Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/A madame de C/06

La bibliothèque libre.


LETTRE VI.

De Carassbazar.


J’ai quitté la méditation, et je rentre dans la vie active. J’ai trouvé en arrivant de nouveaux sujets d’admiration. Mais, avant de vous en parler, Madame la marquise, que je vous dise un mot sur la fidélité. Ne vous alarmez pas de ce mot, cela ne regarde ni vous, ni moi ; il s’agit d’un Tartare barbare à qui j’ai été confié, malgré la mauvaise réputation et l’air sauvage de ces gens-là : il m’auroit peut-être volé ou rossé s’il m’avoit rencontré ; mais comme je m’étois remis entre ses mains il auroit sacrifié sa vie pour me défendre. Je lui ai échappé un instant pour aller graver sur un rocher, à 50 pas dans la mer, un nom cher à mon cœur ; il m’a cherché partout, et, me croyant massacré, il étoit prêt à mettre le feu au village voisin, en attendant qu’il sût positivement ce que j’étois devenu. Comme je revenois sous la conduite de mon connétable, j’ai cru me tromper en voyant une maison au milieu de déserts odoriférans, mais plats et verts comme un billard. J’ai bien cru me tromper davantage en la trouvant blanche, propre, entourée d’un terrain cultivé, dont la moitié étoit un verger, et l’autre moitié un potager, que traversoit le plus pur et le plus rapide des ruisseaux ; mais j’ai été bien plus surpris encore d’en voir sortir deux figures célestes habillées en blanc, qui m’ont proposé de m’asseoir à une table couverte de fleurs, sur laquelle il y avoit du beurre et de la crème. Je me rappelai les déjeuners des romans anglois. C’étoit les filles d’un riche fermier que le ministre de Russie à Londres avoit envoyées au prince Potemkin, pour faire des essais d’agriculture en Tauride. J’en reviens aux admirations et aux merveilles. Nous avons trouve des ports, des armées et des flottes dans l’état le plus brillant. Cherson et Sebastopol surpassent tout ce qu’on peut en dire. Chaque jour est marque par quelque grand événement : tantôt une nuée de Cosaques des rives du Tanaïs manœuvrent autour de nous à leur manière ; tantôt les Tartares de la Crimée, infidèles jadis à leur Kan Sélim Gheray, parce qu’il voulut les enrégimenter, forment d’eux-mêmes des corps, pour venir au-devant de l’Impératrice. On a traversé pendant plusieurs jours des espaces immenses de déserts, d’où Sa Majesté a chassé les Tartares Zaporogues, Budjack et Nogays, qui, il y a dix ans, menaçoient ou ravageoient l’Empire. Ces lieux, étoient ornés de tentes magnifiques pour les déjeuners, goûters, soupers, dîners et couchers ; et ces campemens, décorés avec une pompe asiatique, presentoient le spectacle le plus militaire. Ces mêmes déserts seront bientôt transformés en champs, en bois et en villages : ils sont déjà l’habitation de plusieurs régimens, et ils deviendront bientôt celle de paysans qui s’y établiront, à cause de la bonté du terrain. L’Impératrice a laissé dans chaque ville de gouvernement pour plus de cent mille roubles de présens. Chaque jour de repos étoit marqué par le don de quelques diamans, des bals, des feux d’artifice et des illuminations, à dix lieues à la ronde. D’abord des forêts en feu paroissoient sur les montagnes, puis des buissons ardens se rapprochant de nous, deviennent des bûchers immenses.

Encore une petite remarque sur tant de pays que nous parcourons. Les sujets de cet empire, qu’on a la bonté de plaindre si souvent, ne se soucieroient pas de vos États Généraux ; ils prieroient les philosophes de ne pas les éclairer, et les grands Seigneurs de ne pas leur permettre de chasser sur leurs terres. Maigré la chicanne qu’ils font au Saint-Esprit, ils n’en sont pas maltraités, et sont plus fins qu’on ne pense : ils ont besoin de baiser la main de leurs Popes, et de se prosterner devant la souveraine pour être soumis. Du reste, ils ne sont esclaves que pour ne pas se faire du mal, ni à eux, ni aux autres ; mais ils sont libres de s’enrichir, ce qu’ils font souvent, comme on peut le voir par la magnificence des différens costumes des Provinces. L’Impératrice, qui ne craint pas de passer pour être gouvernée, donne à ceux qu’elle emploie toute l’autorité et la confiance possible : il n’y a que pour faire du mal qu’elle ne donne d’autorité à personne. Elle se justifie de sa magnificence en disant, que de donner de l’argent lui en rapporte beaucoup, et que son devoir est de récompenser et d’encourager. Elle se justifie d’avoir crée un grand nombre d’emplois dans ses provinces, parce que cela fait circuler les espèces, élève des fortunes, et oblige des gentilshommes à demeurer dans leurs terres, plutôt qu’à Pétersbourg ou à Moscou. Si elle a bâti en pierres 267 villes, c’est dit-elle, parce que tous les villages de bois, brûlés si souvent, lui coûtoient beaucoup. Si elle a crée une flotte superbe dans la mer Noire, c’est parce que Pierre I aimoit la marine. Elle a toujours quelque excuse de modestie pour toutes les grandes choses qu’elle fait. On n’a pas d’idée du plaisir qu’il y a à la suivre.

Adieu, chère Marquise. J’entends déjà des millions d’Allah que font retentir vers l’orient nos bons musulmans, pour notre heureux voyage. On apprend à hurler avec les mahométans : et je me surprends quelquefois à invoquer Mahomet tout comme un autre. Puisse-t-il verser sur votre joli visage la rosée de ses bénédictions, pour qu’il soit toujours aussi frais que la fleur du matin.