Lettres sur la situation extérieure/04

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LETTRES SUR LA SITUATION EXTÉRIEURE.
iv.
Monsieur,

Les derniers jours de session du parlement anglais ont été marqués dans la chambre des lords par une discussion importante et qui mérite de fixer quelque temps notre attention. Non qu’elle ait eu, ni qu’elle dût avoir de résultats positifs ; mais elle a soulevé plusieurs questions graves, sur lesquelles il ne sera pas inutile de revenir, et provoqué des explications que je crois à propos d’enregistrer et même de développer. Je commencerai par vous exposer en peu de mots le double objet de la discussion que je veux examiner avec vous.

Il y a deux mois à peu près, une assemblée de négocians s’est tenue à Glasgow pour entendre de grands discours et faire une pétition au parlement sur la décadence du commerce anglais, la diminution ou l’encombrement de ses débouchés, les pertes qu’il a subies et celles, plus considérables encore, qui le menacent, au dire de certaines personnes que je crois trop promptes à s’alarmer. Si cette manifestation n’était pas suggérée par M. Urquhart, au moins est-ce lui qui a joué le principal rôle dans l’assemblée de Glasgow et y a prononcé le plus long discours. Vous connaissez de réputation M. Urquhart ; vous savez qu’il a fait ou dirigé une terrible guerre de plume contre la Russie ; qu’il prêche la restauration de l’empire ottoman ; qu’il a essayé de susciter une croisade anglo-française contre l’ambition moscovite, et qu’il n’a pas tenu à lui que la guerre s’allumât en Orient pour la prise du Vixen. M. Urquhart, auquel je ne contesterai cependant pas un certain mérite, s’est trouvé un beau jour, grâce à ses livres et à ses lettres de Constantinople, poussé, par la faveur populaire et le goût passager de lord Palmerston, aux fonctions éminentes de premier secrétaire d’ambassade en Turquie. C’était en 1836. Puis les dissentimens entre son chef et lui devinrent si graves, que le ministère anglais eut à opter pour les services de l’un ou les services de l’autre. Le poids de lord Ponsonby, allié de lord Grey, fit pencher la balance en sa faveur ; lord Ponsonby resta ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, et M. Urquhart revint dans sa patrie assiéger Downing-Street de ses mémoires justificatifs, accabler lord Palmerston de sa volumineuse correspondance, rédiger les pétitions de M. Bell, armateur du Vixen, et soulever dans la presse, ainsi que dans les deux chambres, des discussions hostiles sur la direction des affaires extérieures de la Grande-Bretagne. Telle est donc l’influence sous laquelle l’assemblée de Glasgow, dont cette digression nous a un peu éloignés, composa sa pétition. Lord Lyndhurst fut chargé de la présenter dans la chambre haute, et il s’est acquitté de cette tâche le 14 du mois dernier. Voilà l’objet dont j’ai d’abord à vous entretenir.

Lord Lyndhurst est un homme de beaucoup d’esprit, un orateur éloquent, passionné et néanmoins fort habile. Ses connaissances de jurisconsulte, sa parole, l’étendue de son intelligence, en ont fait à la chambre des lords le chef de l’opposition tory, et je ne sais combien de grandes mesures ministérielles ont succombé depuis quelques années sous ses coups. Eh bien ! avec toutes ces qualités, le discours qu’il a prononcé à l’appui de la pétition de Glasgow est, passez-moi le mot, un discours pitoyable. Il m’a rappelé ceux que, dans les premières années de la révolution de juillet, tenaient à la tribune de la chambre des députés quelques orateurs aujourd’hui bien tombés dans l’opinion publique et dans l’estime même de leur parti. Comme eux, lord Lyndhurst a parlé de tout à propos de rien, a fait des crimes à son gouvernement de tout ce que n’a pu empêcher ce pauvre gouvernement, des actes de puissances étrangères sur lesquels il ne pouvait exercer le moindre contrôle. Comme eux, lord Lyndhurst a dit pendant une heure : Il fallait faire ceci, ou bien, il fallait prévenir cela, et le tout sans se demander jamais si l’on en avait le droit ou si l’on en possédait les moyens ; si la guerre, l’ultima ratio en pareilles matières, à supposer que la chose en valût la peine, pouvait même conduire au but et faire obtenir le résultat désiré. Enfin, pour que rien ne manque à la comparaison, le discours de lord Lyndhurst et ceux qu’il me rappelle offrent la même absence d’équilibre, ou plutôt la même contradiction entre l’objet qu’il se propose et les principes généraux de politique ou d’économie sociale dont cet objet est inséparable.

La pétition des négocians de Glasgow roulait, comme je vous l’ai dit, sur la décadence du commerce de la Grande-Bretagne. Lord Lyndhurst, après avoir cité des chiffres qui prouvent effectivement un ralentissement dans les principales branches d’exportation, a donc parlé de l’union des douanes allemandes, de la Vistule fermée au pavillon anglais ; de Cracovie, où l’Angleterre n’a point de consul, malgré les promesses de lord Palmerston ; de Java, où les Hollandais exigent des droits ruineux, contrairement aux traités ; d’Alger enfin, de notre Alger, dont on essaie tous les ans de dégoûter la France, et qui ne laisse pas d’exciter, chez nos voisins, des sentimens de jalousie bien ou mal fondés. Ainsi, voilà que lord Lyndhurst, pour faire vendre aux manufacturiers de Paisley, de Manchester et de Sheffield, quelques milliers de plus d’aunes de toiles de coton et autant de quintaux de grosse quincaillerie, voudrait sérieusement que son gouvernement fît la grosse voix contre les maîtres de Java, c’est-à-dire la Hollande ; contre l’union des douanes allemandes, c’est-à-dire la Prusse ; contre les possesseurs du cours de la Vistule ; c’est-à-dire encore la Prusse et la Russie ; contre les puissances protectrices de Cracovie, c’est-à-dire encore la Prusse et la Russie, avec l’Autriche de surcroît ; contre les conquérans d’Alger, c’est-à-dire contre la France ; en un mot contre toute l’Europe ou à peu près ! Si c’est là de la politique, monsieur, je ne m’y connais pas, malgré les exagérations que l’on passe d’ordinaire à des marchands de mauvaise humeur et à toutes les oppositions du monde. Je vais vous parler tout à l’heure d’un autre orateur, lord Strangford, ancien diplomate cependant et homme d’affaires, qui ne se montre pas moins exigeant à l’endroit de nos griefs contre le Mexique et Buenos-Ayres et des moyens que nous avons pris pour en obtenir satisfaction.

Le rôle d’un ministère ainsi attaqué n’est pas glorieux, et cependant ce ministère est dans le vrai, dans la raison, dans la politique, quand il vient opposer à des accusations incohérentes ces simples mots : Nous n’avons pas le droit, nous ne possédons pas les moyens de faire ou d’empêcher, au gré de vos désirs ou de vos alarmes. C’est ce que lord Melbourne a répondu à lord Lyndhurst. Je n’insisterais pas avec vous sur cette discussion, si nos ministères n’avaient eu souvent dans les deux chambres, surtout dans celle des députés, de pareilles interpellations à subir. Mais chez nous aussi, on a plus d’une fois dénoncé l’union des douanes allemandes, comme fort préjudiciable à notre commerce, et comme très dangereuse sous le point de vue politique. Chez nous aussi, on a fait un crime au gouvernement de ne pas avoir arrêté le développement de cette ligne puissante, qui a tant ajouté à l’influence de la Prusse en Allemagne. Chez nous aussi, on a souvent parlé de Cracovie, appelé en termes impératifs l’attention du ministère sur les évènemens dont cette ville était le théâtre, sommé le ministre des affaires étrangères de dire ce qu’il avait fait pour y combattre l’irrésistible prépondérance des trois cours soi-disant protectrices de ce petit état. Eh bien ! voici, monsieur, ce qu’a répondu lord Melbourne avec franchise et simplicité. Sans examiner s’il était vrai que l’union des douanes allemandes eût porté un aussi grand préjudice qu’on le prétend au commerce anglais, il a dit que l’Angleterre n’avait pu s’y opposer, que la formation de cette ligue commerciale n’était contraire à aucun traité, qu’aucune puissance étrangère n’avait droit d’intervenir dans des arrangemens de cette nature, essentiellement dépendans du libre exercice de la souveraineté locale. Quelque tort que puissent faire ces conventions au commerce d’une nation rivale, il n’y aurait, a fort bien ajouté lord Melbourne, qu’un moyen d’en neutraliser ou d’en atténuer l’effet : ce serait d’offrir à l’union des douanes tous les avantages au prix desquels elle serait disposée à baisser ses tarifs, comme cela se pratique toujours entre souverainetés égales et également libres. Je recommande cette réponse à M. Mauguin. Assurément, ce n’est pas un langage de matamore ; mais c’est le bon sens pratique de l’homme d’état qui respecte chez les autres les droits qu’il veut pouvoir exercer chez lui. La déclamation perd toute sa force devant ce peu de paroles, et une opposition qui se laisse convaincre d’exigences déraisonnables court grand risque de n’être plus écoutée, même quand elle a raison.

Lord Melbourne a été moins explicite à l’égard de Cracovie. Il s’est borné à dire qu’effectivement le ministère avait eu l’intention d’envoyer dans cette ville un agent consulaire, mais qu’il avait reconnu des obstacles à l’exécution de son projet, et qu’il l’avait abandonné. Je crois savoir de quelle nature ont été ces obstacles. On a dû déclarer à l’Angleterre que son agent ne serait pas reçu à Cracovie, et que l’intérêt commercial n’étant évidemment qu’un prétexte, si le gouvernement anglais persistait dans le dessein de nommer un consul à Cracovie, sa nomination serait regardée comme un acte politiquement hostile. Si mes informations sont exactes, cette déclaration a dû être faite au nom des trois puissances protectrices, la Prusse, l’Autriche et la Russie. Une fois la question ainsi engagée, il fallait examiner, ce me semble, si la vaine satisfaction d’avoir un agent officiel à Cracovie ne serait pas achetée trop cher au prix des graves embarras que l’on pouvait s’attirer en persistant à l’y faire reconnaître. Il fallait se demander si, même en cas de succès, la présence de cet agent serait bien utile à la liberté de Cracovie et à ce reste de nationalité polonaise qu’on prétendait y maintenir. Il fallait se dire enfin qu’une aussi éclatante démarche constituait presque l’engagement formel de prendre fait et cause pour Cracovie, à la première violation de son territoire ou du statut constitutionnel qui lui avait été accordé, à moins de reculer lâchement ou de paraître conniver avec ses oppresseurs. Je ne suis certainement pas loin de la vérité en supposant que toutes ces considérations, que ces graves conséquences se sont présentées à l’esprit du ministère anglais, et l’ont déterminé à l’abandon d’un projet dont il n’avait pas pris l’initiative, et qu’il avait trop légèrement adopté sur une motion impolitique faite dans la chambre des communes. Lord Melbourne n’a pas dit et ne pouvait pas dire tout cela ; mais je crois que, s’il avait été forcé de le faire, il aurait facilement justifié dans cette question l’honneur de sa politique et la sagesse de son gouvernement. La politique de l’Angleterre, depuis la révolution de juillet, me paraît avoir le même caractère que celle des grandes puissances du continent. Temporiser et fermer les yeux sur les questions d’un intérêt éloigné, incertain, contestable ; agir avec décision et vigueur sur les questions d’un intérêt immédiat et certain ; concourir ainsi au maintien de la paix générale et conserver de bons rapports avec tous les gouvernemens : tel est, en peu de mots, le système que tous les cabinets mettent en pratique avec autant de persévérance que de succès. Dans l’exécution de ce système, qu’on retrouve à chaque page de l’histoire de ces dernières années, les gouvernemens se sont fait de grandes concessions, et ont toléré, les uns de la part des autres, un grand nombre d’actes qu’on ne saurait expliquer différemment. La question belge, celle d’Orient, celle d’Italie, celle de Pologne, celle de la Péninsule espagnole, sont trop présentes à tous les esprits dans leurs moindres détails, pour que vous ne me dispensiez pas de vous rappeler les diverses circonstances par lesquelles se trouve complètement justifiée l’opinion que je vous développe ici. Mais je la recommande à votre plus sérieuse attention, si vous voulez bien comprendre la situation actuelle de l’Europe, les dispositions respectives des élémens rivaux qui s’y agitent, les rapports compliqués de toutes les puissances, et les chances de durée que comporte cet état de choses. Permettez-moi encore, pour illustrer ce qui précède, quelques mots sur la manière dont on envisage, en Angleterre, notre conquête d’Alger. J’y suis, d’ailleurs, naturellement ramené par le sujet de cette lettre.

Dans son discours à propos de la pétition de Glasgow, lord Lyndhurst avait parlé aussi d’Alger, comme de Java, de la Vistule et de Cracovie, et il avait accusé lord Palmerston d’avoir déclaré que le gouvernement anglais voyait avec plaisir les progrès de la puissance française en Afrique. Que répondit lord Melbourne ? Non content de rectifier la citation faite par lord Lyndhurst, et de rétablir le véritable texte des paroles prononcées par lord Palmerston, il émit à son tour sa propre opinion ; il fit connaître les sentimens que lui inspirait à lui-même, comme premier ministre d’Angleterre, notre conquête d’Alger. Lord Palmerston avait dit qu’on n’aurait point à nous adresser de représentations au sujet d’Alger, tant que nos armes ne franchiraient pas les limites de l’ancienne régence, tant que nous respecterions à l’ouest l’empire du Maroc, et à l’est le territoire de Tunis. Ce n’était donc qu’une reconnaissance formelle du droit que nous avait donné la prise d’Alger, de nous considérer désormais comme seuls et légitimes souverains de l’ancienne régence, sauf à ne consommer l’occupation que par degrés et selon nos propres convenances. En reconnaissant ce droit à la France, lord Palmerston ne faisait d’ailleurs que suivre l’exemple de la Porte ottomane elle-même, qui, depuis la prise d’Alger, n’a osé, malgré toutes ses protestations, transmettre ouvertement à personne, sur aucun point de l’Algérie, soit à Constantine, soit à Oran, le titre et les pouvoirs du dernier dey. Mais lord Melbourne a fait plus que lord Palmerston ; il a reconnu le droit de la France, et il a dit en même temps que la conquête d’Alger par les armes françaises était un évènement dont l’Angleterre avait lieu de s’affliger ; que personne en Angleterre n’avait pu voir sans inquiétude et sans regrets cet agrandissement de la puissance française sur une vaste étendue de la côte africaine. Et néanmoins, a-t-il ajouté, nous ne pouvons faire que la prise d’Alger n’ait pas eu lieu ; nous ne pouvons empêcher la France d’y consolider son établissement, d’y étendre sa domination ; nous ne pouvons surtout l’empêcher d’y exercer sa souveraineté comme elle l’entend, et d’y mettre en vigueur tels réglemens commerciaux que bon lui semble. Lord Melbourne aurait pu dire ensuite : Il est vrai que maintenant nous prenons nos précautions du côté de Tunis, que nous avons constamment l’œil ouvert sur cette régence, et que nous avons autorisé un officier anglais, le colonel Considine, à entrer au service du prince régnant, pour y diriger l’organisation des troupes, et déconcerter d’avance l’ambition possible du gouvernement français. Je n’examinerai pas ici, monsieur, jusqu’à quel point l’opinion de lord Melbourne sur la conquête d’Alger par la France est en elle-même raisonnable et juste ; ce n’est pas la question qui m’occupe. Mais je veux constater par ces paroles remarquables que l’Angleterre, bien que blessée dans ses intérêts peut-être, et assurément dans ses préjugés nationaux, par certains évènemens qui se sont accomplis au dehors depuis quelques années, sait pourtant se contenir, ne prend pas feu au moindre frottement, à la moindre discordance de vues politiques, à la moindre contrariété dans les relations commerciales. Croyez-vous qu’elle en pèse d’un moindre poids dans les destinées du monde, que son honneur en souffre, que sa véritable puissance y perde ? Voit-on que, dans les questions vitales, elle fasse plus de concessions, agisse avec moins de décision et de vigueur, parle avec moins de hauteur et d’efficacité ? Pour moi, j’aime cette liberté dans l’alliance des deux peuples ; je n’entends pas que leur union soit une fusion complète ; car une pareille fusion n’est pas possible ; et, si l’on ne se réservait mutuellement quelque latitude, il y aurait bientôt, de part ou d’autre, infériorité, assujétissement, abdication des intérêts propres. L’Angleterre est l’alliée de la France, mais elle n’en est point le satellite ; la France est unie à l’Angleterre par des liens très étroits, mais elle n’a pas la prétention de l’entraîner constamment dans son orbite. D’accord sur le but général, et sur quelques grandes questions européennes, les deux puissances obéissent ensuite sur des points secondaires à leurs affinités particulières, aux lois de leur situation, à des traditions diverses ; elles poursuivent chacune leurs intérêts, bien qu’opposés quelquefois, et respectent l’une chez l’autre la dignité, la force et les nécessités de leurs gouvernemens. Voilà de quelle manière j’entends, pour mon compte, notre alliance avec l’Angleterre, et il faut savoir gré à lord Brougham d’avoir exprimé ces sentimens, d’avoir développé ces vues avec beaucoup d’élévation, de force et d’éclat, dans sa réponse au virulent discours de lord Strangford.

Vous saurez donc que lord Strangford trouve fort mauvais le blocus des ports du Mexique et de la Plata par les forces navales de la France. Dans sa sollicitude pour les intérêts américains, il épouse même une petite querelle que nous avons maintenant avec le Brésil, au sujet des limites méridionales de la Guyane française. Le gouvernement ayant, par des motifs d’urgence, ordonné, en 1836, l’établissement d’un poste français sur un territoire dont la propriété nous est contestée par le cabinet de Rio-Janeiro, lord Strangford signale dans ce fait assez insignifiant une nouvelle preuve de la soif de conquêtes qui nous dévore, et plaint de tout son cœur cette malheureuse cour du Brésil, exposée à nos injustes agressions. À le voir transporté d’un si beau zèle pour l’indépendance des nouveaux états de l’Amérique du sud et l’inviolabilité de leur territoire, je ne m’étonne plus que d’une chose, c’est qu’à la fin de son discours lord Strangford n’ait pas jugé à propos de rappeler au gouvernement anglais qu’il détient sans titre, depuis quelques années, les îles Malouines ou Falkland, dont la confédération argentine se croit l’incontestable souveraine[1]. Un pareil langage eût été assurément fort logique. Mais lord Strangford, en excellent patriote, ne voit que la paille dans l’œil de son voisin, et se garde bien de faire mentir l’admirable sentence de l’Évangile. Encore s’il s’était borné à déplorer des collisions, qui portent, je le sais, un certain préjudice au commerce anglais ; s’il avait engagé son gouvernement à provoquer, de la part du Mexique ou de Buenos-Ayres, une demande de médiation, pour y mettre un terme le plus tôt possible ! je comprendrais cette recommandation et ne la prendrais point en mauvaise part. Mais lord Strangford va beaucoup plus loin : il fait positivement le procès à la légitimité des griefs de la France ; il donne formellement raison aux deux gouvernemens qui, après avoir si long-temps abusé de notre modération et de notre patience, ne nous ont laissé d’autre alternative que le déshonneur ou la guerre. Lord Strangford discute les sujets de plainte, qui, après tant de funestes lenteurs, nous ont mis les armes à la main ; il se récrie contre le chiffre d’une indemnité de pillage, réclamée par je ne sais quel marchand français à Mexico ; il déclare que le gouvernement de Buenos-Ayres est fondé à violer, dans la personne des Français, tous les droits de l’humanité et tous les principes des relations inter-nationales. En vérité, monsieur, j’ai peine à me persuader qu’un homme d’état, familier, comme il l’est sans doute, avec le caractère des nouvelles républiques américaines et l’histoire de son propre pays, ait sérieusement soutenu ces opinions au milieu du parlement britannique ; et je me demande à quoi sert donc la modération d’un gouvernement, si, dans une affaire où elle n’éclate que trop, on trouve le moyen de dénoncer une avidité sans bornes et une ambition démesurée.

Ce n’est pas sans raison que je renvoyais tout à l’heure lord Strangford à l’histoire de son propre pays, pour apprécier plus justement la conduite de la France dans ces malheureux différends avec le Mexique et la confédération argentine ; car enfin, l’Angleterre a aussi eu les siens ; elle en a eu avec le Pérou, avec le Chili, avec Buenos-Ayres, avec la Nouvelle-Grenade, avec le Mexique lui-même ; et pour moi, je ne vois pas d’humiliation à reconnaître que la supériorité de sa marine, et l’idée qu’on se fait généralement de sa puissance, dans des pays où son pavillon se montre fort souvent, où son commerce est immense, ont beaucoup contribué à terminer ces différends sans blocus, sans guerre déclarée. Mais on n’en a pas moins éprouvé, en Angleterre, combien la mauvaise foi, l’outrecuidance, la faiblesse des gouvernemens américains, multiplient les difficultés dans tous les rapports que l’Europe entretient avec eux. Aussi est-on obligé de prendre, avec ces gouvernemens, des précautions fort extraordinaires pour l’exécution des engagemens qu’ils contractent. L’Angleterre en sait quelque chose relativement à la dette colombienne. Par exemple, et c’est le discours de lord Strangford qui me fournit ce fait, le gouvernement de Mexico, incapable de garantir autrement le paiement régulier de ce qu’il doit à l’Angleterre, abandonne à cette puissance un sixième des droits de douane. Je ne blâme pas l’Angleterre d’avoir fait cet arrangement ; mais je soutiens qu’il dénote, de sa part, très peu de confiance dans la bonne foi de son débiteur. Et puis, entre nous, monsieur, on connaît à l’Angleterre un certain appétit de possessions lointaines, d’établissemens et de points de relâche dans toutes les mers du globe, que les républiques américaines, si aveugles qu’elles soient, ne se soucient pas d’exciter par des dénis de justice trop prolongés. Le duc de Wellington, dans un discours moins aigre que celui de lord Strangford, et pourtant assez injuste aussi, s’est glorifié d’avoir terminé, pendant son dernier ministère, une affaire très grave avec le Mexique, par des procédés tout différens des nôtres. Je l’en félicite sincèrement, car la chose en vaut la peine. Mais je me rappelle avoir entendu dire qu’à cette époque on insinua au gouvernement mexicain que l’Angleterre jetait depuis long-temps un regard de convoitise sur la province du Yucatan[2], et que, si on la poussait à bout, elle pourrait bien se dédommager, par cette facile conquête, de toutes les pertes que le Mexique lui avait fait subir. Je n’oserais affirmer qu’il y ait eu projet sérieux d’occuper le Yucatan ; ce dont je suis certain, c’est que le Mexique a pu le craindre, et je puis ajouter, avec la même certitude, que le Chili et le Brésil ont ressenti à plusieurs reprises des inquiétudes analogues. Je vous ai dit ailleurs ce qui était advenu des Malouines, et je vous laisse à penser quel effet doivent produire de pareilles appréhensions sur des gouvernemens d’une extrême faiblesse, quand on voit que l’Angleterre obéit à un besoin réel, en procurant ainsi à son immense navigation des avantages et une sécurité que le commerce maritime a poursuivis de tout temps. La France, qui semble aujourd’hui accomplir systématiquement, de ses propres mains, la destruction de ses dernières colonies, n’inspire assurément, ni au Mexique, ni à Buenos-Ayres, des craintes qui puissent la dispenser de recourir aux armes, pour en obtenir une justice trop long-temps refusée.

Vous ne me reprocherez pas, monsieur, d’avoir pris trop au sérieux une boutade de lord Strangford contre la France. Il est malheureusement impossible de se dissimuler que nos moindres mouvemens sur terre ou sur mer excitent partout en Europe un vague sentiment d’inquiétude et de jalousie qui paraîtra bien mal fondé, si l’on réfléchit à tout ce que ce pays a pu et n’a pas voulu faire depuis 1830. Le discours de lord Strangford, celui du duc de Wellington, le peu de mots qui concernent la France dans le discours de lord Lyndhurst, sont l’expression de ce sentiment. Et remarquez, je vous prie, qu’en même temps le commerce de ces villes où le maréchal Soult recevait naguère un accueil si enthousiaste, s’assemble pour exprimer ses alarmes sur les conséquences des mesures de blocus décrétées contre le Mexique et Buenos-Ayres. Le ministère anglais, placé dans une position très difficile, ne peut que reconnaître timidement notre droit, et c’est ce qu’il a fait par l’organe de lord Melbourne, en répondant à lord Strangford. Mais c’est à nous qu’il appartient de nous défendre, par le plus puissant de tous les moyens, par la presse et la publicité, et de proclamer hautement, ce qui est vrai, que la France rend un grand service à l’Europe entière, quand elle fait respecter le droit des gens européen par les nouveaux états de l’Amérique du sud, comme elle l’a fait en détruisant pour jamais la piraterie sur la Méditerranée.

Le duc de Wellington a très bien dit que, depuis la paix, l’Angleterre avait besoin de multiplier et d’étendre sans cesse davantage ses relations commerciales ; que c’était pour elle une nécessité du premier ordre, et qu’il lui fallait, sous peine de périr, non seulement conserver tous les anciens débouchés de son inépuisable industrie, mais en créer toujours de nouveaux. Il en a tiré cette conséquence que le gouvernement de son pays ne devait pas regarder d’un œil indifférent des collisions qui pouvaient, en peu de temps, faire subir des pertes considérables à sa marine marchande, retenir ses expéditions dans ses ports et ses produits fabriqués dans ses magasins. Je trouve cela fort sensé : mais, à moins que le duc de Wellington ne revendique pour l’Angleterre toute seule le commerce de l’Amérique du sud, il doit comprendre que nous aussi, nous y prenions à cœur les intérêts de notre industrie et la sécurité de nos nationaux. Quoique la France n’ait pas engagé dans ces contrées autant de capitaux que l’Angleterre, le commerce qu’elle y fait n’est cependant pas à mépriser, et lui donne le droit comme il lui impose le devoir d’y faire respecter les siens. Tous les Européens gagneront d’ailleurs au succès de sa cause particulière ; car généralement la haine s’attache en Amérique, par un déplorable préjugé, à l’étranger industrieux et actif qui vient s’y enrichir, grace à l’état d’enfance où les arts utiles et agréables y sont encore réduits ; comme si cet étranger ne rendait pas à l’habitant du pays, en comfortable, en élégance, en jouissances de luxe, l’argent qu’il gagne à la sueur de son front, loin de sa patrie, sous un climat quelquefois mortel !

Pendant les sept ou huit premières années de la restauration, l’Angleterre, qui venait de contribuer si puissamment à l’affranchissement de l’Espagne, a soutenu contre elle une lutte opiniâtre et sourde, pour empêcher les colonies espagnoles de retomber sous la domination de la mère-patrie, ou du moins pour que le principe de la liberté du commerce fût admis dans leurs nouveaux rapports. La politique du gouvernement anglais était en cela favorable aux intérêts de toute l’Europe, bien que le commerce britannique dût en retirer la plus grande masse de profits et la plus immédiatement réalisable. Aujourd’hui, de quoi s’agit-il, sinon de compléter ces résultats, en arrêtant les progrès de ce fatal esprit d’exclusion et de basse jalousie contre les étrangers que la race espagnole de l’Amérique du sud a hérité de ses pères et de ses anciens maîtres ? Heureusement, monsieur, que notre mission est comprise, même en Angleterre ; car c’est un journal anglais qui, à la première nouvelle du blocus de la Vera-Cruz, a imprimé ces lignes remarquables : « Le gouvernement français mérite la reconnaissance de toutes les nations civilisées en cherchant à faire respecter les règles du droit des gens par ces barbares sans principes. Au milieu de ce conflit, les négocians anglais peuvent être exposés à quelques inconvéniens : mais si les Français réussissent, toutes les nations profiteront de la leçon qu’ils auront donnée aux Mexicains ; car, après tout, nous croyons que l’Europe s’est un peu trop pressée en traitant dès l’abord sur un pied d’égalité avec le Mexique et les autres gouvernemens de l’Amérique méridionale. » Ce noble et sévère langage me console, moi sincère partisan de l’alliance anglaise, des déclamations absurdes auxquelles le Times ne cesse de se livrer contre la France.

Je n’aurais pas donné tant d’importance à la discussion soulevée par lord Strangford, si je ne savais quel retentissement ont en Amérique les moindres paroles prononcées dans les assemblées politiques de l’Europe sur les gouvernemens et les affaires du Nouveau-Monde. Avec leur mépris affecté pour nous, vous ne vous figurez pas, monsieur, combien les Américains du sud se préoccupent de nos jugemens sur leur compte. On fera grand bruit à Mexico et à Buenos-Ayres, j’en suis sûr, de la séance de la chambre des lords du 14 août, et il ne tiendra pas aux journaux de Bustamente et de Rosas que l’opinion de lord Strangford ne passe dans l’esprit des peuples pour celle de la nation anglaise tout entière. La Revue des Deux Mondes n’est pas une tribune aussi élevée que le banc du vicomte Strangford à la chambre des lords ; mais elle a aussi sa grandeur et se fait entendre assez loin. Ma première lettre sur les affaires de Belgique vous a valu, monsieur, une réponse de M. de Mérode, dont la popularité a repris tout son éclat chez nos voisins. Qui sait quel nom celle-ci peut ajouter, sous trois mois, à la liste de vos correspondans politiques ?


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  1. Le 3 janvier 1833, un bâtiment de la marine royale britannique prit fort cavalièrement possession de l’établissement buenos-ayrien de la Soledad, dans une des Malouines, en expulsa le gouverneur qui y résidait au nom de la république argentine, et renvoya à Buenos-Ayres la corvette américaine destinée à protéger cet établissement naissant. Quoique les Anglais aient occupé, dans le siècle dernier, une des Malouines, ils ont reconnu, en restituant par la suite cette possession à l’Espagne, une souveraineté dont les provinces-unies du Rio de la Plata paraissent avoir très légitimement recueilli l’héritage. Cependant, quelques démarches qu’ait faites à Londres le gouvernement de Buenos-Ayres, je ne sache pas qu’il ait rien obtenu, et la prise de possession des Malouines par l’Angleterre est devenue un acte irrévocable, à moins que la marine anglaise n’y trouve pas les avantages qu’elle s’en était promis. Si l’on voulait être rigoureux, on aurait peut-être le droit de signaler dans ce fait un abus de la force, auquel l’établissement du poste français sur la rive droite de l’Oyapock ne saurait être comparé. Mais il faut ajouter, pour la consolation de Buenos-Ayres, que si l’Angleterre n’avait pas occupé les Malouines le 3 janvier 1835, les États-Unis s’en seraient peut-être emparés le 4.
  2. On sait que les Anglais ont un établissement à Balize, entre le Yucatan et le Guatemala. Quant à leurs vues antérieures sur ce littoral, il est bon de se rappeler qu’ils se sont emparés, en 1780, de la place de San Fernando d’Omoa, et qu’ils ont occupé l’île de Roatan, sur la côte de Honduras, de 1642 à 1650, de 1742 à 1780, et de 1796 à 1797.