Lettres persanes/Lettre 34

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 72-74).

LETTRE xxxiv.

Usbek à Ibben.
À Smyrne.


Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France ; mais celles de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières, et de ne se point plaire avec les secondes : les unes sont plus tendres et plus modestes ; les autres sont plus gaies et plus enjouées.

Ce qui rend le sang si beau en Perse, c’est la vie réglée que les femmes y mènent : elles ne jouent ni ne veillent ; elles ne boivent point de vin, et ne s’exposent presque jamais à l’air. Il faut avouer que le sérail est plutôt fait pour la santé que pour les plaisirs : c’est une vie unie, qui ne pique point ; tout s’y ressent de la subordination et du devoir ; les plaisirs mêmes y sont graves, et les joies, sévères ; et on ne les goûte presque jamais que comme des marques d’autorité et de dépendance.

Les hommes mêmes n’ont pas en Perse la gaieté que les François : on ne leur voit point cette liberté d’esprit et cet air content que je trouve ici dans tous les états et dans toutes les conditions.

C’est bien pis en Turquie, où l’on pourroit trouver des familles où, de père en fils, personne n’a ri depuis la fondation de la monarchie.

Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu’il y a entre eux : ils ne se voient que lorsqu’ils y sont forcés par la cérémonie ; l’amitié, ce doux engagement du cœur, qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque inconnue : Ils se retirent dans leurs maisons, où ils trouvent toujours une compagnie qui les attend ; de manière que chaque famille est, pour ainsi dire, isolée des autres.

Un jour que je m’entretenois là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me dit : Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c’est que vous êtes obligés de vivre avec des esclaves, dont le cœur et l’esprit se sentent toujours de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les sentiments de la vertu, que l’on tient de la nature, et ils les ruinent, depuis l’enfance qu’ils vous obsèdent.

Car, enfin, défaites-vous des préjugés. Que peut-on attendre de l’éducation qu’on reçoit d’un misérable qui fait consister son honneur à garder les femmes d’un autre, et s’enorgueillit du plus vil emploi qui soit parmi les humains, qui est méprisable par sa fidélité même, qui est la seule de ses vertus, parce qu’il y est porté par envie, par jalousie et par désespoir ; qui, brûlant de se venger des deux sexes dont il est le rebut, consent à être tyrannisé par le plus fort, pourvu qu’il puisse désoler le plus faible ; qui, tirant de son imperfection, de sa laideur et de sa difformité, tout l’éclat de sa condition, n’est estimé que parce qu’il est indigne de l’être ; qui, enfin, rivé pour jamais à la porte où il est attaché, plus dur que les gonds et les verrous qui la tiennent, se vante de cinquante ans de vie dans ce poste indigne, où, chargé de la jalousie de son maître, il a exercé toute sa bassesse ?

À Paris, le 14 de la lune de Zilhagé, 1713.