Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/A madame de C/05

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LETTRE V.

De ParThenizza,


C’EST sur la rive argentée de la mer Noire ; c’est au bord du plus large des ruisseaux, où se jettent tous les torrens du Tczetterdan ; c’est à l’ombre des deux plus gros noyers qui existent et qui sont aussi anciens que le monde ; c’est au pied du rocher où l’on voit encore une colonne, triste reste du temple de Diane, si fameux par le sacrifice d’Iphigenie ; c’est à la gauche du rocher d’où Thoas précipitoit les étrangers ; c’est enfin dans le plus beau lieu et le plus intéressant du monde entier que j’écris ceci.

Je suis sur des carreaux et un tapis Turc, entouré de Tartares qui me regardent écrire, et lèvent les yeux d’admiration, comme si j’étois un autre Mahomet.

Je découvre les bords fortunés de l’antique Idalie, et les côtes de la Natolie ; les figuiers, les palmiers, les oliviers, les cerisiers, les abricotiers, les pêchers en fleurs répandent le plus doux parfum, et me dérobent les rayons du soleil ; les vagues de la mer roulent à mes pieds des cailloux de diamans. J’aperçois derrière moi, au travers des feuillages, les habitations en amphithéâtre de mes espèces de sauvages fumant sur leurs toits plats, qui leur servent de sallon de compagnie ; j’aperçois leur cimetière qui, par l’emplacement que choisissent toujours les Musulmans, donne une idée des champs élysées. Ce cimetière-ci est au bord du ruisseau dont j’ai parlé ; mais à l’endroit où les cailloux arrêtent le plus sa course, ce ruisseau s’élargit un peu à mi-côte, et coule ensuite paisiblement au milieu des arbres fruitiers, qui prêtent aux morts une ombre hospitalière. Leur tranquille séjour est marqué par des pierres couronnées de turbans, dont quelques-uns sont dorés, et par des espèces d’urnes cinéraires en marbre, mais grossièrement construites. La variété de tous ces genres de spectacles, qui donnent à penser, me dégoûte d’écrire : je m’étends sur mes carreaux, et je réfléchis.

Non, tout ce qui se passe dans mon ame ne peut se concevoir ; je me sens un nouvel être. Échappé aux grandeurs, au tumulte des fêtes, à la fatigue des plaisirs et aux deux Majestés Impériales de l’Occident et du Nord, que j’ai laissées de l’autre côté des montagnes, je jouis enfin de moi-même. Je me demande où je suis, et par quel hasard je me trouve ici ; et, sans m’en douter, je fais une récapitulation de toutes les inconséquences de ma vie.

Je m’aperçois que, ne pouvant être heureux que par la tranquillité et l’indépendance, qui Sont en mon pouvoir, et porté à la paresse du corps et de l’esprit, j’agite l’un sans cesse par des guerres, ou des inspections de troupes, ou des voyages, et que je dépense l’autre pour des gens qui souvent n’en valent pas la peine. Assez gai pour moi, il faut que je me fatigue à l’être pour ceux qui ne le sont pas. Si je suis un instant occupé de cent choses qui me passent par la tête dans une minute, ils me disent : vous êtes triste, c’est de quoi le devenir ; ou bien : vous vous ennuyez, c’est de quoi me rendre ennuyeux.

Je me demande pourquoi, n’aimant ni la gêne, ni les honneurs, ni l’argent, ni les faveurs, étant tout ce qu’il faut pour n’en faire aucun cas, j’ai passé ma vie à la cour dans tous les pays de l’Europe.

Je me rappelle que des espèces de hontes paternelles de l’Empereur François I.er, qui aimoit les jeunes gens bien étourdis, m’avoient d’abord attaché à lui ; qu’aimé ensuite d’une de ses amies, cela m’avoit long-tems fixé à sa cour ; car après avoir perdu, comme de raison, les bontés de cette charmante femme, celles de notre souverain me demeurèrent. A sa mort je me croyois, quoique très-jeune, un seigneur de la vieille cour, et j’étois déjà prêt à critiquer la nouvelle, sans la connoître, lorsque je m’aperçus que le nouvel Empereur savoit aussi être aimable et avoir des qualités qui font qu’on cherche plutôt son estime que sa faveur !

Certain qu’il n’aimoit pas à marquer de préférences, je pus me livrer à mon penchant pour sa personne, et, tout en blâmant la trop grande rapidité de ses opérations, j’en admirai plus des trois quarts, et je louerai toujours les bonnes intentions d’un génie aussi actif que fécond.

Envoyé à la cour de France dans l’âge le plus brillant et dans l’occasion la plus brillante, avec la nouvelle d’une bataille gagnée, je ne voulois plus y retourner. Le hasard fait arriver M. le comte d’Artois dans une garnison voisine de celle où j’inspectois des troupes.

J’y vais avec une trentaine de mes officiers Autrichiens bien tournés : il nous regarde, m’appelle, et, commençant en frère de Roi, il finit comme s’il étoit le mien ; on boit, on joue, on rit : libre pour la première fois, il ne savoit comment profiter de cette liberté. Ce premier jet de la gaieté et de la pétulance de la jeunesse me charme. La franchise et son bon cœur, qui paroissent toujours dans tout, me séduisent. Il veut que j’aille le voir à Versailles. Je lui dis que je le verrai à Paris, lorsqu’il y viendra ; il insiste, parle de moi à la Reine, qui m’ordonne de venir. Les charmes de sa figure et de son ame, aussi belles et aussi blanches l’une que l’autre, et l’attrait de la société m’y font passer tous les ans cinq mois de suite, sans m’éloigner presque un moment. Le goût pour le plaisir me conduit à Versailles ; la reconnoissance m’y ramène.

Le prince Henri parcourt des champs de bataille. La philosophie et l’instruction militaire nous rapprochent, je l’accompagne ; j’ai le bonheur de lui convenir. Bontés de sa part, empressement de la mienne, grande correspondance et rendez-vous à Spa et à Reinsberg.

Un camp de l’Empereur en Moravie attire le Roi de Prusse d’alors et celui d’aujourd’hui. Le premier s’aperçoit de mon adoration pour les grands hommes et m’attire à Berlin. Des relations avec lui et des marques d’estime et de bontés de la part du premier des héros, me comblent de gloire. Son neveu, le prince Royal d’alors, vient à Strasbourg. Quelques petites commissions d’amour, de confiance, d’argent et d’amitié pour une femme qu’il aimoit, nous avoient liés de loin, et, dans un pays si éloigné, malgré la différence désintérêts, des services et du rang, les étrangers se rapprochent. J’échappe aux tendres sentimens de deux autres Rois du Nord, La petite tête de l’un dérange bientôt tout-à-fait la tête trop vive de l’autre, et me sauve des fadeurs sans fin qu’on me promettoit dans le voyage que je devois faire à Copenhague et à Stockholm. J’en suis quitte pour donner des fêtes à l’un des Rois, et pour en recevoir de l’autre.

Mon fils Charles épouse une jolie petite Polonoise. Sa famille nous donne du papier au lieu d’argent comptant. C’étoient des prétentions sur la cour de Russie. Je me fais, on me fait Polonois en passant. Un fou d’Évêque, pendu depuis ce tems-là, oncle de ma belle-fille, s’imagine que j’ai été tout au mieux avec l’Impératrice de Russie, parce qu’il apprend qu’elle m’a traite à merveille, et se persuade que je serai Roi de Pologne, si j’ai l’indigénat. Quel changement, dit-il, dans la face des affaires de l’Europe ! Quel bonheur pour les Ligne et les Massalsky ! Je me moque de lui. Mais il me prend envie de plaire à la nation rassemblée pour une diète ; la nation m’applaudit. Je parle latin ; j’embrasse et caresse les moustaches. J’intrigue pour le Roi de Pologne, qui est lui-même un intrigant, comme tous les Rois qui ne restent sur le trône qu’à condition de faire la volonté de leurs voisins ou de leurs sujets. Il est bon, aimable, attirant ; je lui donne des conseils, me voilà tout-à-fait lié avec lui.

J’arrive en Russie : la première chose que j’y fais c’est d’oublier le sujet de mon voyage, parce qu’il me paroît peu délicat de profiter de la grâce avec laquelle on me reçoit chaque jour, pour obtenir des grâces. La simplicité confiante et séduisante de Catherine-le-Grand me captive ; et c’est son génie qui m’a conduit dans ce séjour enchanté.

Je le parcours des yeux ; je laisse reposer mon esprit, qui vient de me prouver que je n’avois point de tête, en me retraçant l’enchaînement de circonstances qui m’ont toujours fait faire ce que je ne voulois pas.

La nuit sera délicieuse. La mer, fatiguée du mouvement qu’elle s’est donné pendant le jour, est si calme qu’elle ressemble à un grand miroir, dans lequel je me vois jusqu’au fond de mon cœur. La soirée est admirable ; et j’éprouve dans mes idées la même clarté qui règne sur le ciel et sur l’onde.

Pourquoi, me dis-je à moi-même, suis-je occupé à méditer sur les beautés de la nature, plutôt que d’en jouir dans le doux repos dont je suis idolâtre ? c’est que je m’imagine que ce lieu-ci m’inspirera, et qu’au milieu de tant d’extravagances il me viendra peut-être une pensée qui fera du bien ou du plaisir à quelqu’un.

C’est peut-être ici qu’Ovide écrivoit ; peut-être il étoit assis où je suis. Ses élégies sont de Ponte : voilà le Pont-Euxin ; ceci a appartenu à Mithridate, Roi de Pont ; et comme le lieu de l’exil d’Ovide est assez incertain, j’ai plus de droit à croire que c’est ici qu’à Carantschebes, ainsi que le prétendent les Transilvains.

Leur titre à cette prétention c’est : Cara niia sedes, dont ils s’imaginent que la prononciation corrompue a fait le nom que je viens de citer. Oui, c’est Parthenizza, dont l’accent Tartare a changé le nom Grec, qui étoit Parthenion, et vouloit dire vierge ; c’est ce fameux cap Parthenion où il s’est passé tant de choses : c’est ici que la mythologie exaltoit l’imagination. Tous les talens au service des Dieux de la fable exerçoient ici leur empire, Veux-je un instant quitter la fable pour l’histoire ? je découvre Eupatori, fondée par Mithridate : je ramasse ici près, dans ce vieux Cherson, des débris de colonnes d’albâtre ; je rencontre des restes d’aqueducs et des murs qui me présentent une enceinte aussi grande à la fois que Londres et Paris. Ces deux villes passeront comme celle-là. Il y avoit les mêmes intrigues d’amour et de politique ; chacun croyoit y faire une grande sensation dans le nom ; et le nom même des pays, défigure par celui de Tartarie et de Crimée, est tombé dans l’oubli : belle réflexion pour Messieurs les importans ! Et en me retournant j’approuve la paresse de mes bons musulmans, assis, les bras et les pieds croises, sur leurs toits. Je trouve parmi eux un Albanois qui sait un peu l’Italien ; je lui dis de leur demander s’ils sont heureux, ou si je puis leur être utile, et s’ils savent que l’Impératrice me les a donnés. Ils me font dire qu’ils savent, en genéral, qu’on les a partagés, et qu’ils ne comprennent pas trop ce que cela veut dire ; qu’ils sont heureux jusqu’à présent ; que s’ils cessent de l’être ils s’embarqueront sur les deux navires qu’ils ont construits eux-mêmes, et qu’ils se réfugieront chez les Turcs, dans la Romanie. Je leur fais dire que j’aime les paresseux, mais que je veux savoir de quoi ils vivent. Ils me montrent quelques moutons couchés sur l’herbe, ainsi que moi : je bénis les paresseux. Ils me montrent leurs arbres à fruit, et me font dire que lorsque la saison de les cueillir est arrivée, le Kaimakan vient de Barczisarai pour en prendre la moitié : chaque famille en vend pour deux cents francs par an ; et il y a quarante-six familles tant à Parthenizza qu’à Nikita, autre petite terre qui m’appartient, et dont le nom grec signifie victoire. Je bénis les paresseux. Je leur promets d’empêcher qu’on ne les tourmente. Ils m’apportent du beure, du fromage et du lait, qui n’est point du tout de leurs jumens, comme chez les Tarlares. Je bénis les paresseux, et je retombe dans mes réflexions.

Encore une fois, que fais-je donc ici ? Suis-je prisonnier Turc ? Suis-je jeté sur cette côte par un naufrage ? Suis-je exilé comme Ovide ? Le suis-je par quelque cour ou par mes passions ? Je cherche et je me dis : point du tout. Après mes enfans et deux ou trois femmes que j’aime, ou crois aimer à la folie, mes jardins sont ce qui me fait le plus de plaisir au monde : il y en a peu d’aussi beaux. Je me plais à y travailler pour les embellir encore. Je n’y suis presque jamais. Je n’y ai jamais été dans la saison des fleurs, lorsque de petites forêts d’arbustes précieux parfument l’air. Je suis à 2000 lieues de tout cela. Possesseur de terres sur les bords de l’Océan, je me trouve dans mes terres sur le bord du Pont-Euxin. Une lettre de l’Impératrice m’arrive à 800 lieues de distance. Elle se souvient de nos conversations sur les beaux tems de l’antiquité ; elle me propose de la suivre dans ce pays enchanteur à qui elle a rendu le nom de Tauride, et, en faveur de mon goût pour les Iphigénies, elle me donne l’emplacement du temple dont la fille d’Agamemnon étoit prêtresse.

Oubliant enfin toutes les puissances de la terre, les trônes, les dominations, j’éprouvai tout d’un coup un de ces charmans anéantissmens que j’aime tant, lorsque l’esprit se repose tout~à-fait, lorsque l’on sait à peine qu’on existe. Que fait l’ame alors ? Je n’en sais rien, mais ce qu’il y a de sûr au moins, c’est que son activité est suspendue, et qu’elle a la jouissance et le sentiment de son repos.

Ensuite je fais des projets. Blasé presque sur tout ce qui est connu, pourquoi ne pas me fixer ici ? Je convertirai ces tartares musulmans en leur faisant boire du vin, et donnant à ma demeure l’air d’un palais, qui sera vu de loin par les navigateurs ; je bâtirai huit maisons de vignerons avec des colonnes et une balustrade qui en cachera les toits. Je dessine aussitôt ce qui auroit été exécuté incessamment sans la guerre à laquelle notre voyage de fête donna lieu.

Quel dommage, me dis-je alors, que la superstition de la religion grecque ait détruit ces beaux restes du culte des Dieux, si favorables à l’imagination ! Ces beaux lieux, néanmoins, réjouissent encore la vue par les blancs minarets, les longues et minces cheminées en forme d’aiguilles, et l’espèce d’architecture orientale qui donne son joli style même aux plus petites cabanes. Mes réflexions qui me retracent les ravages du tems, me font aussi penser à mes propres perles. Je trouve que rien ici-bas ne demeure dans une stagnation parfaite, et que dès qu’un Empire ne s’élève plus, il diminue : de même que le jour qu’on n’aime pas davantage, on aime moins. Aimer ! Quel mot ai-je prononcé ? Je fonds en larmes sans savoir pourquoi ; mais que ces larmes sont douces ; c’est un attendrissement général ; c’est un épanchement de sensibilité, sans en pouvoir fixer l’objet. Dans ce moment où tant d’idées se croisent à la fois, je pleure sans être malheureux ; mais, hélas ! me dis-je, en m’adressant à quelques personnes auxquelles je pense souvent : peut-être suis-je triste, peut-être l’êtes-vous aussi, d’être séparées de moi par des mers, par des déserts, des remords, des parens, des importuns et des préjugés. Peut-être suis-je triste pour vous, qui m’avez aimé sans me le dire, et que j’ai quittées faute de le deviner ? Peut-être le suis-je pour vous, esclaves superstitieuses de tant de devoirs ? L’amour des vers et des champs, nos lectures, nos promenades, mille rapports secrets nous avoient réunis sans nous en douter.

Mes larmes ne tarissent pas. Est-ce le pressentiment de quelque perte déchirante que je dois éprouver un jour ? J’éloigne cette idée affreuse ; je prie Dieu, et je me dis : cette mélancolie vague, telle qu’on la ressent dans la jeunesse, m’annonce peut-être un objet céleste, digne enfin de mon culte, et qui fixera pour toujours ma carrière. Il me semble que l’avenir avoit envie de se dévoiler à moi. L’exaltation et l’enthousiasme tiennent de si près au pouvoir de rendre des oracles !

Ainsi se peignoit dans ma mémoire le tableau de mes amours passés, présens et futurs. Hélas ! que ne puis-je de même me retracer les souvenirs de l’amitié ? J’ai des amis plus qu’un autre, parce que n’ayant des prétentions à rien dans aucun genre, mon histoire n’a rien d’extraordinaire, ni mon mérite rien d’alarmant. Je rencontre partout de ces amis de société avec qui l’on soupe et l’on joue toute }a journée ; mais en ai-je trouvé qui se soit assez occupé de moi pour que je lui aie de l’obligation ? Je meurs d’envie d’en avoir aux autres ; ils m’en ont eu quelquefois, et quoiqu’ils l’aient peu senti, j’ai encore le plaisir de faire de tems en tems des ingrats. La peur de l’être moi-même me fait préférer souvent l’excès contraire. Et un peu de duperie dans ce genre me paroît pardonnable. Sans pleurer sur l’humanité, sans aimer ni haïr trop les hommes, puisque haïr est fatiguant, je ne suis pas plus content d’eux que je ne le suis de moi. Mais en m’examinant, je ne me trouve qu’une bonne qualité, c’est d’être bien aise du bien qui arrive aux autres.

Je juge le monde et le considère comme les ombres chinoises, en attendant le moment où la faulx du tems me fera disparoître. Neuf ou dix campagnes que j’ai faites[1], une douzaine de batailles ou d’affaires que j’ai vues, viennent ensuite se présenter à moi comme un songe. Je pense au néant de la gloire qu’on ignore, qu’on oublie, qu’on envie, qu’on attaque et qu’on révoque en doute ; et une partie de ma vie pourtant, me dis-je à moi-même, s’est passée à chercher à la perdre, cette vie, en courant après cette gloire. Je n’attaque pas ma valeur, elle est peut-être assez brillante ; mais je ne la trouve pas assez pure : il y entre de la charlatanerie. Je travaille trop pour la galerie. J’aime mieux la valeur de mon cher bon Charles, qui ne regarde pas si on le regarde. Je m’examine encore. Je me trouva une vingtaine de défauts ; ensuite je pense au néant de l’ambition. La mort m’a enlevé ou m’enlèvera bientôt la faveur de quelques grands hommes de guerre, et de quelques grands Souverains. Le caprice, l’inconstance, la méchanceté me feront perdre mes espérances. L’intrigue m’éloignant de tout, me fera oublier des soldats qui avec quelque plaisir pourroient entendre encore la voix de leur Vizir. Sans regret pour le passé, ni crainte pour l’avenir, je laisse aller mon existence au courant de ma destinée.

Après m’être bien moqué de mon peu de mérite et de mes aventures de cour et d’armée, je m’applaudis de n’être pas encore pire ; je me félicitai surtout du grand talent de tirer parti de tout pour mon bonheur.

Je me jugeois, je me voyois ainsi tel que je suis dans cette vaste mer, qui réfléchissoit mon ame comme une glace réfléchit les traits du visage. Déjà les voiles de la nuit commencent à obscurcir le jour : le soleil est attendu sur l’horizon de l’autre hémisphère. Les moutons qui paissent auprès de mon tapis de Turquie appellent les Tartares, qui descendent gravement de leur toit, pour les enfermer à côté de leurs femmes qu’ils ont tenues cachées tout le long du jour. Les crieurs appellent à la mosquée du haut de leurs minarets. Je cherche de la main gauche la barbe que je n’ai pas ; j’appuie ma main droite sur mon sein, je bénis les paresseux et je prends congé d’eux, en les laissant aussi étonnés de me voir leur maître que d’apprendre que je voulois qu’ils fussent toujours le leur.

Je recueille mes esprits qui avoient été si épars, je rassemble au hasard mes pensées incohérentes. Je regarde autour de moi avec attendrissement ces beaux lieux que je ne reverrai jamais et qui m’ont fait passer la journée la plus délicieuse de ma vie. Un vent frais, qui s’éleva tout d’un coup, me dégoûta de la chaloupe qui devoit me mener par mer à Théodosie ; je monte sur un cheval Tartare, et, précédé de mon guide, je me replonge dans les horreurs de la nuit, des chemins, des torrens, pour repasser les fameuses montagnes, et retrouver au bout de quarante-huit heures, Leurs Majestés Impériales à Carassbazar.

  1. C’étoit avant les campagnes turques qui suivirent bientôt.