Lilia (Theuriet)/IV

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É. Guillaume (p. 55-68).
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IV


Quand les jeunes mariés furent tous quatre installés dans le château d’Angon et y eurent pris leurs habitudes, Lilia, par affection pour Mauricet, s’efforça de gagner le cœur de ses nouveaux parents. Mais elle eut beau déployer sa grâce câline, multiplier les prévenances, accommoder sa délicatesse princière à la rusticité de ces gentilshommes campagnards, elle perdit sa peine. Tout bonhomme qu’il était, son beau-père très positif et très âpre au gain, ne lui pardonnait guère de n’avoir apporté en dot que sa beauté ; Bastien, qui avait l’esprit étroit et superstitieux n’abordait sa belle-sœur qu’avec une sorte de crainte méfiante ; Denise la détestait et cherchait sournoisement à lui jouer de mauvais tours. À tous, elle apparaissait comme une créature bizarre et dangereuse, dont les maléfices avaient ensorcelé le pauvre Mauricet. De fait, ce dernier continuait à être sous le charme. La blanche vénusté du souple corps de Lilia, la chaude tendresse de son cœur et plus encore, les délices de ses baisers, la magie de ses yeux pers, le tenaient enchaîné et il ne vivait que pour elle.

Au bout de la première année, Lilia mit au monde un fils qui ressemblait à son père. Les cheveux seuls du marmot étaient pareils à ceux de sa mère, très soyeux, très abondants et de la couleur des feuilles de saule.

— Ce ne sont pas des cheveux de chrétien, s’écriait Denise, et elle en faisait la remarque devant Mauricet.

Elle ne manquait pas du reste de relever avec une adresse perfide et de signaler à son beau-frère les moindres singularités de sa femme. Quand on la contrariait, Lilia s’abandonnait à d’orageuses colères qui s’épanchaient impétueuses comme une eau bouillonnante, au sortir de l’écluse. En outre, dans cette maison savoyarde où tout était régulier et méthodique, où chacun avait sa tâche, elle passait oisivement de longues heures à peigner sa magnifique chevelure onduleuse ou à rêvasser par les chemins. Sa promenade favorite était la berge du lac. Elle s’asseyait sur le bord, à l’ombre d’un noyer, et demeurait, les yeux fixés sur la nappe liquide aux teintes changeantes, comme si elle eût cherché à voir jusqu’au fin fond de l’eau bleue. À de certains jours, principalement le samedi, elle s’attardait en sa rêverie et ne rentrait qu’à la nuit close. Denise, qui l’espionnait, la suivit un soir, en se dissimulant derrière les cerisiers. Elle crut entendre la princesse qui s’entretenait d’une voix très douce avec quelqu’un. Intriguée, elle s’élança vers la berge, mais à son approche, le mystérieux interlocuteur sembla plonger dans le lac et, lorsqu’elle arriva sur le talus, elle ne distingua que la surface de l’eau encore bouillonnante.

— Avec qui causiez-vous donc ? interrogea-t-elle d’une voix soupçonneuse.

— Avec les poissons, répondit simplement Lilia, je leur demandais des nouvelles de chez nous…

Il n’en fallut pas davantage pour aiguiser la méchanceté de Denise et elle fit courir le bruit que Lilia avait de clandestins rendez-vous avec un visiteur diabolique.

À quelque temps de là, on s’occupa de baptiser le fils de Mauricet ; il fut décidé qu’il serait tenu sur les fonts par Denise et Bastien et qu’on le nommerait Deniset. Ce nom déplaisait à Lilia ; elle eut désiré qu’on l’appelât Raymondin, comme son grand-père, le roi des Balmettes. Cette divergence donna lieu à d’aigres discussions dans lesquelles intervint le curé du village. En sa qualité de future marraine, Denise eut à ce propos de secrets colloques avec le curé et elle en profita pour lui insinuer, qu’avant de baptiser l’enfant, il serait convenable d’administrer le même sacrement à la mère, qui était une païenne. Elle éveilla ainsi cauteleusement les scrupules du prêtre qui insista près du mari pour que la princesse fit une solennelle abjuration. Mauricet eut la faiblesse de le promettre, mais quand il communiqua cette proposition à Lilia, il se heurta à un refus très net. Elle répondit qu’elle avait été élevée dans la religion de son père, le roi des Balmettes, et qu’elle n’en changerait pas. Sur ces entrefaites, le curé, paré de ses habits sacerdotaux entra et voulut la catéchiser. Alors, prise d’un violent accès de colère, elle saisit une écuelle pleine d’eau qui se trouvait à sa portée et elle en aspergea brusquement le prêtre qui faisait mine de l’exorciser. Incontinent, le visage de l’ecclésiastique se couvrit d’écailles de poisson, ses yeux s’arrondirent et sa bouche resta béante comme celle d’une carpe. Cette espiéglerie fut considérée comme un sacrilège, un damnable maléfice ; tous les paroissiens s’en scandalisèrent et Mauricet lui-même ne put s’empêcher d’en être cruellement mortifié. Cela commença de l’indisposer contre sa femme et, à partir de cet esclandre, un indéfinissable sentiment de méfiance refroidit son affection.

L’intimité devint entre eux moins étroite et Lilia constata avec mélancolie que Mauricet s’absentait plus souvent pour s’en aller, avec ses anciens compagnons de jeunesse, chasser l’ours et le chamois dans la montagne. Livrée à elle-même, elle s’attrista et chercha à se consoler en se consacrant avec plus de sollicitude à l’éducation de son fils, qu’elle s’obstinait à appeler Raymondin, tandis que dans la famille on affectait de lui donner le nom de Deniset. Elle le prenait dans ses bras et le promenait à travers les prairies qui dévalent vers le lac. Souvent, elle s’asseyait sur la berge, tenant le petit dans son giron et elle le berçait en chantant des paroles qui sonnaient étrangement aux oreilles des gens du pays :

« Dors, mon Raymondin, dors près du flot clair.
J’appelle la truite et d’un tour de queue
La voilà qui plonge au fond de l’eau bleue
Où le Roi du lac a son palais vert…

« Le Roi, ton grand’père, est un roi très tendre ;
Quand la truite lui dira mon chagrin,
Ses poissons-volants s’en iront grand train ;
Dans leur char de nacre ils viendront nous prendre.

« Dodo, Raymondin, dodo, mon trésor !
Tu verras le Roi tout vêtu de moire,
En son palais vert il te fera boire
Un vin enchanté dans des tasses d’or… »


Lorsque Lilia rentrait au château, tenant son fils endormi dans ses bras, la table était depuis longtemps dressée. Les gens avaient commencé de souper. Denise accueillait sa belle-sœur avec de perfides sarcasmes et Mauricet, mis en mauvaise humeur par cet inexplicable retard, remarquait que les jupes de la princesse, plus mouillées que de coutume, laissaient de suspectes traînées d’eau sur le parquet soigneusement ciré.