Lettres persanes/Lettre 35

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 74-76).

LETTRE xxxv.

Usbek à Gemchid, son cousin.
dervis du brillant monastère de Tauris.


Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis ? Crois-tu qu’au jour du Jugement ils seront comme les infidèles Turcs, qui serviront d’ânes aux Juifs et les mèneront au grand trot en enfer ? Je sais bien qu’ils n’iront point dans le séjour des prophètes, et que le grand Hali n’est point venu pour eux. Mais, parce qu’ils n’ont pas été assez heureux pour trouver des mosquées dans leur pays, crois-tu qu’ils soient condamnés à des châtiments éternels, et que Dieu les punisse pour n’avoir pas pratiqué une religion qu’il ne leur a pas fait connoître ? Je puis te le dire : j’ai souvent examiné ces chrétiens ; je les ai interrogés pour voir s’ils avoient quelque idée du grand Hali, qui étoit le plus beau de tous les hommes ; j’ai trouvé qu’ils n’en avoient jamais ouï parler.

Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints prophètes faisoient passer au fil de l’épée, parce qu’ils refusoient de croire aux miracles du ciel : ils sont plutôt comme ces malheureux qui vivoient dans les ténèbres de l’idolâtrie avant que la divine lumière vînt éclairer le visage de notre grand Prophète.

D’ailleurs, si l’on examine de près leur religion, on y trouvera comme une semence de nos dogmes. J’ai souvent admiré les secrets de la Providence, qui semble les avoir voulu préparer par là à la conversion générale. J’ai ouï parler d’un livre de leurs docteurs, intitulé la Polygamie triomphante, dans lequel il est prouvé que la polygamie est ordonnée aux chrétiens. Leur baptême est l’image de nos ablutions légales, et les chrétiens n’errent que dans l’efficacité qu’ils donnent à cette première ablution, qu’ils croient devoir suffire pour toutes les autres. Leurs prêtres et leurs moines prient comme nous sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d’un paradis où ils goûteront mille délices par le moyen de la résurrection des corps. Ils ont, comme nous, des jeûnes marqués, des mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la miséricorde divine. Ils rendent un culte aux bons anges et se méfient des mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les miracles que Dieu opère par le ministère de ses serviteurs. Ils reconnoissent, comme nous, l’insuffisance de leurs mérites et le besoin qu’ils ont d’un intercesseur auprès de Dieu. Je vois partout le mahométisme, quoique je n’y trouve point Mahomet. On a beau faire, la vérité s’échappe et perce toujours les ténèbres qui l’environnent. Il viendra un jour où l’Éternel ne verra sur la terre que de vrais croyants : le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes ; tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard : tout, jusques à la Loi, sera consommé : les divins exemplaires seront enlevés de la terre et portés dans les célestes archives.

À Paris, le 20 de la lune de Zilhagé, 1713.