Lilia (Theuriet)/V

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É. Guillaume (p. 69-81).
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V


À mesure que les mois passaient, la belle flamme qui avait embrasé le cœur de Mauricet tombait peu à peu et son amour pour Lilia s’attiédissait quant et quant. Il se détachait d’elle visiblement, maintenant qu’il reprenait possession de tout son sang-froid et qu’il regardait plus attentivement les autres jeunes femmes du pays. Il lui trouvait décidément des allures trop étranges et l’exquise beauté de la princesse n’avait plus pour lui l’irrésistible charme d’autrefois. Ses yeux verts l’inquiétaient et ses pâles joues glacées lui semblaient médiocrement attirantes, quand il les comparait aux joues roses, aux noires prunelles, à la peau tiède et pulpeuse de Denise.

Lilia était perspicace ; il ne lui fallut pas longtemps pour deviner que le cœur de son mari se refroidissait et qu’il regrettait tout bas de n’avoir pas épousé sa belle-sœur. Elle en ressentait un cruel chagrin, une épine de jalousie lui déchirait le cœur et ces muettes souffrances influaient grandement sur son caractère. Ses brusques accès de colère devenaient plus fréquents, et, plus que jamais, elle se complaisait en de solitaires promenades au bord du lac. En contemplant l’eau bleue et profonde, elle était en proie à une douloureuse nostalgie et se penchait, invinciblement attirée par cette onde transparente où se jouaient des rayons de soleil. Elle voyait les rais dorés descendre en longues spirales jusqu’au fond de l’eau et, les enviant dans leur voyage, elle était tentée de les suivre jusqu’au seuil des grottes rocheuses qui conduisaient au royaume des Balmettes…

Pendant ce temps, l’adroite Denise mettait à profit l’absence de la princesse, pour exercer une maligne influence sur son beau-frère. Elle se faisait, pour lui, câlinement compatissante et sa pitié, mêlée de coquetterie, induisait insensiblement Mauricet en de coupables tentations. Il écoutait plus complaisamment les insinuations de Denise, au sujet des prétendues accointances de Lilia avec les esprits ténébreux de l’enfer, et plus complaisamment aussi, il savourait les caresses faussement innocentes que l’astucieuse créature lui prodiguait sous couleur d’affection fraternelle. Lorsqu’elle lui prenait les mains, il sentait une chaleur lui couler dans les veines, et lorsqu’elle lui jetait en dessous de flambantes œillades, il éprouvait le désir de la serrer dans ses bras, comme au temps où elle était sa promise et où ils se promenaient tous deux, à la brune, sous les cerisiers du verger. Ces périlleux souvenirs du passé revenaient souvent dans leurs entretiens, et Mauricet dissimulait mal le regret de n’avoir pas suivi sa première inclination.

Un soir, Lilia rentrant d’une de ses longues promenades et traversant le verger, entendit des chuchotements étouffés sous une tonnelle de chèvrefeuilles qui régnait le long de la prairie. Un pressentiment la poussa vers l’épaisse feuillée que formaient les brins entrelacés et fleuris, et soudain, elle reconnut les voix de son mari et de sa belle-sœur qui alternaient dans l’ombre. À pas de velours, elle s’approcha de la tonnelle et prêta l’oreille.

— Ah ! murmurait Mauricet, pourquoi ne peut-on recommencer sa vie !… Tu avais raison, Denise, lorsque tu me suppliais de ne pas descendre au fond de l’eau. Que ne t’ai-je écoutée !… Je ne serais pas allé dans ce maudit royaume des Balmettes, je n’aurais pas épousé cette fille du lac qui n’est pas de notre race, et à laquelle je suis maintenant lié pour le restant de mes jours…

— Je te plains sincèrement, mon pauvre ami, répondait Denise, mais le mal est fait… Nous n’y saurions rien changer. Dis-toi seulement, si cela peut te consoler, que mon affection te reste… Tu as en moi une fidèle amie qui compatit à tes peines et qui donnerait volontiers tout le sang de son cœur pour les soulager…

Alors, il sembla à Lilia que sa perfide belle-sœur serrait tendrement les mains de Mauricet. Il y eut un silence coupé seulement par un long soupir de ce dernier, puis la jeune femme perçut très nettement le susurrement des baisers échangés, et de nouveau, Mauricet reprit d’une voix étranglée :

— Denise, je n’ai jamais aimé que toi !…

C’en était trop. Lilia reçut une commotion telle qu’elle en fut affolée. Une terrible colère lui monta au cerveau comme une tempête. Elle écarta les brins tombants des chèvrefeuilles :

— Ingrat ! cria-t-elle à Mauricet, je te rends ta liberté. Adieu, je ne te gênerai plus !…

Elle s’élança impétueusement vers la berge. Les paysans qui revenaient des vignes ouïrent un mystérieux bouillonnement dans le lac. En même temps, l’air fut troublé d’un grondement formidable et une pluie diluvienne, une véritable trombe d’eau, s’abattit sur le pays d’Angon, noyant les récoltes, fracassant les arbres et inondant les maisons. Depuis on ne revit plus Lilia, la princesse aux jupes mouillées, aux yeux d’aigue-marine et aux cheveux couleur de feuille de saule.


Mauricet, dit-on, se consola de son veuvage. On ajoute, néanmoins, qu’il était souvent en proie à des humeurs noires. Des remords le tourmentaient et lui causaient de cruelles insomnies. Le remords est une des influences subtiles qu’exercent à distance les absents pour nous forcer à penser à eux. Mauricet sentait parfois un frisson le prendre au souvenir de la princesse des Balmettes. Réveillé en sursaut dans son premier sommeil, il croyait alors apercevoir une forme blanche qui frôlait les vitres et il entendait avec angoisse, dans la chambre voisine, une voix tendre qui murmurait :

« Dodo, Raymondin, dodo, mon trésor !
Tu verras le Roi tout vêtu de moire,
En son palais vert il te fera boire
Un vin enchanté dans des tasses d’or…


C’était Lilia qui, pendant les nuits de lune, revenait bercer son fils dans sa bercelonnette d’osier.