Lettres sur la situation extérieure/03

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LETTRES SUR LA SITUATION EXTÉRIEURE.
iii.

Je vous remercie, monsieur, de m’avoir communiqué d’avance la lettre que vous adresse M. le comte de Mérode, au sujet de la question hollando-belge ; car je me trouve dans la nécessité d’y répondre, et vous penserez sans doute avec moi que le plus tôt sera le mieux. Non assurément que je regarde M. de Mérode comme un ennemi qu’il faut combattre, ou que je me regarde moi-même comme un adversaire digne de lui ; mais j’ai besoin de vous donner, et à vous et à lui, quelques explications sur le sens dans lequel je soutiens cette polémique, sur les motifs de l’opinion que j’ai embrassée et que je continue à développer, sur l’esprit qui m’a constamment animé, en traitant cette question si délicate de l’exécution du traité des 24 articles.

Non, je ne suis pas insensible aux justes regrets que devront éprouver les populations du Limbourg et du Luxembourg, quand elles se sépareront, s’il faut en venir à cette extrémité, du gouvernement et de la nation belge, pour retomber sous le pouvoir de la Hollande. Je comprends tout ce qu’un pareil déchirement aura de pénible pour des peuples qui depuis longues années vivent de la même vie que le reste de la Belgique, qui ont partagé avec elle toutes les vicissitudes de la guerre et de la politique, et qui se sont associés spontanément à la révolution de septembre 1830. Sur ce point, je suis parfaitement d’accord avec M. de Mérode ; je crois avec lui que l’attachement des populations du Limbourg et du Luxembourg, cédées à la Hollande, ne peut être nulle part traité de caprice révolutionnaire, comme il le dit fort bien. Mais, qu’il me permette cette expression, je cherche en vain, dans toute sa lettre, autre chose que des raisons de sentiment ; je ne lui vois pas aborder les véritables difficultés de la question ; je ne le vois pas entrer dans les considérations politiques, dans la réalité des faits, dans les exigences du droit diplomatique de l’Europe. Et moi, qui n’ai pas été ministre comme M. de Mérode, qui ne suis qu’un observateur attentif et sérieux, je m’étonne de son silence, et je m’en étonne à juste titre ; car enfin, j’avais abordé ce côté de la question, j’avais indiqué le véritable nœud de la difficulté, j’avais formellement sommé les partisans de l’opinion contraire de dire comment, par quel moyen, par quelle combinaison acceptable ils entendaient la résoudre, dans l’état actuel de l’Europe. Remarquez bien ces derniers mots ; j’y reviendrai tout à l’heure, parce que j’attache la plus grande importance à l’ensemble de faits qu’ils résument. Au lieu de cela, que fait M. de Mérode ? Il m’explique l’origine du traité des 24 articles, que je connais fort bien ; il me rappelle les circonstances fâcheuses, sous l’empire desquelles la conférence de Londres substitua le traité du 15 novembre aux 18 articles (préliminaires du 26 juin) acceptés par la Belgique. Si c’est là un raisonnement sérieux, je ne vois pas, à ce compte, pourquoi la Hollande n’opposerait point à l’acceptation des 18 articles par la Belgique l’adhésion antérieure qu’elle a donnée aux bases fondamentales, tandis que la Belgique les repoussait.

Mais, reconnaissons-le, monsieur, l’Europe n’est engagée, ni par les 18 articles, ni par les bases fondamentales. Ce sont pour elle, ce sont pour tout le monde, pour la Belgique comme pour la Hollande, des actes non avenus, des essais avortés de conciliation, qu’il faut rejeter dans les limbes de l’histoire et de la diplomatie. Maintenant je vais plus loin. Je demanderai à M. de Mérode si les préliminaires du 26 juin 1831, enveloppés dans la réaction qui a suivi les évènemens du mois d’août, assuraient effectivement à la Belgique tout le Limbourg et tout le Luxembourg. Or, c’est ce qu’on ne peut soutenir. L’article 1er reconnaissait à la Hollande tout ce qui faisait partie de la ci-devant république des provinces-unies des Pays-Bas en l’année 1790 ; cet article privait la Belgique de tout droit sur Venloo et sur je ne sais combien de villages dans le Limbourg, ainsi que de la place de Maestricht. L’article 2 reconnaissait, il est vrai, à la Belgique tout le reste des territoires qui avaient reçu la dénomination de royaume des Pays-Bas dans les traités de 1815. Le grand-duché de Luxembourg semblait donc être compris dans le nouvel état belge ; mais on ne sait plus que penser en voyant que l’article 3 exigeait pour le Luxembourg une négociation séparée entre le souverain de la Belgique, d’une part, et de l’autre, le roi des Pays-Bas et la confédération germanique, garantissant de plus à la forteresse fédérale de Luxembourg ses libres communications avec l’Allemagne. C’est qu’en effet personne, si ce n’est les négociateurs belges, ne pouvait oublier que le grand-duché de Luxembourg était possédé par le roi des Pays-Bas à un tout autre titre que le reste de la Belgique ; qu’il avait reçu cette province en compensation de ses possessions héréditaires ; que la branche allemande de la maison de Nassau y avait des droits éventuels de réversibilité incontestables, et que la confédération germanique avait aussi les siens de la nature la plus positive, et liés avec ses plus graves intérêts. Dès le premier jour, un homme dont la voix n’a jamais failli à la cause de la liberté en Europe, un des plus opiniâtres défenseurs de la nationalité polonaise, M. Bignon, qui fait autorité en pareilles matières, avait dit sur le Luxembourg, à la tribune de la chambre des députés, dans la séance du 13 novembre 1830 : » Je dois signaler une autre chance de guerre qui a son principe dans les passions, dans les imprudences des Belges, c’est leur prétention mal fondée sur le grand-duché de Luxembourg. J’articule ce fait à la tribune, afin de dissiper une erreur trop accréditée, et par la crainte que la presse périodique, qui a rendu tant de services à la cause des peuples, ne contribue à compromettre l’indépendance des Belges, en les encourageant dans un système d’usurpation capable d’attirer un choc entre eux et l’Allemagne. » M. Bignon en appelait ensuite aux traités, et il ajoutait : « La ville de Luxembourg a été déclarée forteresse fédérale ; voilà une question sur laquelle les traités peuvent être invoqués avec succès (par les ennemis de la Belgique) ; le tort est du côté des Belges… » Telles étaient alors, telles sont restées depuis et la vérité et l’opinion de toute l’Europe. Les préliminaires du 26 juin n’y dérogeaient pas, puisqu’ils posaient pour le grand-duché de Luxembourg le principe d’une négociation distincte. Et ceci revenait à dire que si l’Europe se croyait, dans l’intérêt général, le droit de reprendre ce qu’elle avait donné, pour en disposer autrement, elle ne se croyait pas celui d’enlever à toute la maison de Nassau les dédommagemens que cette maison avait acceptés pour ses principautés souveraines en Allemagne. Quel eût été le résultat de la négociation avec le roi des Pays-Bas et la confédération germanique ? Je l’ignore. Quels étaient le vœu et l’esprit des puissances représentées à Londres ? Je ne le sais pas davantage. Il me semble qu’il aurait toujours fallu en arriver à un échange de territoires. Et sur quoi aurait-il porté, si ce n’est sur ceux dont la Belgique était la seule et incontestable souveraine ? Il me semble encore que la forteresse fédérale de Luxembourg serait nécessairement restée en dehors de l’échange et qu’on lui aurait par conséquent assigné un certain rayon, des communications libres et sûres avec l’Allemagne ; c’est-à-dire que si l’on avait pu s’entendre, on aurait conclu des arrangemens à peu près pareils à ceux que le roi Léopold a été autorisé par le congrès belge à ratifier, et auxquels M. de Mérode croit que la Belgique peut et doit aujourd’hui se soustraire.

Vous voyez, monsieur, qu’il n’y a guère lieu d’invoquer les préliminaires du 26 juin 1831 ou les 18 articles, acceptés par la Belgique avant la rupture de l’armistice et les malheurs du mois d’août. D’un côté, ils sont aujourd’hui sans valeur diplomatique, et de l’autre ils ne tranchaient pas si clairement en faveur de la Belgique la question territoriale, que ce soit la peine de les exhumer du milieu des projets et contre-projets enfantés par la conférence.

On me fait un autre reproche. On m’accuse de n’avoir pas tenu compte des sept années de retard, pendant lesquelles la Hollande a constamment rejeté le traité du 15 novembre, et de vouloir contre toute justice conserver une force obligatoire absolue à des stipulations non exécutées. Eh bien ! savez-vous ce que me reproche le Journal de La Haye, en même temps que M. de Mérode ? Précisément le contraire. On m’accuse, dans une dissertation ex-professo, de scinder arbitrairement le traité des 24 articles ; on entreprend de démontrer, contre ma première lettre, qu’ils forment un ensemble qui n’admet pas de partage, et que je n’entends rien au droit des gens, que je n’ai lu ni Vattel, ni Grotius ; que je suis d’une fort mauvaise école de publicistes, quand je demande, au nom de la Belgique, la révision des dispositions financières du traité. À ce double reproche, à ces accusations contradictoires, je ne serai pas embarrassé de répondre. Mais je vais pour cela invoquer un argument que les esprits tout d’une pièce ont toujours combattu et qui ne m’en paraît pas moins excellent, la nécessité politique. Quant à Vattel et Grotius, j’en fais bon marché, et je me tiens pour historien de bonne foi, plutôt que pour savant publiciste. Si donc je plaide pour le traité des 24 articles en ce qui concerne les arrangemens territoriaux, c’est qu’il ne me semble pas possible de résoudre autrement la question, à moins de faire comme les Belges, de n’en point embrasser tous les élémens, de se cantonner dans la nationalité et de laisser de côté les droits de la confédération, ceux de la maison de Nassau, les titres d’acquisition du Luxembourg par le roi des Pays-Bas, et l’état de l’Europe ! En sorte que j’irais volontiers jusqu’à dire que, si le traité était à refaire, on ne pourrait pas, sur le tout, arriver à un résultat très différent. Remarquez encore que le désavantage de l’inexécution par la Hollande a pesé tout entier sur celle-ci, que ses ports ont été bloqués, qu’une armée française l’a dépossédée violemment de la citadelle d’Anvers et en a fait la garnison prisonnière, tandis que la Belgique a conservé jusqu’à présent Venloo et autres places du Limbourg, et tout le Luxembourg, sans la forteresse. Cependant, si le roi Guillaume avait voulu rendre, en même temps que la citadelle d’Anvers, les forts de Lillo et de Liefkenshoek, le gouvernement belge aurait été dans l’obligation d’exécuter l’engagement qu’il avait pris d’évacuer les parties hollandaises du Limbourg et du Luxembourg[1].

Voyons maintenant les charges financières du traité sur lesquelles ma haute justice, comme dit M. de Mérode, accorde à la Belgique une réduction notable. C’est qu’en effet, monsieur, je désire qu’on soit juste envers la Belgique, et je trouve qu’on ne l’a pas été dans le partage de la dette. En ce point, non seulement le traité peut être refait autrement, mais de plus, il y a d’excellentes raisons pour qu’il le soit. Je crois que les conséquences des funestes évènemens du mois d’août 1831 se sont principalement fait sentir dans les stipulations financières du traité des vingt-quatre articles, puisque évidemment on a surchargé alors la Belgique, sous le prétexte de lui assurer des avantages commerciaux dont elle ne se souciait pas et ne pouvait guère profiter de long-temps. Ainsi, en obtenant la révision de cette partie du traité, on effacerait, au profit de la Belgique, les traces de la réaction dont elle se plaint ; on lui enlèverait le droit de se dire sacrifiée à la Hollande, par suite du succès que celle-ci aurait déloyalement remporté, après la rupture inattendue de l’armistice. Quand la négociation fut reprise au mois de septembre, la conférence et l’Europe voulaient en finir avec la question belge. On était fatigué de cet interminable débat, et l’on se contenta, un peu légèrement, des premières informations qui se présentèrent sur la dette. Voilà ce qu’il s’agit de corriger pour l’avenir, et, quant au passé, je regarde le non-paiement des arrérages depuis le 13 janvier 1832, comme la juste punition des lenteurs de la Hollande. Il ne serait pas possible aujourd’hui que le roi Guillaume signât purement et simplement le traité des vingt-quatre articles ; on reconnaît qu’il y a, dans certaines clauses, des changemens indispensables de rédaction à opérer. Cela entraîne donc nécessairement une négociation nouvelle, et c’est dans cette négociation que se place naturellement la discussion de la question des arrérages. Il y a justice et opportunité à le faire. Si les intentions du roi de Hollande sont droites et loyales, s’il a besoin, comme on le pense généralement, de fermer cette plaie, on s’entendra, et la paix de l’Europe ne sera point troublée.

Allez plus loin, me dit M. le comte de Mérode, ne craignez rien ; déclarez à la confédération germanique et au cabinet de La Haye que le Luxembourg et le Limbourg doivent rester à la Belgique, et la paix de l’Europe n’en sera pas troublée davantage ; l’Europe se trouvera encore bien heureuse d’en sortir à si bon marché ! Je voudrais partager la confiance de M. de Mérode ; mais, en conscience, je ne le puis. Les deux grands principes, les deux intérêts rivaux qui se disputent l’Europe, s’équilibrent encore. Mais combien de ménagemens ne faut-il pas pour empêcher cet équilibre de se rompre ! Un mot de la France est bien puissant, je le sais ; cependant la force des choses est bien plus puissante, et c’est la force des choses, qui au-delà d’une certaine limite, d’un côté ou de l’autre, déterminerait infailliblement la guerre générale. Croyez que l’Europe de 1815 ne rendrait point son épée sans combat. Si au moins l’Allemagne était divisée, mais je vois la Prusse, l’Autriche, la Bavière, tous les états de la confédération germanique, étroitement unis. La question religieuse, soulevée par l’affaire de Cologne, avait un instant troublé cette union. Les passions catholiques du roi de Bavière avaient fait explosion et vivement irrité le cabinet de Berlin. La sagesse et l’esprit de conciliation qui distinguent M. le prince de Metternich, n’avaient pas empêché la faction ligorienne de Vienne, qu’il n’ose pas ouvertement combattre, d’applaudir aux imprudens écarts de la Bavière ; le démon de la discorde s’était glissé dans le sein des familles princières, et la paisible Allemagne ne se reconnaissait plus. Vous savez que de cet orage il reste à peine aujourd’hui un souffle de vent. La confédération germanique, momentanément ébranlée, se raffermit et se resserre ; l’Autriche et la Prusse se sont cordialement rapprochées ; la Bavière a fait amende honorable, et c’est ainsi que l’Allemagne se présente à la conférence de Londres, bien décidée à ne pas se laisser entamer, et à ne pas accorder à la Belgique d’autres conditions que celles du traité des 24 articles.

M. de Mérode s’étonne de ce que j’aie relevé sa singulière proposition de renoncer indéfiniment à la forteresse fédérale de Luxembourg, qui demeurerait au milieu d’un pays entièrement belge, toujours occupée par une garnison moitié hollandaise et moitié prussienne. C’est même probablement au sujet de cette partie de mes observations qu’il me reproche de ne pas avoir plus sérieusement examiné son premier travail. Il est possible, en effet, que j’aie d’abord parlé un peu légèrement de cette combinaison ; mais comment n’aurais-je pas été frappé de la résignation avec laquelle M. de Mérode abandonne la principale ville du grand-duché, le véritable foyer de sa vie nationale ? comment ne me serais-je pas dit que, pour consentir à un pareil sacrifice, il fallait que les plus absolus défenseurs de la nationalité belge eussent aperçu là, sur les murs de cette forteresse, un noli me tangere dont la guerre seule pouvait avoir raison ? Alors j’ai sérieusement examiné l’intérêt de la France, je me suis livré à une étude consciencieuse de tous les élémens de la question, et je suis arrivé aux conclusions que je vous ai déjà développées. La Belgique n’a peut-être pas tort de ne penser qu’à elle, de vouloir que la France, après l’avoir sauvée, après avoir affranchi son premier port commercial, court encore une fois le risque d’une guerre générale, pour l’agrandir ou la compléter au mépris de la foi des traités. Mais la France, ai-je dit, a d’autres devoirs, et quand l’équilibre dans lequel se maintient l’Europe sera rompu, il faut que la France y trouve des chances d’agrandissement. Voilà les considérations que j’ai livrées au jugement des hommes d’état de la Belgique, et au sujet desquelles M. de Mérode a rapproché, dans la même phrase, les mots d’étroit égoïsme et de défaut de reconnaissance. Si je l’ai bien compris, il veut dire que la France se montrerait égoïste en bornant le témoignage de sa sympathie pour la Belgique aux services qu’elle lui a déjà rendus, et que la Belgique, en secouant le joug de la Hollande, a rendu à la France un assez grand service pour que celle-ci n’ait pas le droit d’accuser les Belges d’ingratitude. Ne craignez pas, monsieur, que j’approfondisse une question aussi délicate ; permettez-moi seulement de répondre, par votre intermédiaire, à M. de Mérode, qu’en fait d’égoïsme, la France n’a pas de reproches à se faire depuis 1830, surtout à l’égard de la Belgique, et qu’en fait de reconnaissance la Belgique peut recevoir des leçons de tout le monde. Si j’avais l’esprit chagrin, si je ne savais m’élever, en matière aussi grave, au-dessus de ces considérations trop mesquines, je vous en dirais bien davantage sur la reconnaissance de la Belgique, et je serais bien tenté de rappeler à M. de Mérode qu’après la délivrance d’Anvers par une armée française, les chambres belges ont refusé de faire abattre le lion de Waterloo !

Arrivé au terme de cette longue réplique, je n’ajouterai plus que peu de chose à des raisonnemens que vous accusez peut-être de prolixité. Je tiens seulement à établir, une dernière fois, que la France a fait pour la Belgique, en 1830, en 1831, en 1832, tout ce que le nouvel état pouvait attendre d’une protection puissante et d’une bienveillance éclairée. Aujourd’hui, quand le plénipotentiaire français à Londres, sous l’inspiration d’une pensée généreuse que M. Molé a conçue dès la reprise des négociations, appuie de toutes ses forces la demande d’une révision du partage de la dette, la France reste encore fidèle à ses sympathies pour la cause qu’elle a déjà si heureusement défendue. Mais caresser les illusions que peuvent se faire quelques esprits sur sa question territoriale, voilà ce que lui défend la raison d’état, et ce qui ne serait plus en harmonie avec l’ensemble de la politique. Au reste, il ne m’est pas prouvé que le gouvernement belge lui-même ait ou laisse percer ces illusions. Dans un pays d’extrême liberté comme la Belgique, elles se sont librement produites par des adresses au roi, par des articles de journaux, par des manifestations publiques de toute espèce. Quant au pouvoir, il s’est borné à de vagues promesses d’intérêt, et tout récemment les ministres ont refusé de donner audience aux conseils provinciaux du Limbourg et du Luxembourg, que le roi avait reçus au camp de Beverloo et au château d’Ardenne. Je sais que la conférence de Londres est saisie d’une demande en révision du partage de la dette, par un travail, que l’on dit très concluant, des commissaires spéciaux qui ont été chargés de cette importante mission. Mais je ne puis dire qu’il en soit de même pour la question territoriale, et si la Belgique fait sonder le terrain, je doute que le résultat l’encourage à des démarches plus ouvertes. Les puissances croient sérieusement en avoir fini avec cette affaire ; des trois intéressés, la Belgique, la Hollande et la confédération germanique, il y en a deux qui regardent leurs droits et leurs sacrifices comme irrévocablement fixés par le traité des 24 articles. L’autre partie est engagée vis-à-vis de l’Europe par sa signature, par la solennelle adhésion des chambres, par son existence politique même, dont la reconnaissance a été le prix de cette adhésion. Je me demande en vain ce qu’il serait possible d’opposer, de la part de la Belgique, à une situation légale si bien définie, si fortement appuyée, et je renverrai M. de Mérode, pour le Luxembourg et le Limbourg, à l’avenir qu’il invoque en faveur de la France pour les limites du Rhin, pour Sarrelouis et Landau. Mais je lui ferai observer que ni lui ni moi ne savons alors ce que la Belgique deviendra.

Mes prévisions sur ce qui adviendrait des projets d’indépendance de Méhémet-Ali, paraissent se vérifier. Le vice-roi ajourne la déclaration dont il menaçait l’Europe, et c’est aux démarches des grandes puissances auprès de lui que l’on est redevable de ce résultat. Pour le moment il n’y a donc point de collision à redouter entre les deux flottes ; car celle de Méhémet-Ali ne prendra peut-être point la mer, et l’escadre turque, assez mal fournie, ne fera pas une expédition de longue durée. Je ne crois pas non plus que la guerre s’engage sur le continent de l’Asie ; au moins est-il certain que le pacha d’Égypte ne prendra point l’initiative des hostilités. Il s’y est engagé solennellement, et d’ailleurs, ses troupes sont encore occupées à réprimer l’insurrection des Druses, qui a donné tant de mal à Ibrahim-Pacha, gouverneur-général de Syrie. Cependant, gardez-vous, monsieur, d’ajouter foi aux exagérations de la presse allemande, du journal de Smyrne et de quelques feuilles anglaises, sur les prétendus dangers que cette insurrection aurait fait courir à la domination égyptienne. Grâce à Dieu, elle ne chancelle pas ainsi au moindre vent, et depuis 1833, elle a jeté, en Syrie, des racines assez profondes pour résister à une révolte de quelques montagnards. Les insurgés du Hauran ont obtenu çà et là de faibles succès, dont le principal mérite revient à la nature du pays où ils opèrent. Mais des mesures énergiques et bien combinées, des forces supérieures, la discipline et la tactique des troupes égyptiennes, aidées de tous les moyens matériels que le vice-roi ne cesse d’emprunter à la science militaire de l’Europe, ont fini par avoir raison de la valeur sauvage des Druses. Les dernières nouvelles certaines du théâtre de la guerre portent que les rebelles, pris entre deux feux, ont été écrasés par les forces d’Ibrahim-Pacha, et qu’après une telle défaite, ils l’empêcheront difficilement de pénétrer jusqu’au cœur de leurs montagnes et d’y étouffer l’insurrection dans son foyer. Au reste, il n’y avait rien dans cette révolte qui méritât l’intérêt de l’Europe. Croyez bien que la cause égyptienne, en Syrie, est celle de la civilisation, quelque violens que soient les moyens employés pour la faire triompher. Il s’agit, en effet, pour Ibrahim-Pacha, d’y maintenir l’ordre, la sécurité des communications, une administration vigilante, bien que rigoureuse, un régime militaire assez dur, mais indispensablement nécessaire pour triompher de tous les élémens d’anarchie qui s’étaient, pour ainsi dire, naturalisés dans les pachalicks de Saint-Jean-d’Acre, de Damas et de Tripoli. Toutes les fois que les anciennes habitudes d’insubordination et de brigandage y relèvent la tête, c’est un malheur pour l’agriculture, le commerce, la civilisation, dont ces tentatives interrompent les progrès. Voilà comment il faut juger, à mon avis, des remuemens pareils à ceux des Druses, qu’ils soient en rapport, ou non, avec les secrets desseins du sultan. Et si, comme le pense Mehémet-Ali, les instigations de la Porte ottomane ne sont pas étrangères à ces insurrections, nous ne voyons pas ce que le divan peut y gagner, puisqu’il est certain que le pacha d’Égypte est assez fort pour les vaincre, et qu’il y puise de nouveaux motifs pour agiter à son tour l’empire ottoman, pour refuser le paiement du tribut, pour murmurer le terrible mot d’indépendance.

Avec tout cela, les puissances intéressées au maintien du statu quo en Orient ne peuvent se flatter d’avoir obtenu de Méhémet-Ali autre chose qu’un ajournement. La question demeure entière entre le sultan et lui. L’armée égyptienne continuera, n’en doutez point, à se grossir en Syrie ; les fortifications du Taurus s’achèveront ; l’escadre sera augmentée ; tous les ressorts seront tendus ; le vice-roi et son fils resteront l’arme au bras. La Porte, de son côté, enverra dans le Diarbekir ses premières levées ; elle appliquera ses dernières ressources à l’entretien d’un état militaire qui l’épuise ; elle se débattra obscurément entre l’influence de la Russie et celle de la France unie à l’Angleterre ; elle continuera d’offrir à l’Europe le triste spectacle de ces changemens ministériels trop fréquens de nos jours, pour qu’ils n’accusent pas et beaucoup d’inconstance chez le souverain, et des intrigues étrangères fort actives, et une perturbation profonde dans l’état. Je n’ose aller plus loin, ni vous dire ce que je pense d’une situation aussi tendue, malgré les miracles que le désir général de maintenir la paix a produits en Europe depuis la révolution de juillet.

S’il y a des questions qui s’ajournent, il y en a aussi dont la solution ne comporte guère de retards, et qui, une fois soulevées, demandent à être terminées promptement. L’affaire de Suisse est de ce genre, et vous étiez bien informé, monsieur, quand vous faisiez pressentir que le séjour et les nouvelles intrigues de M. Louis Bonaparte au château d’Arenenberg allaient attirer de nouveaux embarras à la confédération helvétique. Je n’examine pas ici le caractère de cette démarche dans ses rapports avec la politique intérieure du gouvernement français, mais uniquement sous le point de vue diplomatique, et, ainsi envisagée, je ne saurais assez m’étonner des critiques dont elle a été l’objet. M. Louis Bonaparte est, dit-on, citoyen de Thurgovie ; mais la France ne sait pas ce que c’est que le canton de Thurgovie ; elle n’a point d’ambassadeur à Frauenfeld, et n’en reçoit pas du petit conseil de Thurgovie. La France ne connaît en Suisse que la Suisse, et ne traite qu’avec la Suisse, représentée par le directoire fédéral et la diète. Peu importe ensuite le degré, la mesure de souveraineté dont le canton de Thurgovie reste en possession. Les gouvernemens étrangers n’ont pas affaire à vingt-deux souverainetés, en Suisse, mais à une seule, dont l’affaire est de s’entendre avec toutes les autres, et d’en subordonner la politique particulière aux intérêts généraux de la confédération. Je ne sais d’ailleurs si vous avez remarqué combien, dans ces derniers temps, la souveraineté cantonnale a été peu ménagée par le parti même qui conteste le plus vivement à la France le droit de réclamer l’expulsion de M. Louis Bonaparte. Mais il y a plus, c’est que personne en Suisse ne prend au sérieux la qualité de citoyen de Thurgovie, derrière laquelle se retranche le neveu de Napoléon, et que ses partisans font si bruyamment valoir en sa faveur. Dans la diète et hors de la diète, on n’a certainement pas épargné les sarcasmes à ce bizarre citoyen, comme l’appelle le Fédéral de Genève, à ce républicain de faux aloi, dont la position est trop équivoque pour que les radicaux suisses eux-mêmes osent en faire leur drapeau. Et, en vérité, c’est se jouer de la conscience et de la raison publique que de prendre feu pour une pareille fiction, pour des droits prétendus que tout le monde met si bien à leur juste valeur. Il faut du reste que la diète y réfléchisse sérieusement avant de se déclarer incompétente ou de refuser d’agir dans le sens de la note française ; car la France ne peut se rendre justice à elle-même par des mesures isolées contre le canton de Thurgovie, comme elle l’a fait autrefois contre Bâle-Campagne. Le canton de Thurgovie est à l’extrémité orientale de la Suisse, appuyé d’un côté sur le lac de Constance, c’est-à-dire sur l’Allemagne, et flanqué des deux autres par les cantons de Saint-Gall et de Zurich. La France ne pourrait donc l’atteindre, sans passer sur toute la Suisse, et c’est pourquoi il est encore plus nécessaire que le directoire et la diète emploient tous les moyens à leur disposition pour vaincre la résistance du canton de Thurgovie.

Assurément, monsieur, ces différends avec la Suisse sont déplorables ; je ne veux point faire avec vous de sentimentalisme politique sur la plus ancienne alliée de la France, comme on s’exprime en diplomatie ; mais je reconnais que la France de juillet n’est point là dans son rôle naturel, dans l’attitude qu’elle doit garder envers la confédération helvétique. Je sais que beaucoup de bons esprits s’en plaignent, que des menaces adressées à la Suisse leur semblent un contre-sens, et qu’on se demande chaque fois, avec une certaine inquiétude, si des passions personnelles n’y seraient pas pour quelque chose. Je sais que l’on s’étonne de voir tellement exaspérés contre la France des hommes qui passent pour modérés dans leur république, comme, par exemple, M. Monnard, du canton de Vaud, qui compte ici tant d’illustres et de vénérables amitiés. On craint, à vrai dire, qu’une animosité réciproque, entretenue par des circonstances fâcheuses, n’ait pris le dessus à la longue sur des sentimens plus naturels d’affection et d’estime, et qu’avant de recourir aux derniers moyens on n’ait pas toujours essayé des voies plus douces, plus conformes à l’esprit qui doit animer la France envers la Suisse et la Suisse envers la France ! Que vous dirai-je ? Il y a peut-être ici, monsieur, quelque chose de vrai, sans que personne en soit coupable. Mais, avant de prononcer, je vous engagerai à repasser dans vos souvenirs tous les évènemens qui ont dû altérer, depuis que M. de Rumigny a quitté Berne, nos bons rapports avec la confédération helvétique ; la protection accordée aux réfugiés les plus dangereux, les coupables projets qui se sont tramés à l’ombre d’une hospitalité imprudente, l’ascendant qu’un radicalisme ambitieux a pris dans les conseils de la Suisse. Vous savez que je ne suis pas en position de rendre l’arrêt définitif : pesez ces circonstances et décidez vous-même. Voulez-vous quelque chose de plus. Je vais au-devant de votre pensée, et je désire avec vous que ce différend soit le dernier, non seulement parce qu’il faut vivre en bonne intelligence avec ses voisins, mais parce que la Suisse réformée, libérale et libre, offre à la France de juillet une excellente avant-garde, et parce que entre l’Autriche et la Sardaigne il peut être fort utile d’avoir une alliée sur qui compter.

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  1. Convention de Londres du 22 octobre 1832 ; note de M. de Latour-Maubourg au général Goblet, ministre des affaires étrangères de Belgique, du 30 ; réponse du général Goblet, du 2 novembre, à minuit. — Nothomb, Essai, etc., 3e édition, pag. 280.