Lettres persanes/Lettre 95

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 10-11).

LETTRE XCV.

USBEK À RHÉDI.
À Venise.


Je n’ai jamais ouï parler du droit public, qu’on n’ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l’origine des sociétés ; ce qui me paroît ridicule. Si les hommes n’en formoient point, s’ils se quittoient et se fuyoient les uns les autres, il faudroit en demander la raison, et chercher pourquoi ils se tiennent séparés : mais ils naissent tous liés les uns aux autres ; un fils est né auprès de son père, et il s’y tient : voilà la société, et la cause de la société.

Le droit public est plus connu en Europe qu’en Asie : cependant on peut dire que les passions des princes, la patience des peuples, la flatterie des écrivains, en ont corrompu tous les principes.

Ce droit, tel qu’il est aujourd’hui, est une science qui apprend aux princes jusqu’à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts. Quel dessein, Rhédi, de vouloir, pour endurcir leur conscience, mettre l’iniquité en système, d’en donner des règles, d’en former des principes et d’en tirer des conséquences !

La puissance illimitée de nos sublimes sultans, qui n’a d’autre règle qu’elle-même, ne produit pas plus de monstres que cet art indigne qui veut faire plier la justice, tout inflexible qu’elle est.

On diroit, Rhédi, qu’il y a deux justices toutes différentes : l’une qui règle les affaires des particuliers, qui règne dans le droit civil ; l’autre qui règle les différends qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit public : comme si le droit public n’étoit pas lui-même un droit civil, non pas à la vérité d’un pays particulier, mais du monde.

je t’expliquerai dans une autre lettre mes pensées là-dessus.

À Paris, le Ier de la lune de Zilhagé, 1716.