Lettres persanes/Lettre 94

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 8-10).

LETTRE XCIV.

USBEK À SON FRÈRE.
SANTON AU MONASTÈRE DE CASBIN.


Je m’humilie devant toi, sacré santon, et je me prosterne : je regarde les vestiges de tes pieds comme la prunelle de mes yeux. Ta sainteté est si grande qu’il semble que tu aies le cœur de notre saint prophète ; tes austérités étonnent le ciel même ; les anges t’ont regardé du sommet de la gloire, et ont dit : Comment est-il encore sur la terre, puisque son esprit est avec nous, et vole autour du trône qui est soutenu par les nuées ?

Et comment ne t’honorerois-je pas, moi qui ai appris de nos docteurs que les dervis, même infidèles, ont toujours un caractère de sainteté qui les rend respectables aux vrais croyants ; et que Dieu s’est choisi, dans tous les coins de la terre des âmes plus pures que les autres, qu’il a séparées du monde impie, afin que leurs mortifications et leurs prières ferventes suspendissent sa colère prête à tomber sur tant de peuples rebelles ?

Les chrétiens disent des merveilles de leurs premiers santons, qui se réfugièrent à milliers dans les déserts affreux de la Thébaïde et eurent pour chefs Paul, Antoine et Pacôme. Si ce qu’ils en disent est vrai, leurs vies sont aussi pleines de prodiges que celles de nos plus sacrés immaums. Ils passoient quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme : mais ils habitoient la nuit et le jour avec des démons ; ils étoient sans cesse tourmentés par ces esprits malins ; ils les trouvoient au lit, ils les trouvoient à table ; jamais d’asile contre eux. Si tout ceci est vrai, santon vénérable, il faudroit avouer que personne n’auroit jamais vécu en plus mauvaise compagnie.

Les chrétiens sensés regardent toutes ces histoires comme une allégorie bien naturelle, qui nous peut servir à nous faire sentir le malheur de la condition humaine. En vain cherchons-nous dans le désert un état tranquille ; les tentations nous suivent toujours : nos passions, figurées par les démons, ne nous quittent point encore ; ces monstres du cœur, ces illusions de l’esprit, ces vains fantômes de l’erreur et du mensonge, se montrent toujours à nous pour nous séduire et nous attaquent jusque dans les jeûnes et les cilices, c’est-à-dire jusque dans notre force même.

Pour moi, santon vénérable, je sais que l’envoyé de Dieu a enchaîné Satan, et l’a précipité dans les abîmes : il a purifié la terre, autrefois pleine de son empire, et l’a rendue digne du séjour des anges et des prophètes.

À Paris, le 9 de la lune de Chahban, 1715.