certains cercles sophistiques plus ou moins inféodés à l’héraclitéisme et dont Cratyle est ici le représentant, méthode qui consistait à préférer les discussions creuses à la réflexion ou à la contemplation directe de la réalité. Mais n’y a-t-il pas également l’aveu de cette conviction intime, encore accentuée dans la 7e Lettre, que jamais ce que l’âme voit d’une vision nette et parfaitement pure ne saura se traduire extérieurement, parce que toute expression sensible, quelle qu’elle soit, est d’une autre nature que l’Idée ? On pourrait encore citer les pages où Critias, dans le dialogue inachevé qui porte son nom, demande l’indulgence de ses auditeurs pour l’invérifiable récit d’une civilisation passée : « Au surplus, affirme-t-il, afin de vous découvrir plus clairement ma pensée, prenez garde à ceci : une imitation, une image, voilà toujours, en quelque manière, ce qu’est nécessairement tout ce que nous disons, tous tant que nous sommes » (107 b). La parole ou l’écriture restent traduction, approximation de la vérité.

On a voulu montrer ici comment une même direction de pensée inspire la lettre et les dialogues, comment le fameux passage philosophique n’est nullement une pièce rapportée. Le supprimer, au contraire, nuirait à l’enchaînement des idées. Regardera-t-on comme interpolée la digression sur les cinq éléments : nom, définition,… etc. ? Mais alors, le début du paragraphe suivant : Τούτῳ δὴ τῷ μύθῳ τε καὶ πλάνῳ… ne se comprend plus guère, car on ne voit pas bien dans ce cas en quoi aurait consisté le πλάνος. Il faudrait supposer dès lors un remaniement beaucoup plus considérable et admettre l’hypothèse de Ritter : l’interpolation s’étend à tout ce qui concerne les allusions au livre composé par Denys. On doit supprimer depuis 341 a πάντα μὲν οὖν jusqu’au récit de l’inimitié croissante entre Denys et Dion, 345 c. C’est alors la continuité de la lettre qui est brisée. Après avoir exposé en général la méthode propre à découvrir une vocation philosophique, Platon aurait omis de faire connaître, ce qui était précisément le but de son analyse, l’application à Denys de cette méthode infaillible[33].


En somme, tradition, récit des événements, résumés de doctrines, composition capricieuse et en apparence négligée, imperfections du style qui permettraient à elles seules de dater cet écrit, tout semble converger vers l’attribution de la 7e lettre à Platon.

Lettre VIII.

Données historiques.

Nous avons dit en quelles circonstances Platon écrivit aux parents et amis de Dion la lettre précédente. Celle-ci s’adresse aux mêmes correspondants, mais le ton a changé : la nuance de mélancolie, presque de découragement qui prédominait dans la 7e lettre, s’est adoucie et a fait place à une note plus sereine, plus confiante dans l’avenir. Quand il écrivait cette 7e lettre, le philosophe ne jugeait pas utile de révéler les détails d’une organisation politique possible : les temps ne permettaient guère de prévoir l’heure où l’on pourrait enfin constituer un véritable État. Aussi se contentait-il d’envoyer des conseils généraux, plutôt théoriques, les conseils de moralité individuelle et sociale qui préparent les âmes aux réformes futures. Ici, au contraire, Platon décrit un plan précis de gouvernement ; il fournit les grandes lignes d’une constitution, comme d’une entreprise que l’on peut déjà songer à exécuter. C’est que les événements se sont bien modifiés. Après treize mois d’une dictature anarchique, Callippe, le meurtrier de Dion, a été chassé du pouvoir, vers 353 ou 352, par celui qui était devenu désormais l’âme de la résistance, Hipparinos, fils de Denys l’ancien et neveu de Dion[34]. Tous les espoirs d’autrefois pouvaient revivre. Mais les troubles passés ont laissé dans le pays des traces si profondes que l’on sent encore les remous d’une tempête mal apaisée. Comment faire régner l’ordre là où la sédition fut maîtresse durant de si longues années ? De nouveau, on se tourne vers le philosophe dont les sages conseils ont dirigé Dion. Platon croit peut-être avoir encore un rôle à jouer dans les affaires de Sicile. Il écrit une seconde fois aux parents et amis de Dion, mais cette lettre, comme la précédente, veut atteindre un public beaucoup plus large ; elle est pour tous les Syracusains, même pour les adversaires. On excepte uniquement « quiconque s’est conduit criminellement, car il n’y a pas de remède pour ces actions et nul ne pourrait jamais s’en purifier ». Pas de pardon pour Callippe ! On ne le nomme même pas. Mais le souvenir du crime hante toutes les mémoires. L’assassin a subi son châtiment : il vit encore, mais est obligé d’errer de ville en ville. Qu’on l’oublie pour ne songer qu’à l’avenir !


Analyse de la lettre.

Platon joue ici le rôle de conciliateur qu’il rêvait de tenir. L’heure semble venue de porter des paroles de paix aux deux partis en lutte, celui de Dion et celui de Denys, de réaliser enfin « l’union sacrée ». Après les crises récentes, le pouvoir est encore mal affermi, on se demande quelle forme de gouvernement établir. Le philosophe vient proposer des conseils qu’on a sans doute sollicités. Il ne se dissimule certes pas la difficulté de l’entreprise dont il se fait ici le promoteur. L’expérience, du reste, ne doit-elle pas le laisser quelque peu sceptique ? Aussi est-ce plutôt un souhait pieux qu’il va formuler, un souhait qu’il prie les dieux de bénir.

1o Il donnera tout d’abord à ses correspondants un conseil général et théorique : rappelez-vous le passé, leur dit-il. C’est la famille de Denys qui vous a sauvés de la barbarie. À elle donc doit aller votre reconnaissance. La tyrannie a, sans doute, abusé du don que lui fit la cité, soit, mais elle en a déjà subi le châtiment ; elle en portera encore la peine. Il faut cependant tenir compte des circonstances et, afin d’éviter un plus grand mal, accepter la réconciliation avec le tyran déchu. Sans cela, les dissensions renaîtront incessamment, et ce sera la mort de la civilisation grecque. Donc, que les deux partis, le parti du peuple et celui qui est actuellement au pouvoir, s’entendent sur la forme du gouvernement. À tout prix, évitez le régime tyrannique : abolissez-en jusqu’au nom ; transformez-le en royauté tempérée, semblable à celle qui fut instituée par Lycurgue. Mais que le parti du peuple se garde bien, de son côté, de viser à établir un régime d’absolue liberté, ce mal terrible dont vos ancêtres ont tant souffert et dont l’inévitable conséquence est une réaction tyrannique.

2o À ces avis théoriques, Platon ajoute des conseils immédiatement pratiques. Pour leur donner, sans doute, plus d’autorité auprès de ses lecteurs, il les place sous le patronage de Dion, et, par un artifice littéraire dont il use aussi dans les Dialogues, il emprunte la voix du mort pour exprimer sa pensée : « Syracusains, dirait le chef disparu, soumettez-vous avant tout à des lois, à des lois supérieures aux gouvernants comme aux gouvernés et qui respectent la hiérarchie des valeurs, c’est-à-dire le point de vue moral, ou l’âme, en premier lieu ; le point de vue physique, ou le corps, en second lieu ; le point de vue matériel, ou les richesses, en dernier lieu, car les richesses doivent rester au service du corps et de l’âme. Au-dessous des lois et soumise à elles, établissez une autorité responsable, trois chefs honorés du pouvoir royal ; mon fils, en reconnaissance des bienfaits de mon père et des miens ; Hipparinos, le fils de Denys l’ancien, qui vient de vous délivrer de l’anarchie, et enfin Denys, chef actuel de l’armée ennemie, s’il accepte toutefois ces conditions et donne ainsi un gage de réconciliation, par amour de la patrie. Pour réaliser cet ordre nouveau, convoquez une assemblée qui fixera les lois et la constitution ; les rois auront surtout la haute direction du culte ; l’assemblée créera des gardiens de la loi, au nombre de trente-cinq, instituera des tribunaux spéciaux pour chaque sorte de délit et enfin choisira des juges.

« Tels étaient mes plans jadis, dirait en terminant Dion, tel me parait encore aujourd’hui le parti le meilleur pour vous. Hâtez donc par vos prières et par vos instances auprès de tous, amis ou ennemis, l’avènement d’un pareil régime. »


L’auteur.

Les critiques s’accordent généralement pour reconnaître que la 8° lettre est une de celles qui présentent les marques les plus sérieuses d’authenticité. Le ton de l’écrit, les idées exprimées, la langue, tout rappelle Platon. Le faussaire dut être fort habile pour jouer aussi parfaitement le personnage dont il usurpait le nom et, de l’aveu même d’un des plus sévères proscripteurs de la collection entière, « …  à ne considérer que le texte en lui-même, il faut le lire et le relire plus d’une fois avant d’y découvrir de sérieux motifs de soupçon[35] ». Cependant, un examen plus détaillé semble révéler à certains des indices évidents de supercherie littéraire. L’auteur, peu au courant de l’histoire, n’aurait pas su éviter des anachronismes trahissant « un écrivain à qui les annales de la Sicile, dans la première moitié du ive siècle, n’avaient jamais été familières[36] ». Étudions les points controversés et voyons ce qu’il faut penser de l’accusation.


A. L’origine de la tyrannie (353 b). — D’après la lettre, la situation tragique dans laquelle se débattait la Sicile quand les Carthaginois menaçaient de la réduire à l’état barbare, stimula les citoyens à donner le titre de tyran avec pouvoir absolu, αὐτοκράτορας, ὥς φασιν, τυράννους, à Denys l’ancien et au père de Dion, Hipparinos. Or, ce renseignement contredit tout ce que nous apprennent les historiens concernant l’origine de la tyrannie. D’après ces derniers, c’est Denys lui-même qui, après avoir été investi d’une sorte de dictature militaire, transforma au bout d’un certain temps et grâce à des coups de force, son pouvoir en tyrannie. De plus, l’expression αὐτοκράτορας τυράννους n’offre pas de sens très acceptable.

Voici pourtant ce que racontent les historiens : d’après Diodore (XIII, 94), la crainte des Carthaginois et les habiles manœuvres de Denys amenèrent le peuple à proclamer ce dernier στρατηγὸν αὐτοκράτορα. Tel semble être le titre que l’on donnait dans des circonstances graves à des hommes de valeur à qui l’on confiait le salut du pays, ou que ceux-ci se faisaient attribuer[37]. C’était une manière de dictature militaire. Diodore, il est vrai, mentionne dans ce texte uniquement Denys et ne parle pas d’Hipparinos. Il nomme, du reste, très rarement ce dernier dans son ouvrage, peut-être une seule fois et pour signaler son grand crédit auprès des Syracusains (XVI, 6). Plutarque est plus explicite et relate au chapitre 3 de sa biographie de Dion la parité du pouvoir accordé à Denys et à Hipparinos : … Ἱππαρίνου, πρωτεύσαντος ἀνδρὸς Συρακοσίων καὶ Διονυσίῳ συνάρξαντος, ὅτε πρῶτον αὐτοκράτωρ ἐπὶ τὸν πόλεμον ᾑρέθη στρατηγός. Aristote déjà, dans un passage de la Politique (Ε 1306 a), expliquant la transformation de l’oligarchie en tyrannie, prétend qu’elle provient des chefs eux-mêmes qui aspirent pour eux à ce nouveau régime ou favorisent un prétendant, « comme fit Hipparinos à l’égard de Denys ». Ce témoignage suppose qu’Hipparinos était regardé comme un chef, tout de même que Denys.

Le texte de la 8e lettre fait évidemment allusion à cette sorte d’acclamation populaire dont parlent Diodore et Plutarque. Dès lors, serait-il téméraire de penser que l’auteur n’avait pas écrit le mot τυράννους, mais bien στρατηγούς ? Un scribe pressé, peu au courant des événements historiques, trompé par l’abréviation du mot et s’arrêtant à l’idée suggérée par le terme αὐτοκράτωρ, aura lu τυράννους qui a passé dans nos manuscrits. Cette conjecture nous paraît au moins assez probable.


B. L’institution des éphores (354 b). — On veut voir une divergence entre ce texte et celui des Lois, III, 692 a. La lettre attribue à Lycurgue l’institution du sénat et des éphores. Les Lois distinguent trois « sauveurs de l’État » : un dieu, un homme divin (sans doute, Lycurgue) qui créa le sénat, enfin un « troisième sauveur » (peut-être Théopompe) qui tempéra encore l’absolutisme royal par la puissance des éphores.

Il serait surprenant qu’un plagiaire, si fidèle par ailleurs à reproduire les idées et parfois jusqu’aux expressions des Lois, se soit mis au large, et cela jusqu’à l’inexactitude, dans le texte incriminé, alors qu’il imite très certainement le passage, comme cela saute aux yeux de qui veut comparer. N’est-il pas plus simple de penser, ainsi que le remarque Wilamowitz, que l’écrivain suit ici plutôt l’esprit que la lettre de l’histoire en attribuant d’une façon générale à Lycurgue la constitution lacédémonienne, comme on attribuait à Solon la démocratie athénienne[38] ?


C. L’exécution des dix généraux siciliens (354 d). — On conteste le fait de la lapidation illégale des dix généraux qui commandaient avant Denys : cela se serait peut-être passé à Agrigente, non à Syracuse.

La substance de ce récit n’est nullement contredite par nos sources. Diodore, sans parler toutefois de l’exécution, mentionne le soulèvement du peuple contre les stratèges accusés de trahison par Denys qui conjure la foule de châtier les coupables et de ne pas attendre le délai prescrit par les lois (XIII, 91). N’est-ce pas à cet événement que fait allusion la 8e lettre ? Rien ne nous autorise à rejeter a priori les détails omis par Diodore, mais que la teneur même de son témoignage rend très vraisemblables.


D. Le fils de Dion (355 e-356 a). — C’est ici surtout que l’on croit surprendre le faussaire en flagrant délit d’anachronisme. Platon, au nom de son ami disparu, propose la constitution d’un triumvirat royal où entrerait en première ligne le propre fils de Dion, puis Hipparinos, le vainqueur actuel de Callippe, enfin Denys, le tyran détrôné. Or, Plutarque et Cornélius Népos, nous le savons, affirment que le fils de Dion, Hipparinos, mourut avant son père. C’est la difficulté de la lettre précédente, mais nous ne pouvons la résoudre de semblable manière, car le texte ne laisse place à aucune équivoque de nom : c’est le fils de Dion qui est ici désigné.

Sans récuser le témoignage de Plutarque et de Cornélius Népos, comme le fait Apelt, ou sans attribuer l’erreur de Platon à tous les obstacles qui empêchaient alors un Athénien de se renseigner sur des événements de moindre importance, suivant l’hypothèse de Ritter, on pourrait chercher ailleurs la solution de l’énigme. L’explication apportée par Post me paraît plus satisfaisante[39]. Elle tient compte, en effet, des données de l’histoire et des nuances du texte lui-même. Il ne serait pas question dans ce passage d’Hipparinos, mais d’un second fils de Dion dont le nom nous est resté inconnu. Son existence nous est attestée par Plutarque[40] ; il vint au monde après la mort de son père et vivait encore au moment où la Sicile, délivrée de Callippe, pouvait espérer retrouver une ère de prospérité. Serait-il téméraire de croire que Platon songeait à lui, bien qu’il fût un enfant, et qu’il le proposait aux Siciliens comme futur héritier des pensées et des projets du grand homme d’État disparu ?

Le texte favorise cette interprétation. Tandis que les deux autres candidats à la royauté sont présentés avec des déterminations très précises, le fils de Dion est introduit comme représentant de son père et de son grand-père, mais sans aucun trait caractéristique qui permette de l’identifier. — Le fils de Denys l’ancien est désigné comme portant le nom de l’ancêtre dont la famille doit être glorifiée, τὸν τῷ μὲν ἐμῷ πατρὶ ταὐτὸν κεκτημένον ὄνομα, ὑὸν δὲ Διονυσίου… On s’attendrait à une construction différente (par exemple, καὶ ταὐτὸν κεκτημένον… ou une expression équivalente) si également le premier roi se fût appelé Hipparinos. Plus loin (357 c), tandis que le neveu de Dion est encore expressément désigné, le fils reste toujours anonyme : λέγω δὲ τὰς δύο τήν τε Ἱππαρίνου τοῦ Διονυσίου ὑέος καὶ τὴν τοῦ ἐμοῦ ὑέος.

Mais comment Platon peut-il parler de ce tout jeune enfant comme de quelqu’un qui possède l’idéal du père ? (357) Sans rappeler plus explicitement la croyance du philosophe à l’hérédité et à l’éducation, il suffit d’observer la façon dont il s’exprime. Les termes qu’il emploie supposent que cet idéal n’existe pas encore dans l’esprit des futurs souverains, mais ils l’acquerront, grâce à la réflexion, καὶ λογισαμένοις… De plus, pour établir l’harmonie dans la cité, il faudra que l’accord règne entre Hipparinos et le fils de Dion : c’est une vision d’avenir que Platon contemple presque comme une réalité présente, tant sa foi est confiante, mais elle reste néanmoins une simple anticipation.


Les idées politiques.

Les projets politiques exposés dans cette lettre révèlent un esprit tout semblable à celui qui inspirait l’épître précédente. Les doctrines exprimées là dans leurs lignes essentielles sont reprises ici et adaptées à la situation présente de la Sicile. Elles s’harmonisent encore d’une façon frappante, parfois même à la lettre, avec les rêves de cité idéale dont l’Athénien du dialogue Les Lois entretenait Clinias et Mégillos.

Le plus parfait des régimes est celui qui sait allier l’autorité et la liberté ; il ne sera donc ni tyrannie, ni démocratie sans frein. La servitude et la liberté excessives sont toutes deux un très grand mal ; modérées, elles sont excellentes. En un mot, le seul gouvernement souhaitable pour les cités est celui où prévaut la μετριότης dont parle le dialogue, et nous trouvons dans le 3e livre un long commentaire des pensées nerveusement résumées dans la lettre[41]. Les lois doivent régir tous les citoyens ; elles sont les véritables souveraines : κύριος… βασιλεὺς τῶν ἀνθρώπων (lettre VIII, 354 c). Et Platon écrivait dans son dernier dialogue : « Il est de notre devoir d’imiter le plus possible le genre de vie qui florissait, dit-on, au temps de Cronos et d’obéir pour la direction publique et privée de nos maisons et de nos cités à ce qu’il y a d’immortel en nous, désignant sous le nom de lois ce qui émane de notre raison[42]. » Tous seront les serviteurs loyaux de ces lois toutes-puissantes et n’attendront les honneurs suprêmes que de la libre volonté des hommes et de ces lois mêmes : τὰς μεγίστας τιμὰς κεκτημένους παρ’ ἑκόντων τε ἀνθρώπων καὶ τῶν νόμων… (lettre, 354 c). Or, ce n’est possible que sous l’égide d’une constitution tempérée, non là où sévissent ces factions tyranniques qui forcent l’obéissance plutôt qu’elles ne la gagnent, ἑκόντων γὰρ ἑκοῦσα οὐδεμία, ἀλλ’ ἀκόντων ἑκοῦσα ἄρχει σὺν ἀεί τινι βίᾳ… affirment les Lois dans un même esprit[43]. C’est pourquoi l’auteur de la lettre, après avoir recommandé d’abord l’établissement d’une législation qui tienne compte de la hiérarchie des valeurs, l’âme, le corps et, en dernier lieu, les richesses, en des termes analogues à ceux du dialogue[44], entreprend la description d’un système de gouvernement qui rappelle celui de Sparte, système dont Platon ne cessait dans sa vieillesse de prôner les bienfaits : le pouvoir législatif sera confié à une assemblée qui déterminera la constitution, seule autorité suprême et absolue. Le pouvoir souverain remis à trois rois sera presque exclusivement honorifique et représentatif, tandis que l’exécutif appartiendra aux trente-cinq νομοφύλακες responsables, trente-sept, disent les Lois, dont la Lettre reprend les projets, mais en les adaptant à la situation présente[45]. Quant au pouvoir judiciaire, il sera exercé par un collège composé des magistrats de l’année précédente. Eux seuls, ou les νομοφύλακες, pourront prononcer la peine de mort. Telles sont encore, dans leurs grandes lignes, les réformes politiques préconisées par les Lois[46].

En somme, les deux écrits, — on s’en rendra aisément compte si l’on veut comparer les textes, — témoignent d’une étroite parenté d’idées, sans que cependant la Lettre donne l’impression d’un pastiche servile et maladroit.


Conclusion.

On ne voit pas que les difficultés soulevées au nom de l’histoire soient pleinement inexplicables et suffisent à fonder un jugement d’inauthenticité. Si on observe, par ailleurs, la pureté de la langue, qui fait songer à la 7e lettre et aux meilleures pages des derniers dialogues ; si on remarque combien l’auteur paraît au courant de la situation sicilienne, combien tous les traits du tableau qu’il trace rappellent l’état du malheureux pays opprimé par des années de tyrannie, nullement une période postérieure, celle du gouvernement de Timoléon, ainsi que l’affirme Adam ; si on considère enfin la parfaite harmonie entre les idées exprimées dans la Lettre et les plans politiques suggérés par les Lois, on conviendra que ce plagiaire aurait dû lire, sans doute, sitôt son apparition, le dernier ouvrage de Platon, à peine encore édité, mais surtout l’approfondir pour l’imiter avec une telle souplesse et un tel art. Dès lors, n’est-il pas plus simple et plus naturel de regarder Platon lui-même comme l’auteur de la lettre ?

Lettre IV.

Cette lettre, adressée à Dion, suppose comme date le retour définitif de Platon en Grèce. La lutte a commencé entre Denys et Dion. Désormais, l’heure n’est plus aux combinaisons diplomatiques, il faut agir, et le philosophe vient apporter à son ami sicilien et, par lui, aux adversaires de la tyrannie, ses encouragements : encouragement surtout à se distinguer par la vertu, car on compte sur eux, spécialement sur Dion vers qui se tournent tous les regards : qu’il songe donc à égaler des hommes d’État comme Lycurgue et Cyrus, et qu’il s’efforce de refréner l’ambition de ses compagnons. Encouragement aussi à combattre : dans l’entourage de Platon, on est prêt à aider ceux qui se trouvent engagés dans une cause aussi sainte. Enfin, l’écrivain recommande à son ami la douceur de caractère, lui conseille moins de roideur et plus d’affabilité dans les relations. S’il veut se gagner des partisans, qu’il soit aimable et n’oublie pas que l’arrogance voisine avec la solitude. — Plutarque rapporte ce dernier trait et le cite d’après la lettre. Du reste, la tradition confirme ce renseignement, et Cornélius Népos, avec moins de ménagement encore que Plutarque, rappelle l’âpreté de caractère du jeune chef syracusain[47].

Aucun indice bien caractéristique ne permet de se prononcer catégoriquement au sujet de l’authenticité de cette lettre. Il serait pourtant assez surprenant que Platon, après avoir si nettement déclaré, lors de son passage à Olympie, ne vouloir intervenir dans le conflit sicilien qu’en qualité de médiateur[48], modifie aussi rapidement son attitude et vienne aujourd’hui exciter les combattants et leur offrir d’autres secours que des secours diplomatiques.

La lettre obtint assez de succès pour retenir l’attention de Plutarque, qui en insère des extraits dans plusieurs de ses œuvres, et pour servir de modèle à des imitations. Les lettres socratiques 32 et 34 reproduisent plusieurs passages presque textuellement ou utilisent pour des idées nouvelles des expressions à peu près littérales.

Ritter serait porté à désigner Speusippe comme l’auteur[49]. Son argumentation n’est pourtant pas convaincante. On se croirait plutôt en présence d’une composition de rhéteur. Le balancement des phrases, le ton emphatique, la recherche des comparaisons (ici, avec Lycurgue, Cyrus comme dans la 2e lettre), tous ces procédés courants des discours d’apparat, appartiennent bien à ce genre de composition. De plus, un passage où l’on ne peut s’empêcher de reconnaître une imitation d’Isocrate dans l’éloge d’Évagoras, vient confirmer cette impression. Pour permettre d’en juger, nous écrivons les deux textes en parallèle.

Lettre 321 a. Éloge d’Évagoras 32, 3.
Ἐγὼ δὲ καὶ ἐν τοῖς θεάτροις ὁρῶ τοὺς ἀγωνιστὰς ὑπὸ τῶν παίδων παροξυνομένους, μήτι δὴ ὑπό γε τῶν φίλων, οὓς ἄν τις οἴηται μετὰ σπουδῆς κατ’ εὔνοιαν παρακελεύεσθαι. Ἀλλ’ ὅμως ἐγὼ ταῦτ’ εἰδὼς οὐδὲν ήττον καὶ ποιῶ καὶ ποιήσω ταὐτὸν ὅπερ ἐν τοῖς γυμνικοῖς ἀγῶσιν οἱ θεαταί· καὶ γὰρ ἐκεῖνοι παρακελεύονται τῶν δρομέων οὐ τοῖς ἀπολελεμμένοις, ἀλλὰ τοῖς περὶ τῆς νίκης ἁμιλλωμένοις.
Ἐμὸν μὲν οὖν ἔργον καὶ τῶν ἄλλων φίλων τοιαῦτα λέγειν καὶ γράφειν, ἐξ ὧν μέλλομέν σε παροξύνειν ὀρέγεσθαι τούτων ὧνπερ καὶ νῦν τυγχάνεις ἐπιθυμῶν.

On avouera que l’imitation est vraiment heureuse et ne serait pas indigne de Platon. Mais Platon se serait-il livré à pareil jeu dans une lettre aussi sérieuse et nullement écrite pour le public ? On hésite à le croire.

Lettre X.

Aristodore, le destinataire de ce très court billet, nous est complètement inconnu. C’est un ami de Dion, et l’épistolier loue sa fidélité constante envers l’exilé : fidélité, fermeté, santé morale, telle est d’après l’auteur, la vraie philosophie. Toute autre connaissance n’est que subtilité.

La lettre est trop brève pour permettre de juger avec certitude de l’authenticité ou de l’inauthenticité. Rien ne s’opposerait absolument à ce qu’elle soit de Platon. Les réminiscences des Dialogues sont abondantes et l’esprit est bien platonicien. Les passages sont nombreux où le philosophe oppose la vraie philosophie au « savoir faire » et aux « subtilités » des sophistes (cf. Gorgias, 521 d, e, Théétète, 176 c, Phédon, 101 c). Or, la marque de la vérité, ce sont précisément ces caractères déterminés par l’auteur du billet : βέβαιον, πιστόν, ὑγιές (cf. Phédon, 90 c, Philèbe, 59 b, c, Timée, 49 b, Lettre VII, 336 d). Mais la source de cet écrit paraît être surtout le VIe Livre de la République (spécialement 499 et suiv.). Platon y fait une peinture du naturel philosophique. La φιλοσοφία est aussi un ἦθος qui est ὑγιές (409 d, 490 c), βέβαιον (503 c). Et l’on peut compter sur la fidélité de ces caractères fermes : οὐκοῦν τὰ βέβαια αὖ ταῦτα ἤθη καὶ οὐκ εὐμετάβολα, οἷς ἄν τις μᾶλλον ὡς πιστοῖς χρήσαιτο (503 c). Au contraire, les chefs d’État non philosophes se détournent du vrai pour se livrer à l’étude de ces subtilités qui ne peuvent engendrer que des opinions et provoquer des disputes inutiles : τὰ δὲ κομψά τε καὶ ἐριστικὰ καὶ μηδαμόσε ἄλλοσε τείνοντα ἢ πρὸς δόξαν καὶ ἔριν… ἀσπαζομένων (499 a).

Si la lettre est un exercice d’école et une imitation des Dialogues, elle reproduit assez heureusement les idées et le style même de Platon.

II

LETTRES À DENYS

Quatre lettres nous renseignent sur les rapports de Denys et de Platon : deux, la 13e et la 2e, supposées écrites après le second voyage du philosophe en Sicile, témoignent de relations confiantes et même assez intimes. Platon parle en sage conseiller, en homme d’affaires aussi, qui prend à cœur les intérêts du prince sicilien ; il met en garde son disciple contre tout ce qui pourrait nuire à sa réputation ; il précise la nature des liens d’amitié qui doivent les unir tous deux : le thème de la 2e lettre πῶς χρὴ ἔχειν ἐμὲ καὶ σὲ est en partie également celui de la 13e.

Le ton de la 1re et de la 3e est tout autre. La situation a bien changé. Platon, après un troisième séjour malheureux en Sicile, a regagné Athènes définitivement. La rupture avec le tyran est complète et ces deux dernières lettres sont pleines de récriminations et de reproches. Le philosophe, rappelant à Denys son indigne conduite, se disculpe lui-même et abandonne désormais son infidèle disciple à sa malheureuse destinée.

Lettre XIII.

La date.

Si l’on suppose l’authenticité des lettres II et XIII, un détail permet de conjecturer que la 2e est postérieure à la 13e. Tandis que dans la 2e, en effet, il est question de Polyxène comme d’un personnage bien connu de Denys et qui séjourne auprès du tyran (314 d), dans la 13e, le même Polyxène est présenté au prince comme un homme dont apparemment celui-ci entend parler pour la première fois (360 c).

La lettre est censée écrite au printemps de 366. Dion avait été banni de Syracuse, mais pour un temps, déclarait Denys. Platon n’aurait cependant peut-être pas quitté la Sicile sans la guerre qui mit aux prises à cette époque la Sicile et la Lucanie. Il partit donc, mais après avoir fait ses conventions avec le tyran au sujet de son retour et du rappel de Dion. Durant son absence, le philosophe ne perdit pas tout contact avec son illustre, mais trop peu docile disciple : la 13e lettre témoigne de la nature de ces relations.


Le sujet.

Platon se montre ici sous un jour très particulier. Il se fait en Grèce l’intendant de Denys et la lettre est presque entièrement une lettre d’affaires : envoi d’ouvrages philosophiques, d’œuvres d’art, de cruches de vin et de plantes… En même temps, le philosophe avertit sagement le prince des dépenses qu’il croit devoir faire pour lui à Athènes ; il lui donne des conseils d’ordre et d’exactitude dans ses comptes. Et, chose assez surprenante, Platon n’hésite pas à puiser dans la bourse de son correspondant pour ses propres besoins, avec discrétion, sans doute, mais en toute simplicité et liberté. Un passage curieux ferait même penser qu’il prend plus à cœur les intérêts du tyran que ceux de Dion : on dirait qu’il se fait son complice en s’entremettant au sujet d’un projet mystérieux dont la lettre parle à mots couverts (362 e). D’après Plutarque, Denys aurait eu l’intention de donner en mariage à un de ses amis, Timocrate, la femme de Dion, intention que de fait il réalisa plus tard[50]. — Enfin, Platon révèle à son correspondant le signe qui distingue ses lettres sérieuses de celles qui ne le sont pas : les premières commencent par la formule « Dieu ! » les autres par « les dieux ».

Bref, toute cette épître, très différente par la manière et le ton de celles qui précèdent, manifeste entre Platon et Denys une intimité, une familiarité, presque une complicité, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs.


L’authenticité.

La 13e lettre est une de celles dont l’authenticité reste le plus âprement discutée. Déjà au temps de la Renaissance, un doute s’élevait contre elle, suffisamment sérieux, d’ailleurs, pour détourner Ficin d’en donner une version. Au xviie siècle, Cudworth, nous l’avons dit, la regardait comme très tardive et l’attribuait à un chrétien, à cause de la distinction entre Dieu et les dieux. Bentley, au contraire, insistait sur les indices sérieux ; il tâchait de montrer que cette lettre était exempte des imprécisions, des multiples erreurs inévitables dans les œuvres de faussaires.

Tous les arguments extrinsèques invoqués contre l’authenticité n’ont pas même valeur. Il n’est pas exact, comme on l’a souvent répété sur la foi d’anciens éditeurs, que la tradition manuscrite lui soit défavorable. On a sans doute confondu cette lettre avec la 12e. En tout cas, aucun de nos meilleurs manuscrits n’exprime le moindre doute, et, après avoir personnellement examiné tous ceux de la Bibliothèque nationale de Paris, de la Vaticane et de la Laurentienne, à Florence, j’en ai découvert un seul à la Vaticane, l’Urbinas 29, du xviie siècle, qui ajoute à la suscription de la lettre le νοθεύεται.

Le fait que cette lettre adressée à Denys est séparée des trois premières qui ont même destinataire, qu’elle tient le dernier rang dans la collection et vient après la 12e, certainement apocryphe, serait un indice plus sérieux ; généralement, en effet, les recueils de ce genre se terminent par les pièces suspectes ou fausses. L’indication n’est pourtant pas décisive, car notre tradition manuscrite ne remonte pas au delà du ixe siècle et nous ignorons si la disposition actuelle n’est pas l’œuvre de scribes qui classaient les copies une fois transcrites suivant leur propre sentiment. Toujours est-il qu’ils n’ont pas dû trouver dans leurs modèles mention de l’inauthenticité, sans quoi ils l’auraient signalée, comme ils l’ont fait pour la 12e lettre. Ajoutons enfin que l’ordre de la plupart de nos manuscrits connus n’est peut-être pas absolument invariable ; nous avons indiqué déjà l’exception du Parisinus 3009. Cette exception ne se rattacherait-elle pas à la source du manuscrit ?

Mais si les arguments extrinsèques ne suffisent pas à éclairer notre jugement, l’examen direct de l’épître éveille la défiance. Pour qui ajoute foi aux récits de la 7e lettre et aux renseignements de Plutarque, il sera difficile de ne pas relever dans l’écrit présent une multitude d’invraisemblances psychologiques et historiques. N’insistons pas sur la déception que l’on éprouve en comparant cette lettre avec les Dialogues. Le caractère de Platon nous y apparaît sous des jours très différents et l’on a peine à reconnaître dans l’épître le philosophe désintéressé du Théétète, du Banquet ou de la République : on pourrait nous objecter sans invraisemblance que le caractère d’un homme est souvent moins idéaliste que ses doctrines. Qu’on se reporte néanmoins aux documents plus dignes de créance dont nous parlions plus haut. Platon, nous disent-ils, quitta Syracuse pour la seconde fois au moment où la guerre venait d’éclater. Il promit à Denys de revenir quand la paix serait rétablie et mit comme condition le rappel de Dion récemment exilé. Ses rapports avec le tyran ont été jusqu’ici corrects, plutôt sympathiques, mais jamais d’une intimité entièrement confiante. Au contraire, l’ami très cher, le confident, c’est Dion. Pour lui, Platon a entrepris le voyage de Sicile, pour lui également, et afin de faciliter son rapatriement, il acceptera de s’embarquer une troisième fois.

Or, le Platon qui se révèle à nous dans la 13e lettre est lié à Denys comme un courtisan vulgaire ; il fait figure de commissionnaire, d’homme d’affaires, plutôt que de maître de sagesse, soucieux de former un esprit. Il ne songe qu’aux intérêts matériels de son disciple, sans négliger les siens propres ; il puisera dans la bourse de son protecteur pour constituer une dot à ses nièces[51] ; il prévoit déjà et retient à l’avance dix mines en vue du monument funéraire dont il prévoit la construction au moment où sa mère mourra. Mais Platon, homme d’affaires, n’a pas encore réfléchi à ce que Platon législateur écrira quelques années plus tard dans les Lois (XII, 959 d) au sujet des frais de funérailles : on ne dépassera pas cinq mines pour les citoyens de première classe, trois pour ceux de seconde, deux pour ceux de troisième, et une pour ceux de quatrième.

Voici qui est plus grave : lui, l’ami de Dion, son défenseur, son guide, il n’hésite pas à se charger à son endroit d’une communication fort injurieuse, et cela comme de la chose la plus naturelle. On retournerait volontiers le reproche que lui fit un jour Denys : il prend vraiment plus à cœur les intérêts du tyran que ceux de Dion[52].

De plus, pourquoi cette préoccupation d’envoyer des maîtres à Denys, alors que ce dernier est absorbé par les soucis de la guerre ? L’épistolier ajoute sans doute : « Si tu n’as pas de loisir, fais du moins instruire quelqu’un de qui tu puisses à ton tour apprendre quand tu seras plus libre ». Mais à ce moment, Platon ne retournera-t-il pas lui-même auprès de son disciple, suivant les conventions ?

Enfin, dans quel but Denys doit-il se former à la philosophie ? Pour devenir meilleur, mais aussi pour recueillir de la gloire, ἵνα… εὐδοξῇς. C’est précisément ce dont la 7e lettre blâme Denys : d’avoir recherché dans la science la gloire (344 e).

L’épître contient une abondance de détails très circonstanciés, mais invérifiables. Quel fut l’incident auquel il est fait allusion et qui provoqua de la part de Platon le refus d’une couronne ? (361 c). Nous l’ignorons, mais nous savons qu’un événement tout semblable se produisit à propos de Xénocrate, un des successeurs de Platon à l’Académie. Couronné par Denys à un concours de buveurs, il sortit et déposa sa couronne devant la statue d’Hermès[53]. Faudrait-il conjecturer que l’auteur a commis une erreur d’attribution ?

Ce qui frappe dans cet écrit, c’est à la fois, la précision des menus détails impossibles à contrôler et le vague des indications qui permettraient de situer les événements et de les apprécier : la seule proposition τότε les fixe quelque part dans le temps. Suspecte paraîtra également cette insistance de l’écrivain à vouloir authentiquer sa missive : « Que le début de ma lettre soit aussi pour toi le signe qu’elle est bien de moi ». Outre le σύμβολον ici indiqué, un autre indice doit, nous le savons, distinguer les lettres sérieuses de celles qui ne le sont pas. Or, ce signe conventionnel : « Dieu », ou « les dieux », ne se retrouve nulle part, et tout, à cet endroit, fait plutôt penser aux mystères dont s’enveloppaient les doctrines religieuses.

Quant au style et au vocabulaire, ils rappellent davantage les dialogues de la dernière période que ceux des deux premières, comme l’a clairement démontré Ritter[54]. Ce n’est pourtant pas ce qu’on devrait attendre à l’époque supposée de la lettre. Du reste, le vocabulaire est assez pauvre ; les formules de transition se répètent avec monotonie ; bref, on a peine à reconnaître l’auteur charmant des dialogues qui correspondent à cette période.

Voilà bien de quoi provoquer la méfiance sur l’origine de la lettre[55]. On ne peut naturellement songer à désigner l’écrivain, sans doute obscur, qui a voulu revêtir la personnalité de Platon. Mais les allusions voilées, les cachotteries, l’amour du mystère, porteraient à voir dans l’auteur quelque partisan d’une secte secrète plus ou moins affiliée au pythagorisme. C’est à une date relativement tardive qu’il dut composer son pastiche, alors que les rapports du philosophe et du tyran commençaient à servir de motif à la légende.

Lettre II.

Le thème.

Quelques nuages sont venus troubler les bonnes relations de Denys et de Platon. Dion et ses amis se sont plaints sans doute des procédés du tyran à leur égard, et ce dernier semble rendre le philosophe responsable de critiques qu’il aurait pu empêcher. Platon se disculpe en exposant d’une façon très libre et parfois même très familière, sa manière de comprendre la liaison du sage et du chef d’État.

La première partie de la lettre développe le thème πῶς χρὴ ἔχειν ἐμὲ καὶ σὲ πρὸς ἀλλήλους, idée centrale préparée par une amplification de rhéteur sur l’affinité naturelle de la sagesse et de la puissance : toutes deux se recherchent et s’attirent, toutes deux aiment à s’associer, glorieuse union dont parlent volontiers les hommes, que célèbre l’histoire et que chante la poésie. Veillons donc à notre réputation future. Se préoccuper de la renommée convient aux âmes nobles ; l’inquiétude qui les possède témoigne que, de l’autre côté de la tombe, les morts gardent encore quelque sentiment des choses d’ici-bas. Donc Denys et Platon devront veiller à leurs rapports d’amitié, rapports fort honorables pour l’un comme pour l’autre. Mais quand la force matérielle et la puissance spirituelle collaborent ainsi dans une cordiale entente, à qui doit revenir la préséance, au chef d’État ou au philosophe ? Sans nul doute, au philosophe, car en lui, c’est la sagesse qu’on honore. Ce principe commandera les relations mutuelles des deux associés, et, du reste, par des marques ostensibles d’estime envers le sage, le tyran s’attirera la gloire qu’il recherche.

La seconde partie de la lettre est presque exclusivement consacrée à des questions scientifiques. Archédèmos, le messager de Denys qui fait continuellement la navette entre Syracuse et Athènes, le même probablement qui, d’après la 7e lettre, supplia le philosophe, au nom de son maître, d’entreprendre une fois encore le voyage de Sicile, Archédèmos est venu soumettre à Platon, de la part du tyran, quelques doutes scientifiques, mais surtout l’interroger au sujet de cette merveilleuse connaissance qui fait le tourment des esprits avides d’absolu. Platon répondra, mais par énigmes, de peur que la doctrine ne soit profanée par des sots, si elle venait à leur connaissance. Cette doctrine concerne la nature du Premier. Une formule mystérieuse la résume : « Autour du Roi de l’Univers gravitent tous les êtres ; il est la fin de toute chose et la cause de toute beauté ; autour du Second se trouvent les secondes choses, et autour du Troisième, les troisièmes ». C’est à comprendre ces réalités qu’aspire de toutes ses forces l’âme humaine, mais, impuissante, elle n’arrive pas à satisfaire son désir, à déchirer les nuages qui lui voilent la pure vérité ; emprisonnée dans le sensible, elle n’entrevoit l’absolu qu’à travers des imperfections dont il est entièrement pur. Voilà son tourment. Denys s’était imaginé percevoir ce que nul encore n’a jamais pleinement saisi. Or, les doutes commencent à surgir en lui ; il a pris des ombres pour la réalité. L’angoisse s’empare de nouveau de son esprit : heureuse angoisse qui est le prélude de la délivrance pour qui a senti combien ses connaissances sont illusoires. Il faut donc chercher toujours, interroger, discuter, pour se libérer des solutions trompeuses. La science est le fruit de ces efforts. Platon recommande à son disciple cette patiente et difficile enquête qui, poursuivie avec constance, aboutit aux résultats désirés. Mais que Denys évite les indiscrétions et se garde d’écrire ses découvertes. Lui, Platon, n’a jamais écrit. Tout ce qui passe pour être son œuvre est celle de Socrate au temps de sa belle jeunesse.

L’épistolier termine en priant son correspondant de brûler cette lettre après l’avoir soigneusement lue et relue, et, dans une sorte de post-scriptum, sollicite quelques faveurs.


La doctrine secrète.

La mystérieuse formule concernant les trois principes a de tous temps intrigué les interprètes de la lettre. Tandis que certains ont vu là un indice évident de l’inauthenticité de l’épître, d’autres ont cherché dans les Dialogues des termes de comparaison. Depuis les Alexandrins, on a essayé diverses exégèses.

Les écrivains chrétiens ont cru deviner chez Platon comme un pressentiment de la Trinité, mais pressentiment très vague, intuition vacillante, bien pauvre clarté : « Ceux qui ont tenté d’interpréter la pensée de Platon, disait Eusèbe de Césarée, expliquent le Premier par Dieu ; le Second, par la Cause ; le Troisième, par l’Âme du monde, la désignant aussi comme troisième Dieu. Mais les lettres divines assignent comme principe la sainte et Bienheureuse Trinité, Père, Fils et saint Esprit[56]. »

Les modernes ne s’accordent pas sur l’identification de chacun des termes de la triade. Apelt assimile le Premier à la divinité ; le Second, aux Idées ; le Troisième, à l’âme du monde[57]. Howald pense, au contraire, que les trois réalités sont, suivant l’ordre, les Idées, le sensible, la matière, et compare notre formule à celle de Timée, 52 a et suiv.[58]. Andreae croit reconnaître, à son tour, les trois degrés de la connaissance, et l’âme humaine tend vers le troisième degré, la νοήσις[59].

S’il faut attribuer un sens à l’énigmatique formule, ne serait-il pas préférable de s’en tenir à l’interprétation néo-platonicienne qui est restée traditionnelle ? Le Premier, expliquait Plotin, c’est le Bien, le Bien qui est au-dessus du νοῦς, au-dessus de l’essence ; le Second, c’est l’intelligence, la cause qui joue le rôle de démiurge, et c’est elle qui forme dans le cratère le troisième principe, ou l’âme. La cause étant l’intelligence, Platon nomme père le Bien absolu, le principe supérieur à l’Intelligence et à l’essence ; il enseigne que du Bien naît l’Intelligence, et, de l’Intelligence, l’âme[60].

Proclus précise davantage[61] : le Premier, principe de toute chose, est même la source de toute divinité, car il est origine (ἀρχή), cause (αἴτιον), fin (τέλος) de toute existence. Vers lui tendent tous les êtres. Aussi ne pouvons-nous exprimer sa nature, mais seulement les relations dont il est le terme. À lui seul convient proprement la forme de la divinité (αυτοθεότης) qu’il communique aux autres dieux ; de même la nature propre aux esprits provient du premier νοῦς et l’animation, de la première âme.

En fait, si l’on se reporte au VIe et au VIIe livre de la République, on ne peut s’empêcher d’établir un rapprochement entre le πρῶτον de la Lettre et l’Idée du Bien décrite par le dialogue. Ici et là, le domaine de ce principe suprême est universel ; il s’étend à tout : πάντων βασιλέα (Lettre, 312 e), ἐπέκεινα τῆς οὐσίας πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει ὑπερέχοντος (Républ., VI, 509 b) … βασιλεύειν τὸ μὲν νοητοῦ γένους (Républ., VI, 509 d) ; ultime fin de toute réalité, le Premier voit graviter tous les êtres autour de lui, il en est l’explication et l’intelligibilité dernière ; en lui réside la source de toute beauté : καὶ ἐκεῖνο αἴτιον ἁπάντων τῶν καλῶν (Lettre, 312 e) … πᾶσι πάντων αὕτη ὀρθῶν τε καὶ καλῶν αἰτία (Républ., VII, 517 c). Il semble donc que l’on doive identifier le Premier à l’Idée du Bien. Les deux autres termes sont insuffisamment caractérisés, mais, d’après l’auteur de la Lettre, l’âme a parenté avec eux. Dès lors, ne peut-on conjecturer qu’ils désignent le νοῦς et l’âme du monde, le νοῦς démiurge du Timée ou le νοῦς royal du Philèbe (30 d), et l’âme universelle, œuvre de l’activité organisatrice du νοῦς, si on se rappelle l’origine des âmes humaines, telle que l’expose le Timée. On comprendrait ainsi la formule mystérieuse qui énonce les trois principes d’existence. L’Idée du Bien, suprême dans tout ordre de réalité, constitue le principe auquel tout se rapporte et en premier lieu les Intelligibles qui reçoivent d’elle leur raison dernière. Ce qui existe ensuite de plus apparenté à l’Idée du Bien, c’est le νοῦς, l’esprit organisateur du cosmos, principalement de l’âme du monde et des âmes humaines. Vient en dernière ligne cette âme du monde, principe d’existence encore, puisque c’est d’elle que le νοῦς démiurge a tiré la substance dont seront formées les âmes humaines. Si l’interprétation néo-platonicienne est exacte, ce passage dénote déjà une tentative de systématisation des doctrines de Platon, et nous aurions ici un prélude des fameuses triades déjà en vogue à l’Académie au temps de Speusippe et surtout de Xénocrate, et dont l’école alexandrine a particulièrement abusé.

Mais l’épistolier a bien pu aussi ne pas avoir d’idée tellement précise et cacher, sous des expressions ramassées au hasard de ses lectures à travers les Dialogues, une pensée mal définie. Certains rapprochements de formules, comme celles de la République VI, 511 d, par exemple, du Timée, 41 d et de la Lettre, 312 e : δεύτερον δὲ περὶ τὰ δεύτερα, καὶ τρίτον περὶ τὰ τρίτα, laisseraient croire facilement à une collection de centons qu’il serait peu sûr d’interpréter trop strictement. Cette dernière remarque nous amène à discuter le problème de l’authenticité de la Lettre.


L’authenticité.

Si l’on considère le ton de la Lettre, un peu bourru par endroits, mais dans l’ensemble sympathique et confiant, et la manière dont sont envisagés les rapports présents ou futurs entre Denys et Platon, on ne peut assigner d’autre date à cet écrit que la période antérieure au troisième voyage en Sicile. Après la rupture définitive qui mit fin au dernier séjour à Syracuse, un tel langage serait inintelligible. — D’autre part, plusieurs indices témoigneraient d’une époque beaucoup plus tardive : l’allusion au pèlerinage d’Olympie (310 d) paraît bien être une réplique du récit de la 7e lettre (350 b) relatant un événement postérieur à la rupture ; les relations d’amitié que suppose une demande très particulière de Speusippe au tyran (314 e) s’expliquent difficilement si ce dernier ne connaît pas personnellement le neveu de Platon. Or, Speusippe ne s’est rendu en Sicile que beaucoup plus tard, au moment où Platon s’y trouvait lui-même pour la dernière fois. Le désaccord entre les données historiques et l’état psychologique que révèle la Lettre, éveille déjà des doutes contre l’origine du document. On a l’impression d’avoir affaire à un rhéteur informé d’une manière générale des aventures siciliennes, qui a lu la 7e lettre, s’inspire des Dialogues, mais ne s’est pas suffisamment soucié de rétablir les divers plans de l’histoire.

Cette impression se confirme quand on compare les passages parallèles de la 7e lettre avec celle-ci. L’imitation saute aux yeux et ce qui est significatif, c’est la façon dont le modèle a été utilisé, exagéré, faussé. Nous en donnerons quelques exemples. La supposition relative à la formation philosophique de Denys, à ses découvertes ou à son initiation scientifique par des maîtres étrangers, supposition ironique dans la 7e lettre (345 b), est également exprimée ici, presque dans les mêmes termes et à deux reprises (312 b et 313 b). Mais le ton est tout autre. Platon paraît admettre sérieusement la réalité d’une hypothèse qu’il traite ailleurs avec tant de dédain. — La fameuse déclaration concernant la connaissance suprême, qui ne s’apprend pas comme les autres sciences et n’a pu faire l’objet de traités systématiques de la part du philosophe (341 c), se transforme dans la lettre II en l’étonnante protestation : « il n’existe aucun écrit de Platon et il n’y en aura point. Ce que l’on désigne aujourd’hui sous ce nom est l’œuvre de Socrate au temps de sa belle jeunesse » (314 c) !

Ailleurs, les Dialogues sont largement mis à contribution et il n’est pas malaisé de reconnaître un pastiche du Théétète et du Ménon dans le passage sur le douloureux enfantement des âmes en travail de vérité (313 a) ou dans la réflexion sur la fragilité des preuves que l’on n’a pas liées (313 b). À tout instant même, un mot, une pensée paraissent jaillir comme une réminiscence sous la plume de l’écrivain et s’adaptent à leur cadre d’une façon peu naturelle : la digression, que rien n’appelle ici, sur la persistance chez les morts d’une sorte de sentiment des choses d’ici-bas (311 c), pourrait bien s’expliquer par la fantaisie qu’on aurait eue de reproduire un trait du Ménéxène (248 c) et peut-être aussi par le désir de l’auteur d’affirmer nettement son avis au sujet d’une opinion que Platon présentait comme une hypothèse et qu’Aristote discutera[62].

Ritter a démontré la parenté linguistique des lettres II et XIII[63]. Parenté du vocabulaire, ressemblance des formules de transition, usage identique de certaines tournures, même façon de combiner les particules, — tout cela est incontestable, et, malgré la différence des thèmes, on rapproche volontiers les deux lettres. Ces indices ne permettent pourtant pas de conclure avec certitude à l’identité des auteurs, car les deux textes sont trop courts pour offrir aux recherches stylistiques des matériaux suffisants. Pourtant, si l’on corrobore ces indications par le contenu des lettres, qui nous révèle un Platon assez semblable dans les deux écrits et très différent de celui des Dialogues ou de la 7e lettre, un Platon guindé, pédant, tantôt d’une excessive familiarité avec le tyran, prêt à lui dénoncer tous ceux qui parlent mal de lui (315 a ; XIII, 362 b, c, e), d’autres fois plein d’une suffisance ridicule, — le rapprochement devient de plus en plus significatif. Enfin, comme dans la 13e lettre nous avons cru deviner des traces de pythagorisme, ici, la doctrine, la méthode, le vocabulaire nous transportent en plein milieu pythagoricien. Qu’il suffise de rappeler la formule des trois principes que nous avons étudiée plus haut, l’insistance à recommander le secret[64], l’invitation à meubler sa mémoire au lieu d’écrire, procédé cher à l’école de Pythagore suivant le témoignage d’Aristoxène[65], l’emploi du terme ἀκούσματα, pour désigner une science (314 a)…

L’ensemble de ces raisons s’oppose sérieusement à la thèse de l’authenticité. Cet écrit, comme la 13e lettre et quelques autres dont nous parlerons plus loin, paraît dériver d’un groupe platonicien où l’on se plaît à faire ressortir dans la doctrine du maître l’aspect pythagoricien et où l’on prépare les voies aux transformations que lui fera subir l’école d’Alexandrie. Il fut composé probablement, tout comme la 13e lettre, en un temps où le souvenir des événements de Sicile commençait à s’estomper, où déjà les relations entre Platon et Denys fournissaient un thème aux amplifications des rhéteurs.

Lettre III.

Le sujet.

Après un troisième voyage malheureux en Sicile, Platon a regagné Athènes. Désormais toute collaboration entre le philosophe et le tyran est devenue impossible. Dion, de son côté, a mis à profit ses loisirs d’exilé pour organiser contre Denys le parti de la résistance. Il semble qu’à l’époque où la lettre est supposée écrite, la lutte est engagée. À certaines allusions on croirait même que les plans de Dion ont reçu un commencement de réalisation (319 b).

Denys s’est plaint à des envoyés étrangers de l’attitude de Platon. Il reproche à son ancien conseiller de n’avoir pas agi avec une parfaite loyauté, de lui avoir enlevé des mains les armes mêmes dont à présent Dion se sert pour le combattre, et cela, en le détournant d’accomplir deux grandes œuvres qui sont aujourd’hui l’objectif de son adversaire : la transformation de la tyrannie en royauté et la restauration des cités helléniques de la Sicile (315 d). Ces propos sont revenus aux oreilles du philosophe, qui en profite pour entreprendre son apologie et défendre sa réputation contre ces griefs et aussi contre d’anciennes calomnies répandues par ses ennemis de Sicile : Platon, disaient ces derniers, est le grand responsable des erreurs et des fautes de Denys ; il a été le mauvais génie du prince, qui suivait ses avis en tout. À ces deux sortes d’accusations, répondra une double justification.

1o Comment est-il possible d’imputer à Platon la détestable politique qui a jeté la Sicile dans un tel état de trouble ? S’est-il jamais entremis dans les affaires de la cité ? C’est à peine s’il a prêté son concours à la rédaction de préambules législatifs, que dans la suite on a, du reste, complétés et remaniés. Un simple récit du rôle joué par le philosophe à Syracuse suffira à sa défense. L’écrivain résume à grands traits les événements tels que nous les fait connaître la 7e lettre ; il les raconte et parfois presque dans les mêmes termes, en ayant soin de faire ressortir la tâche de conciliateur qu’il s’était imposée. Comme dans la 7e lettre, il insiste sur son désintéressement total, sur les difficultés qui n’ont cessé d’entraver son œuvre, sur la défiance progressive du tyran à son égard, et cela pour bien montrer qu’il est invraisemblable qu’il ait pu seulement penser à s’entremettre dans la politique.

2o Quant au reproche qu’on lui fait aujourd’hui de s’être mis en travers de projets concernant la transformation du pouvoir tyrannique ou le relèvement des villes grecques, Platon se contente, pour se disculper, de rappeler une de ses dernières conversations avec le tyran, vingt jours avant son départ. Cette conversation eut des témoins, Archédèmos et Aristocritos. Ce jour-là précisément, Denys lui faisait un grief du conseil relatif à la restauration des cités helléniques qu’il nie maintenant avoir reçu. L’écrivain retrace de façon très dramatique le dialogue qui décida de la rupture. Oui, Platon avait engagé le tyran à relever les villes grecques, mais il avait posé d’abord la condition préalable : une sérieuse formation scientifique chez son disciple. Cela suffit à provoquer le rire insultant de Denys. Et l’épistolier ajoute : « par suite, ce qui pour toi était alors dérision, maintenant de rêve est devenu réalité ». Phrase obscure qu’il faudrait peut-être interpréter ainsi : grâce à cette formation scientifique, jadis objet de raillerie pour toi, Dion devient aujourd’hui capable de réaliser ce que tu as été toi-même incapable de faire, c’est-à-dire de rétablir les cités dévastées par les barbares. Platon, dans ce texte, laisserait entrevoir la revanche qui approche et ferait une allusion discrète aux premiers succès des partisans de la liberté.


L’auteur.

La 3e lettre est une de celles qui trouvent plus facilement grâce aux yeux des critiques. Ritter, en particulier, soutient fermement son authenticité et lui accorde le même crédit qu’à la 7e (en exceptant le passage philosophique) et à la 8e. Cependant, à l’examiner de près, on ne saurait partager cette confiance. Pour une lettre privée, elle manque vraiment trop de spontanéité et de naturel : le souci de la forme paraît dominer toute autre préoccupation. Veut-on, plus justement, la considérer, avec Ritter, comme une lettre ouverte qui, par delà le destinataire avoué, s’adresse au grand public, on comprend moins les développements de la 7e lettre où le récit des voyages en Sicile est repris de façon identique, mais avec quelques détails plus circonstanciés. Platon aurait donc, à deux époques très rapprochées, à peine à quelques mois de distance, répété la même apologie, en deux rédactions identiques pour le fond des choses, à l’intention de lecteurs qui peuvent avoir en mains les deux documents. Ajoutons que, dans ce cas, on s’expliquerait mieux que la relation complète, et par conséquent plus claire, eût été publiée en premier lieu, c’est-à-dire dans la 3e lettre, — et le résumé de faits déjà connus, dans l’écrit plus tardif.

Au reste, une simple lecture de l’épître donne l’impression qu’on est en présence d’une œuvre de rhéteur qui a pris pour modèle la 7e lettre et, à l’aide des Dialogues, a essayé d’enjoliver ses tableaux.

Déjà, le préambule qui s’amuse à distinguer les formules de salutation ressemble fort aux exercices d’école. Est-il vraiment naturel, au début d’un plaidoyer où l’on a autre chose à faire que d’ergoter sur des nuances de pensées, de se demander si Platon saluera Denys par le terme χαίρειν où par l’expression εὖ πράττειν ? Le tyran choisira, mais la première formule ne convient ni à Dieu qui est par delà le plaisir ou la peine, ni à l’homme, à cause des effets funestes de ces deux sentiments. Ceci rappelle les distinctions socratiques rapportées par Xénophon entre l’εὐπραξία et l’εὐτυχία, la première seule convenant à l’homme[66]. Mais surtout, l’imitation d’un passage de Charmide (164 d) est manifeste : « Je définirai volontiers la sagesse la connaissance de soi-même, dit Socrate, d’accord avec l’auteur de l’inscription de Delphes. Cette inscription, en effet, me semble être la parole de bienvenue que le dieu adresse aux arrivants, à la place du salut ordinaire « réjouis-toi », trouvant sans doute cette dernière formule déplacée et jugeant que nous devons nous inviter les uns les autres, non à nous réjouir, mais à être sages. » La 36e lettre socratique joue également sur les mêmes mots sans attribuer plus de valeur significative à l’un qu’à l’autre. Bref, c’est un de ces lieux communs à propos desquels les sophistes se plaisent à subtiliser à la manière de Prodicos.

Saveur de rhétorique encore, la composition du morceau avec ses divisions nettes, ses transitions ménagées (Σχεδὸν δ’ εἰς λόγον… 318 e), ses différentes formes de narrations. L’auteur a voulu écrire une Apologie de Platon qui fît pendant aux Apologies de Socrate et l’on pourrait croire qu’il a choisi comme modèle l’Apologie rédigée par Platon. Même plan de part et d’autre. Platon, dans la Lettre, doit répondre à une double catégorie de calomniateurs, accusateurs d’ancienne date et accusateurs plus récents, tout comme Socrate dans l’Apologie. Les ressemblances sont évidentes entre l’Apologie 18 d et la Lettre 316 b. Et elles ne sont pas les seules. Adam[67] a déjà signalé d’autres ressemblances qui ne sont pas pur hasard et s’expliquent difficilement si on rejette l’hypothèse d’une contre-façon.

Mais ce qui est peut-être plus significatif, c’est la transposition faite par l’auteur de quelques passages de la 7e lettre, par ailleurs assez exactement résumée. Ce qui concerne, par exemple, le rôle joué par Platon dans la rédaction des νόμων προοίμια, n’est qu’un pastiche du récit relatif à l’ouvrage philosophique composé par Denys. On pourrait presque mettre en parallèles les deux séries de textes (III, 316 a et VII, 341 b). — Quand Platon en est à raconter dans la 7e lettre ses démêlés avec Denys au sujet de Dion et comment, après de vains efforts, il s’était vu contraint de renoncer à la lutte et soupirait après la liberté comme l’oiseau dans sa cage, il rappelle les machinations dont usa le tyran pour l’apaiser sans lui donner satisfaction : ὁ δὲ διαμηχανώμενος τίνα τρόπον ἀνασοβήσοι με μηδὲν ἀποδοὺς τῶν Δίωνος, 348 a. Les mêmes circonstances sont reproduites par l’auteur de la 3e lettre, mais celui-ci, soit par inintelligence du terme ἀνασοβήσοι, soit simplement pour le plaisir de modifier, transforme l’intention de Denys : celui-ci ne songe plus à calmer, mais à effrayer son censeur : μηχανὴν… ηὗρες, ἐμὲ ἐκφοβεῖν, 318 b.

Enfin, il est aisé de se rendre compte du procédé de composition de la scène finale. L’épistolier n’a pas reproduit tel quel l’entretien dramatique entre Denys, Platon, Eurybios et Théodote, ces deux derniers surtout auditeurs et témoins, entretien qui décida de la rupture entre le tyran et le philosophe (VII, 349 a et suiv.). Le pastiche eût été trop apparent. Mais il s’est inspiré du récit. Pour satisfaire à la vérité historique, il a commencé par le résumer très brièvement, sous une simple forme narrative (318 c, d). Puis, il a imaginé à son tour une scène du jardin. Même décor, même nombre de personnages, mais Eurybios et Théodote sont ici remplacés par Archédèmes et Aristocritos. Un fait rappelle un événement qui, d’après la 7e lettre, fut la conséquence de la querelle du palais. D’après cette lettre, après la brouille, Platon a dû quitter l’acropole. Mais ses allées et venues sont continuellement épiées. Une visite à Théodote lui vaut une sèche réprimande du prince susceptible : « tu agis très mal, lui mande-t-il par un de ses messagers, en faisant plus de cas de Dion et de ses amis que de moi-même » (VII, 349 e). Dans la 3e lettre, c’est Denys qui adresse directement le reproche au philosophe et engage ainsi la discussion (319 a). Il fallait encore mentionner ici, pour être complet, la colère du tyran, et l’auteur n’y manque pas (III, 319 b et VII, 349 a). Seule, ou à peu près, la matière de la dispute varie, tandis que le cadre, la psychologie des personnages, le développement même du petit drame et son dénouement sont presque identiques.

Si l’on voulait poursuivre le parallèle entre les deux lettres, on pourrait signaler les transferts d’expressions d’un épisode à un autre, les raccourcis de la 3e épître, d’une exactitude parfois très approximative (cf. v. g. 318 a et VII, 347 d). Ce que nous avons dit suffit néanmoins pour inspirer les doutes les plus légitimes sur l’authenticité.

Il n’est pas surprenant que le style se rapproche beaucoup plus que dans les autres lettres de la manière platonicienne, puisque, en grande partie, termes et tournures proviennent d’une source authentiquement platonicienne. Toutefois, la plume de l’écrivain n’est pas tellement sûre qu’elle sache éviter toute locution accusant l’anachronisme. Un Athénien du ive siècle aurait-il employé l’aoriste et ἂν au sens itératif, avec une conjonction comme ὅτε dans la phrase ὅτε τι πλέον ποιεῖν ἂν ᾠήθην… ? L’expression paraît avoir une saveur d’hellénisme[68].

Si donc l’on réfléchit aux circonstances qui doivent avoir donné naissance à cette lettre, si on examine sans préjugés la structure, le ton, les procédés littéraires de la plaidoirie, on éprouve l’impression d’une œuvre artificielle et peu sincère et l’on est porté à croire qu’elle est sortie des écoles de rhéteurs.

Lettre I.

Platon, de retour à Athènes après l’échec définitif de Sicile, exprime d’abord à ses adversaires, puis à Denys, son indignation pour les procédés dont il a été la victime. Il refuse en termes violents d’entrer désormais dans les voies de la conciliation. Il renvoie même la somme, du reste insuffisante, qui lui avait été remise pour parer aux frais du voyage. Que Denys se souvienne du sort tragique réservé aux tyrans qui, au dire des poètes, meurent privés de toute sympathie.

Cette lettre, très courte, a plutôt l’apparence d’un pamphlet. Elle suppose les événements narrés dans la 3e lettre, mais manifeste chez son auteur des sentiments plus passionnés, moins réfléchis. Encore tout vibrant de l’émotion causée par l’attitude récente de Denys, Platon, dès sa rentrée en Grèce, aurait dit tout crûment son fait à son hôte déloyal.

Est-il besoin de discuter l’authenticité de cet écrit ? Une simple lecture suffit à dévoiler la fiction littéraire. Le ton déclamatoire, le recours aux citations de poètes, procédés bien peu naturels dans des circonstances aussi dramatiques, font songer à un exercice d’école. De plus, quelques détails ne s’accordent guère avec ce que nous apprennent des documents plus sûrs au sujet du séjour de Platon en Sicile. Il n’est pas exact que le philosophe ait été fréquemment préposé comme maître absolu à la garde de la cité (309 b). Nulle part également on ne voit qu’il ait dû quitter Syracuse chassé par ses adversaires et sur leurs injonctions (id.). Même si on veut envisager cette manière de s’exprimer comme pure exagération oratoire, il faut avouer que l’emphase frise ici le ridicule. La réalité fut toute autre, puisque Platon dut faire des instances pour obtenir enfin l’autorisation de rentrer dans sa patrie. L’information relative à l’insuffisance de la somme remise par Denys pour subvenir aux frais de voyage ne concorde pas avec le récit de la 7e lettre, qui mentionne le geste du tyran, mais sans laisser soupçonner le moins du monde pareille mesquinerie (VII, 350 b).

La lettre se fait l’écho d’une légende qui paraît s’être formée peu à peu. De bonne heure les biographes du philosophe parlèrent de sa gravité (σεμνότης) que les satiriques ne tardèrent pas à transformer en tristesse ou en mélancolie : « Ô Platon, s’écriait au ive siècle le poète comique Amphis dans Dexidémide, n’es-tu donc capable que de montrer un visage sombre, avec tes sourcils gravement relevés en spirale comme un coquillage ? »[69]. Les Problemata faussement attribués à Aristote font aussi mention de la mélancolie de Platon[70]. « La plupart du temps, il fuyait la foule, au dire de certains », rapporte à son tour Diogène Laërce (III, 40). À conclure de là qu’il était misanthrope, il n’y avait qu’un pas. Or, voilà bien ce qu’insinue la 1re lettre en nous révélant un Platon dépité, cherchant désormais un genre de vie qui l’éloigne davantage des humains (309 b). Cette attitude est encore accentuée dans une autre lettre platonicienne étrangère à la collection traditionnelle et insérée par Hermann dans son édition, à la suite de celles que nous transmettent les manuscrits (lettre 14. — Dans Hercher, lettre socratique 24). « Je ne sais, écrit l’épistolier qui prend le nom de Platon, ce qu’est devenue pour moi la philosophie, chose bonne ou mauvaise, puisqu’à présent, j’ai horreur de me mêler à la foule… Aussi, je me suis éloigné de la ville, comme d’une prison de bêtes sauvages, j’ai élu domicile non loin d’Iphistiade et de ces parages, sachant bien que Timon n’était pas misanthrope, mais que ne trouvant pas des hommes, il ne pouvait aimer des bêtes sauvages. Aussi menait-il une vie solitaire. » Comme tout cela s’accorde peu avec les sages conseils que le Socrate du Phédon donnait à ses amis avant de mourir : « …Prenons garde de devenir misologues, comme d’autres sont devenus misanthropes : on ne saurait éprouver de plus grand mal que la haine du discours. C’est de la même manière que naissent misologie et misanthropie. La misanthropie résulte, en effet, d’un excès de confiance donnée sans connaissance ; on croit à la loyauté, à la droiture, à la fidélité d’un homme, et peu après, on découvre qu’il est méchant et infidèle ; on fait sur un autre la même expérience, et quand on l’a renouvelée souvent et principalement sur ceux que l’on estimait ses plus familiers et ses plus intimes, on finit, à force de heurts, par haïr tous les hommes et par n’en regarder absolument aucun comme sincère… N’est-ce pas honteux et n’est-il pas évident que c’est le fait d’un homme qui ne sait rien des choses humaines et prétend se mettre en relations avec les hommes ? S’il entreprenait ces relations en connaissance de cause, il jugerait les choses comme elles sont, c’est-à-dire que les tout à fait bons et les tout à fait pervers sont extrêmement rares, mais que le plus grand nombre se tient entre les deux » (89 d, e ; 90 a).

Quelques éditions attribuent cette lettre à Dion, très probablement à la suite de Ficin. Mais les manuscrits portent tous le nom de Platon. L’hypothèse d’Immisch, suivant laquelle l’épître, provenant sans doute de l’œuvre historique de Timée, devrait être considérée comme une pseudo-lettre de Dexippos à Denys, est trop fragile pour qu’on puisse la regarder comme probable. Il ne suffit pas, en effet, que le ton et les termes, du reste si peu précis, de cette brève rédaction correspondent plus ou moins à ce que nous savons par l’histoire des rapports qui s’établirent entre le général spartiate et le tyran syracusain.

III

LETTRES À DES CHEFS D’ÉTAT

Lettre V.

La 30e lettre socratique, imitation peut-être d’une lettre authentique de Speusippe à Philippe de Macédoine, fait allusion à l’influence politique de Platon à la cour macédonienne : sous le règne de Perdiccas, le philosophe a vraiment posé les bases du royaume actuellement gouverné par Philippe et depuis, il s’est toujours efforcé d’établir par son action l’union et la concorde.

Or, la 5e lettre est adressée précisément à Perdiccas III, le frère de Philippe, qui occupa le trône cinq ans, de 365 à 360. Il faut donc situer cet écrit entre le second et le troisième voyage en Sicile. Un certain nombre de jeunes gens se sont groupés depuis quelque temps dans le jardin d’Académos et, sous la direction du maître déjà célèbre à Athènes, se forment, d’après la méthode et l’esprit socratique, aux plus hautes sciences et à la direction intellectuelle des États. Euphraios d’Orée (en Eubée), qui devait plus tard mourir en héros de l’indépendance grecque à cause de sa résistance au parti macédonien, est envoyé en qualité de conseiller à Perdiccas. Mieux que tout autre il est apte à faire comprendre au prince le vrai langage de la monarchie.

Mais la lettre n’a pas comme seul but d’annoncer au roi de Macédoine la venue prochaine d’un auxiliaire ; elle se propose encore un dessein apologétique. Pourquoi l’activité politique de Platon se limite-t-elle volontairement aux pays étrangers et comment se fait-il qu’Athènes ne soit point favorisée de l’aide bienfaisante de l’Académie ? Il fallait répondre à une objection qui venait naturellement à l’esprit. La seule réponse possible, c’était qu’Athènes ne voulait pas utiliser cette collaboration ou n’avait pas la santé morale nécessaire pour supporter des conseils de sagesse. Or, convenait-il de s’exposer en pure perte à des dangers trop réels et ne valait-il pas mieux réserver ses instructions à des peuples ou à des chefs d’État plus disposés à les recevoir ? Ainsi le pense Platon, ainsi penserait également tout homme de bon sens.

Cette lettre peut être classée dans le genre épistolaire que les anciens appelaient συμβουλευτικόν. L’idée centrale autour de laquelle se groupent les développements des deux parties est celle de conseil. Le terme συμβουλή, ou ses dérivés, reviennent avec persistance comme le leit-motiv de la composition, neuf fois en trente et une lignes : conseil de Platon à Euphraios, conseils d’Euphraios à Perdiccas, conseils d’un tiers à Platon pour l’engager à offrir lui-même ses conseils à sa patrie. Tel est le cadre littéraire où viendront se ranger les deux thèmes de cette brève épître.

Les procédés de la rhétorique sont trop apparents dans cette lettre pour que l’on puisse lui reconnaître les caractères d’une lettre réelle, d’une véritable lettre d’affaires, et, de plus, l’imitation évidente de la 7e lettre montre quelle a été la source utilisée par l’auteur. Tout le passage sur l’inutilité des conseils (322 b) est un raccourci des développements parénétiques de la grande lettre (331 b, c, d) et on y retrouve jusqu’à des expressions identiques. Nous avons encore dans cette courte rédaction un exemple de ces exercices d’école qui s’essayaient à paraphraser les pensées les plus saillantes de l’œuvre épistolaire du philosophe, comme les faux dialogues empruntaient aux dialogues authentiques leurs idées et jusqu’à leurs formules. Nous apprenons aussi comment, après la mort de Platon, on envisageait le rôle important de directeur qu’a sans doute joué le chef de l’Académie auprès des princes amis de la science, et quelle fut l’influence politique de ses doctrines.

Lettre VI.

Les personnages.

Les trois destinataires de la lettre : Hermias, Érastos et Coriscos sont des personnages historiques sur lesquels nous ont été transmis quelques renseignements.

Hermias, le tyran d’Atarnée, est suffisamment connu par son extraordinaire fortune et par ses relations avec Aristote et Xénocrate. D’esclave, élevé à la puissance suprême grâce à la faveur et à l’habileté de son maître Euboulos, il s’était vu associer au commandement des cités d’Atarnée et d’Assos par son bienfaiteur, puis, après la mort de ce dernier, avait seul hérité de la tyrannie. C’est alors qu’il appela auprès de lui Xénocrate et Aristote qui furent quelques temps ses hôtes. Il voulut même donner en mariage sa nièce et fille adoptive, Pythias, au futur maître du Lycée. Mais il connut bientôt les vicissitudes du destin. Il exerçait depuis dix ans le pouvoir souverain, quand, victime d’une trahison, il fut livré au roi de Perse Artaxerxès et mis à mort.

Diogène Laërce (III, 46) mentionne Érastos et Coriscos parmi les disciples de Platon. Il unit leurs deux noms comme s’il s’agissait de deux frères. Strabon (XIII, 54) nous apprend qu’ils étaient de Skepsis, bourg voisin d’Atarnée. Coriscos fut le père de Nélée, le disciple d’Aristote et de Théophraste, qui devint l’héritier de la bibliothèque et des œuvres du Stagirite. C’est à Skepsis, comme on le sait, que séjourna longtemps, inconnue et cachée, la précieuse collection. Plus tard, les descendants de Nélée la vendirent à Apellicon de Téos.

Le règne d’Hermias se place aux environs de 351. Platon avait alors 78 ans. C’est l’époque où, rentré chez lui après les échecs de Sicile, il dirige son école et compose ses derniers ouvrages. Cette lettre, à supposer son authenticité, serait une des dernières qu’il a écrites.


Le thème

Hermias possède la puissance ; Érastos et Coriscos, la sagesse. Il faut joindre les deux en créant des liens d’intime et ferme amitié entre le chef d’État et le philosophe. Le chef d’État, grâce à son influence et à son autorité politique, protégera l’inexpérience pratique de ses voisins. Érastos et Coriscos, à leur tour, apporteront à Hermias, bien mieux que la richesse et la force, l’affection et le dévouement. Platon ne sera pas seulement l’instigateur, mais aussi l’arbitre de cette κοινωνία, et si jamais quelque nuage venait troubler la sérénité de cette fraternelle entente, c’est à lui qu’on exposera les griefs. Sa réponse rétablira sans aucun doute la confiance entre gens sages et droits. Cette lettre d’exhortation sera lue par les trois amis, qui la regarderont comme la charte sacrée de leur association, charte sur laquelle ils prononceront le serment de fidélité en prenant à témoin « le dieu chef de toute chose présente et future et le père tout-puissant du chef et de la cause ».


L’authenticité.

La 6e lettre a joui ces derniers temps d’un regain de faveur, et des critiques, comme Wilamowitz et Howald, qui rejettent la plupart des pièces de la collection, accordent à celle-ci la même confiance qu’à la 7e et à la 8e lettre. Apelt soutient que son authenticité peut être difficilement combattue.

Nous avouerons pourtant que trop d’éléments suspects nous empêchent de partager cet optimisme. Plusieurs interprètes ont déjà signalé une contradiction entre le récit de Strabon et une affirmation de la Lettre. D’après le géographe, Hermias, avant de conquérir le pouvoir, aurait suivi à Athènes des leçons de Platon et d’Aristote (III, 57). Comment concilier cette assertion avec celle de l’auteur de la lettre, qui prétend ne pas connaître le chef d’État (322 e) ? Brinkmann refuse d’accorder crédit au renseignement de Strabon, sous prétexte que la relation du géographe est superficielle et contient des inexactitudes, surtout en ce qui concerne le sort des écrits aristotéliciens[71]. Cependant, un séjour d’Hermias à Athènes ne reste-t-il pas très vraisemblable si l’on veut expliquer la liaison du tyran avec Aristote et Xénocrate, liaison qui eut pour conséquence le voyage des deux philosophes et leur séjour à la cour d’Atarnée, après la mort de Platon ? Ce point d’histoire ne paraît pas soulever de doute sérieux, même si d’autres détails sont suspects pour manquer de précision.

De plus, une formule comme « la science des Idées » (πρὸς τῇ τῶν εἰδῶν σοφίᾳ… 322 d) pour caractériser la compétence d’Érastos et de Coriscos semble bien étrange sous la plume de Platon. Elle serait un ἅπαξ εἰρημένον et on ne saurait la comparer, comme veut Howald, à l’expression εἰδῶν φίλοι du Sophiste pour désigner une école, ou la justifier par le fait qu’Aristote attribue à son maître l’enseignement des Idées : λέγει τὰ εἴδη. Enfin, la conclusion de la Lettre s’accorde peu avec la manière platonicienne et rappelle surtout les doctrines secrètes du pythagorisme dont nous trouvions des échos dans la 2e lettre. Que faut-il entendre par cette double divinité au nom de laquelle les trois amis prêteront serment ? Les interprétations les plus diverses ont été données tout comme pour le fameux passage de la 2e lettre : interpolation d’un chrétien platonicien qui a introduit la doctrine du Père et du Verbe (Tiedemann) ; réminiscences de la République, du Philèbe ou du Timée. Wilamowitz et Apelt soutiennent qu’il s’agit du Bien et du Soleil, fils du Bien ; Raeder et Howald, après Karsten, cherchent la solution dans le Timée et identifient les deux divinités au démiurge et à l’âme du monde. Mais la formule est-elle susceptible d’une précision rigoureuse ? Comme nous l’avons noté à propos de la 2e lettre, ne reflète-t-elle pas plutôt les tendances d’une époque où l’on commençait à systématiser la doctrine religieuse de Platon et à unifier des réalités qui très probablement restaient distinctes dans l’esprit de leur auteur ? La théorie qui prône une sorte d’émanation des principes à partir d’un être premier tendait à s’acclimater dans la philosophie grecque et devait aboutir bientôt à la conception néoplatonicienne.

La lettre VI est, du reste, étroitement apparentée à la 2e. Leur thème est assez semblable. Mais tandis que la 2e exposait théoriquement et aussi par des exemples la nécessité d’unir la philosophie et le gouvernement des États, la 6e s’efforce de faire descendre l’idéal rêvé dans le domaine de la réalité. La recommandation de recourir à Platon pour aplanir les différends se retrouve dans les deux écrits (II, 310 d et VI, 323 b) ; de même l’avis de reprendre à plusieurs reprises la lecture de la lettre (II, 314 c et VI, 323 c). Les conseils pour s’adonner à la vraie philosophie rendent des deux côtés un son différent de ceux qu’on entend dans la 7e lettre et rappellent encore des formules de la 13e (VI, 323 c d, XIII, 360 e, 363 c ; II, 311 d, 312 b c). — Enfin, la terminologie et la structure de la phrase, comme l’indique Ritter[72] en confirmant ses constatations par plusieurs exemples caractéristiques, manifestent un rapport très étroit entre les deux rédactions et feraient croire à l’identité des auteurs.

Tous ces motifs nous font hésiter à souscrire à la thèse de l’authenticité et nous portent plutôt à conclure que cette lettre provient du même milieu pythagoricien d’où sont sorties la 2e et la 13e.

Lettre IX.

La 9e lettre ne nous éloigne pas de ce cercle pythagoricien. Le destinataire est Archytas de Tarente, le chef d’État philosophe, disciple de Philolaos et ami de Platon. Grâce à ce dernier, il était entré en relations scientifiques et politiques avec Denys de Syracuse, ainsi que nous l’apprend la 7e lettre. Il s’acquit une célébrité par ses inventions mécaniques et ses découvertes mathématiques ; il résolut, par exemple, par deux moyennes proportionnelles, le problème de la duplication du cube. — La lettre mentionne encore trois pythagoriciens : Archippos, un de ceux qui, suivant la tradition de l’école, échappa au désastre de Crotone, Échécrate et Philonidès, désignés tous deux par Jamblique comme pythagoriciens de Tarente[73].

La lettre ne peut avoir été écrite avant 388, époque où Platon revint de son premier voyage en Italie pendant lequel il dut faire la connaissance d’Archytas. Aucun trait ne permet de la dater de façon plus précise.

Archytas avait confié une mission diplomatique à ses compatriotes Archippos et Philonidès, ses associés dans le culte de la science pythagoricienne. Mais, en même temps, il avait exprimé à Platon ses regrets de ne pouvoir abandonner les affaires pour se livrer complètement à ses études de prédilection. C’est à ces plaintes que répond le philosophe en développant le thème que nous ne sommes pas nés pour nous seuls, mais que notre vie se partage entre la patrie, les parents, les amis et les circonstances qui orientent notre activité. Si la patrie remet ses intérêts entre nos mains, nous ne pouvons nous dérober.

Cicéron cite à deux reprises cette pensée en la rapportant à Platon : « …ut ad Archytam scripsit Plato, non sibi se soli natum meminerit, sed patriæ, sed suis, ut perexigua pars ipsi relinquatur » (De fin., II, 14). — « Sed quoniam (ut præclare scriptum est a Platone), non nobis solum nati sumus, ortusque nostri partem patria uindicat, partem amici… » (De Off., I, 7).

Dans la lettre elle-même, aucun indice bien clair ne permet de corroborer ou d’infirmer le témoignage si net de Cicéron en faveur de l’authenticité. Il n’est pas impossible que Platon ait exprimé semblables idées, mais ce lieu commun était également à la portée de n’importe quel rhéteur.

Deux passages font pourtant difficulté. Sans fournir de raison décisive pour le caractère apocryphe de la lettre, ils nous empêchent d’accorder une confiance absolue à l’autorité de Cicéron. Le terme καταλιμπάνειν, au sens de καταλείπειν, se trouve uniquement à cet endroit (358 b) dans toute l’œuvre platonicienne et risque fort d’être d’usage hellénistique. — L’épithète de νεανίσκος attribuée à Échécrate (358 b) est pour le moins étrange, si, comme l’admettent ceux mêmes qui tiennent la lettre pour authentique, cet Échécrate est celui dont parle le Phédon et qui fut disciple de Socrate. En 388, il n’était certainement plus νεανίσκος.

Lettre XI.

Laodamas, à qui la lettre est destinée, serait-il le disciple de Platon dont nous parlent Proclus et Diogène Laërce (III, 24), le mathématicien de Thasos qui, orienté par l’enseignement de son maître, introduisit en géométrie la méthode analytique ? Aucun trait caractéristique de l’épître ne permet d’en décider. Il est ici présenté comme un homme politique désireux de doter une colonie, récemment fondée, d’une bonne législation et, pour cela, il fait appel aux compétences de l’Académie et de son chef. Laodamas n’a pu se rendre personnellement à Athènes et traiter directement l’affaire avec Platon. Il prie donc le maître de lui apporter lui-même ses conseils et de venir le diriger, ou, du moins, d’envoyer Socrate (sans doute, le jeune Socrate dont il est question dans les derniers dialogues platoniciens, car parler en ce temps-là du grand Socrate serait un anachronisme trop grossier).

La réponse de Platon est négative. Socrate est malade. Quant à lui, Platon, il ne croit pas devoir céder aux désirs de son solliciteur. La raison principale, c’est qu’il n’a pas confiance dans la réussite de l’entreprise et ne tient pas à engager sa responsabilité. Il ne refuse pourtant pas son conseil, du reste très simple : il est fort inutile de songer à établir une législation, aussi bonne soit-elle, s’il n’existe un gouvernement puissant capable de maintenir la gravité des mœurs chez tous les sujets. La moralité est le premier facteur de l’ordre dans la société. Si on ne trouve pas dans la colonie nouvelle, comme il est à craindre, des hommes dignes du pouvoir, il ne reste donc qu’à implorer les dieux. Peut-être les circonstances feront-elles quelque jour surgir l’homme nécessaire.

Les pensées exprimées dans cette lettre ne sont pas étrangères à Platon et il se peut que le philosophe ait une fois ou l’autre écrit dans ce sens à l’un de ses anciens disciples trop pressé d’agir et d’appliquer des principes fort délicats sur un terrain mal préparé. La méthode recommandée dans la 7e lettre aux conseillers des États (330 d-331 d) n’est pas sans analogie avec le thème développé dans la 11e : là, comme ici, le bon médecin doit obtenir d’abord que son malade change de régime et ne lui continuera ses soins que s’il accepte une hygiène favorable à la guérison. Mais tout secours purement extérieur est inefficace. Si le malade ne veut pas guérir et s’il ne prend pas lui-même les seuls moyens propres à ce résultat, il n’y a plus qu’à l’abandonner à son malheureux sort et à recourir aux dieux. — Des deux côtés, on insiste sur la réforme des mœurs qui doit précéder toute autre restauration. Si la 11e lettre est une imitation, elle reste, malgré tout, assez indépendante de son modèle.

Ritter a relevé un certain nombre d’expressions qui apparentent cet écrit à la 2e et à la 13e épître. Mais les ressemblances sont trop superficielles pour qu’on puisse dégager une conclusion quelconque. Ainsi le rapprochement des deux phrases : μακρᾶς ἑτέρας δέοιτ’ ἂν ἐπιστολῆς dans la 11e lettre (358 e) et εἰ μὴ πάνυ μακρᾶς ἐπιστολῆς ἦν, ἔγραψα ἂν ἃ ἔλεγε dans la 13e (363 c) est-il tellement significatif ? N’est-ce pas une banalité qui est du domaine commun, et à qui n’est-il pas arrivé d’écrire : « si ma lettre n’était déjà si longue, je pourrais vous raconter en détail… » ?

La formule concernant la maladie de Socrate (358 e) est plus étrange et sans autre exemple chez Platon, peut-être même chez un auteur du ive siècle : Σωκράτης μέν ἐστιν περὶ ἀσθένειαν équivaut à ἐστιν ἀσθενής. Vouloir l’interpréter avec Apelt au sens de « il est tout occupé par sa maladie » risquera de paraître encore plus étrange. C’est le seul indice qui puisse témoigner nettement du caractère apocryphe de la lettre, tandis que par ailleurs ni les idées, ni le style ne fournissent d’argument certain pour ou contre l’authenticité.

Lettre XII.

On suspectait déjà dans l’antiquité l’authenticité de cette lettre et nos manuscrits nous transmettent un écho de ces doutes. Ce très court billet, simple accusé de réception d’écrits pythagoriciens envoyés par Archytas et annonce de matériaux préparatoires à un ouvrage futur, répond très probablement à la lettre suivante, adressée à Platon par le tyran, et qui est elle-même un faux :

Archytas à Platon. Bonne santé

Tu as bien fait de te débarrasser de ta maladie : je l’apprends par ta lettre et Lamiscos m’en apporta également nouvelle. Je me suis occupé des commentaires (ὑπομναμάτων), je suis monté à Lucanos et j’ai trouvé les productions d’Ocellos. J’ai donc en mains et je t’envoie ce qui concerne la loi, la royauté, la sainteté et la génération de l’univers. Pour le reste, il n’a pas été possible jusqu’ici de le retrouver. Si on le retrouve, cela t’arrivera[74].

Comme les écrits d’Ocellos ont été composés au plus tôt dans le courant du ier siècle de notre ère et peut-être même plus tard, cette lettre d’Archytas, comme la réponse qui a pris place dans la collection platonicienne, ne peuvent dater que de cette époque. Ce n’est peut-être pas le même auteur qui a rédigé les deux épîtres, car celle de Platon suppose que le tyran a demandé communication de certains travaux du philosophe. Or, pareille requête est absente du billet d’Archytas. L’allusion au secret pythagoricien qui termine la 12e lettre (359 e) rappelle les formules bien connues dont nous avons parlé ailleurs (cf. II, 314 a).

Conclusion.

Des treize lettres qui constituent la collection platonicienne, deux nous ont semblé présenter tous les caractères d’une incontestable authenticité : la 7e et la 8e. Par bonheur, ces deux pièces se trouvent être les plus importantes du recueil. Documents de première valeur, elles ressuscitent avec toute l’intensité de la vie les passions politiques qui agitaient la Sicile du ive siècle : habiles courtisans, qui flattaient les caprices d’un maître autoritaire et jaloux, inquiet de voir crouler une autorité fondée sur la violence ; foule tremblante, mécontente d’un régime de dilapidations et de coups de force, mais incapable de réagir ; partis d’opposition trop divisés pour réussir, composés, du reste, non seulement d’honnêtes gens (le parti de l’ordre dirigé par Dion), mais aussi d’aventuriers comme Héraclide ou Callippe. Dans ces tableaux d’une réalité saisissante, l’histoire, à la façon des grandes œuvres classiques, prend cette proportion d’humaine vérité qui, malgré la diversité des circonstances, rapproche des hommes d’aujourd’hui les acteurs de jadis aux âmes si diverses, et permet au moraliste moderne de puiser à cette éternelle expérience des leçons fécondes pour son temps. — Supérieur à ces luttes, dans une région sereine que ne parvient point à troubler la turbulence d’insensés, plane le Sage, le philosophe, humain pourtant lui aussi et accessible aux nobles émotions, sachant s’indigner contre la déloyauté et mettre tout son cœur au service de ses amis, mais toujours attentif à corriger les erreurs de l’imagination par la lumineuse clarté de son intelligence. De ses principes, on pourrait tirer une philosophie de l’histoire, et les gouvernants de nos États modernes gagneraient à méditer encore quelques-unes de ses intuitions géniales et certains de ses pressentiments politiques. Le Platon des Lettres a perdu, au contact des faits, les illusions que l’auteur de la République entretint peut-être « avec un sérieux mêlé de badinage » ; plus réaliste, et psychologue plus attentif au mécanisme des sentiments qui font vibrer les âmes, il ébauche déjà dans ses réflexions à des amis les idées, les plans, les projets qu’il développe presque dans le même temps et qui constitueront son testament politique définitif : les Lois.

Si les deux lettres authentiques sont pour nous si précieuses, il ne faudrait pas croire pour autant que les autres ne méritent aucune attention. Elles sortent, sans doute, de milieux assez différents ; plusieurs néanmoins, la 2e, la 5e, la 6e, la 9e, la 12e et la 13e proviennent de cercles pythagoriciens assez apparentés à l’Académie ; les autres sont probablement œuvres de rhéteurs. Toutes gardent cependant une valeur documentaire. Elles nous apprennent ce qu’à des époques suffisamment rapprochées de Platon, on pensait du Maître, de son influence, de ses préoccupations. Sans avoir l’importance historique des précédentes, elles témoignent de la diffusion des idées semées par le fondateur de l’Académie et recueillies par des générations de disciples qui les transforment en les repensant. À côté du Platon de l’histoire et de la tradition, elles nous laissent entrevoir déjà le Platon de la légende. À ce titre, elles méritent d’être retenues, car par elles il est possible d’établir la filiation entre le platonisme immédiat et le mouvement philosophique alexandrin[75].


  1. 333 b
  2. Plutarque, Dion, c. 37.
  3. Cornélius Népos, Dion, 8, l’appelle Callicratès. Mais Plutarque et Diodore de Sicile le nomment Callippe. Karsten fait remarquer que Cornélius Népos se trompe souvent sur les noms.
  4. 333 e.
  5. Cornélius Népos, Dion, 9, parle de Philostrate, frère de Callippe, comme d’un complice du meurtrier de Dion. — La 7e lettre fait mention également de deux frères. Plutarque ne signale que Callippe qui joue du reste le premier rôle dans le drame.
  6. Plutarque, Dion, c. 54.
  7. Cornélius Népos, 9.
  8. Plutarque, Dion, c. 57.
  9. 334 b, c.
  10. Diodore, XVI, 31.
  11. De adm. ui dicendi in Demosth., 23.
  12. Hercher, p. 13, no 6.
  13. Mind, Analysis of Ἐπιστήμη in Plato’s seventh Epistle, July, 1912, pp. 347-370.
  14. T. IV, p. 338
  15. Plutarque, Dion, 3.
  16. Plutarque, c. 55. — Cornélius Népos, c. 4.
  17. Lettre VII, 324 b.
  18. Cornélius Népos, loc. cit.
  19. Diodore, XVI, 36.
  20. « Devenus maîtres absolus de l’État, ils [les Trente] laissèrent de côté les décisions concernant la constitution ; ils choisirent seulement cinq cents membres du Conseil et les autres magistrats sur une liste de candidats établie parmi les Mille, s’adjoignirent dix gouverneurs du Pirée, onze gardiens de la prison et trois cents serviteurs porteurs de fouets et maintinrent la ville autocratiquement. » Constitut. d’Athènes, c. 35. Traduct. Mathieu-Haussoullier, collect. Guill. Budé, pp. 37, 38.
  21. Op. cit., p. 193.
  22. Op. cit., p. 194.
  23. Platonica, p. 277.
  24. Voir surtout Platos Gesetze, p. 374 et suiv.
  25. Un faussaire se serait-il avisé d’écrire pareille phrase ? N’aurait-il pas redouté de se trahir trop ouvertement devant les lecteurs des Dialogues ? Le plagiaire qui a composé la 2e lettre l’a pensé, lui, et il a jugé nécessaire d’expliquer la malheureuse phrase : « Il n’y a pas d’ouvrage de Platon et il n’y en aura pas. Ce qu’à présent l’on désigne sous ce nom est de Socrate au temps de sa belle jeunesse » (314 c).
  26. Voir encore le passage sur la maïeutique dans Théétète, 149-151 ; Phèdre, 274-277.
  27. Il est inexact, comme le prétend Karsten, que Platon confonde ἐπιστήμη, νοῦς, ἀληθὴς δόξα (342 c). S’il les rapproche, c’est qu’il indique quels peuvent être les divers états de la connaissance par rapport aux objets. Mais précisément, quelques lignes plus bas (342 d), il note que seul le νοῦς a, par nature, plus d’affinité avec le cinquième élément ou la réalité, que les autres degrés du savoir.
  28. 343 a. Tandis que le cercle en soi n’a absolument rien de la nature de son contraire : αὐτὸς δέ, φαμέν, ὁ κύκλος οὔτε τι σμικρότερον οὔτε μεῖζον τῆς ἐναντίας ἔχει ἐν αὑτῷ φύσεως.
  29. … καὶ οὐ λέγω, τί ἐστι τὸ ἀγαθόν, ἀλλὰ τοῦτο πειρῶμαι διδάσκειν, ὡς οὐ τωὐτὸν [εἴη] τὸ κακὸν καὶ τἀγαθόν, ἀλλ᾿ ἑκάτερον. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker², II-1, p. 638.
  30. République VII, 517 d.
  31. On comparera ce que Platon écrit dans le même esprit au XIIe l. des Lois, 968 d à propos des sciences que doit apprendre le futur législateur. Μετὰ δὲ τοῦτο ἃ δεῖ μανθάνειν οὔτε εὑρεῖν ῥᾴδιον οὔτε εὑρηκότος ἄλλου μαθητὴν γενέσθαι.
  32. Je reprends ici un argument que j’ai déjà exposé dans mon article Pour interpréter Platon, in Archives de Philosophie, Paris, Beauchesne, 1923, volume I, cahier I, pp. 6-24. Cf. p. 20 et 21.
  33. On lira avec profit, au sujet du passage philosophique, l’article de Taylor cité plus haut p. XLIV, et celui de W. Andreae, Die philosophischen Probleme in den platonischen Briefen dans Philologus, 1922, LXXVIII, Heft 1-2, pp. 34-87, surtout pp. 46-75.
  34. Durant deux ans, Hipparinos devait rester maître de la Sicile. Cf. Diodore, XVI, 31, 36.
  35. Huit, De l’Authenticité des Lettres platoniciennes in Compte-rendu de l’Académie des sciences morales et politiques, 1889, t. CXXXII, p. 862.
  36. Huit, op. cit., p. 864.
  37. Archytas fut également choisi par ses concitoyens comme στρατηγὸς αὐτοκράτωρ à Tarente. Cf. Diels, Die Fragmente der Vorsok.², I, p. 251, 5.
  38. Platon, I ², p. 305.
  39. Post, A supposed historical discrepancy in the Platonic Epistles, in The American Journal of Philology, 45, 1924, pp. 371-376.
  40. Dion, c. 57, 58.
  41. Cf. Lettre, 354, et Lois, III, 691 e-694 ; 701 e.
  42. Lois IV, 713 e, 714 a.
  43. id., VIII, 832 c.
  44. Cf. Lettre VIII, 355 b, et Lois III, 697 b. Le commentaire de ce passage se trouve développé au début du livre V.
  45. Lois VI, 752 e.
  46. id., IX, 855 c.
  47. Cornélius Népos, Dion, c. 6 et 7.
  48. Lettre VII, 350 c.
  49. Neue Untersuchungen über Platon, p. 378 et suiv.
  50. Dion, c. 21.
  51. La légende d’après laquelle Denys aurait doté les nièces de Platon a dû obtenir un certain succès. On en trouve un écho dans la 10e lettre apocryphe de Chion, Hercher, p. 199.
  52. Lettre VII, 349 e. Nous supposons avec assez de probabilité que la 13e Lettre fait allusion au renseignement fourni par Plutarque. Du reste, le seul fait de sonder Dion pour le compte de Denys, et d’accepter de traiter à son insu de ses affaires quelles qu’elles soient, est déjà suffisant.
  53. Diogène Laërce, IV, 8.
  54. Neue Untersuchungen, p. 348 et suiv.
  55. Christ, Platonische Studien, Münich, 1885, p. 26, veut voir une allusion d’Aristote à la 13e lettre dans la Métaphysique Δ, 5, 1015 a 25. Mais l’exemple apporté pour expliquer la notion de nécessaire : le voyage à Égine afin de rapporter des richesses, se réfère-t-il vraiment au passage de la lettre où l’auteur mentionne l’envoi d’Érastos à Égine pour réaliser un emprunt (362 b) ? Rien n’est plus douteux.
  56. Praeparatio euangelica, XI, 20.
  57. Apelt, Platons Briefe, p. 115, n. 16.
  58. Howald, Die Briefe Platons, p. 186.
  59. Andreae, Die philosophischen Problem in den platonischen Briefen, in Philologus, 1922.
  60. Ennéades, V, 1, 8.
  61. In Parmenidem, VI (Édit. Cousin, 1821, t. VI, pp. 86, 87).
  62. Éthique à Nicomaque, Α, 11, 1101 a, 30 et suiv. — Voir aussi de Platon l’Apologie de Socrate, 40 c et suiv. Il ressort de ces passages que la question était fort discutée dans les écoles.
  63. Neue Untersuchungen, pp. 364, 365.
  64. On trouve encore cette recommandation du secret dans d’autres correspondances apocryphes. Voir par exemple la 6e lettre d’Aristote adressée à Alexandre, Hercher, p. 174. C’est la réponse à la 1re lettre d’Alexandre, Hercher, p. 98.
  65. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker², I, 282, 16 ; 284, 32.
  66. Mémorables, III, 9, 14.
  67. Archiv für Gesch. der Phil., 1910, p. 32.
  68. Voir Debrunner, Glotta XI, p. 1 et suiv.
  69. Diog. L. III, 28.
  70. Probl. Λ, 953 a 27.
  71. Rhein. Museum, N. F. 66 (1911), p. 226 et suiv.
  72. Neue Untersuch., pp. 372, 373.
  73. Diels, Die Fragm. der Vorsok. I, 269, 3 et sq.
  74. Diog. Laërce, VIII, 80.
  75. Cette édition doit beaucoup aux précieuses suggestions et aux conseils compétents de MM. A. Diès et P. Mazon. Je tiens à le dire ici et à leur exprimer toute ma reconnaissance.