Lotus de la bonne loi/Appendice 1

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Lotus de la bonne loi
Version du soûtra du Lotus traduite directement à partir de l’original indien en sanscrit.
Traduction par Eugène Burnouf.
Librairie orientale et américaine (p. 435-443).
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Appendice I
APPENDICE.

Séparateur

N° I.
SUR LE TERME DE BHIKCHU SAM̃GHA.
(Ci-dessus, chap. i, f. 1, p. 287.)

Les Tibétains rendent les mots Bhikchu sam̃gha par dge-slong-gi hdun, expression qu’il faudrait traduire, selon Csoma de Cörös, par le clergé des moines, et selon Schröter, par la réunion tout entière des moines ou du clergé. Il est évident que cette version est l’interprétation du sens extensif qu’a le terme sam̃gha, car il n’y a que le monosyllabe hdun qui y représente, à proprement parler, le mot sanscrit ; l’addition de dge donne à hdan le sens à l’assemblée vertueuse. C’est par une extension de ce genre que les Chinois, selon A. Rémusat, nomment Seng les Religieux buddhistes[1]. Le sens que j’assigne ici à Sam̃gha est celui que les Buddhistes de Ceylan attribuent également à ce mot, comme le prouve l’article suivant du Dictionnaire singhalais de Clough : « Sam̃gha, le clergé buddhiste ; « convocation de prêtres dont il suffit de réunir cinq pour former un Sam̃gha[2]. »

Les Barmans dont l’autorité est à peu près égale à celle des Singhalais, puisque leurs textes religieux sont les textes pâlis eux-mêmes anciennement transportés et traduits à Ava, entendent aussi Sam̃gha de cette manière. Judson, dans son Dictionnaire barman, le traduit ainsi : « nom général de toute espèce de mendiants Religieux, ou de dévots[3] ; » pour être plus exact, il faudrait dire, « assemblée de mendiants religieux, etc. »

N’oublions pas de remarquer que le nom de Sam̃gha, en tant que désignant l’Assemblée des Religieux Buddhistes, paraît déjà dans un monument ancien et d’une grande importance, dans un des édits religieux du roi Piyadasi. Je veux parler de l’inscription découverte par le capitaine J. S. Burt à Bhabra, entre Delhi et Djaypour. Au commencement de cet édit, le monarque s’adresse à l’Assemblée, sam̃gham̃ abhivâdêmânam̃, « l’Assemblée qu’il salue ; » et dans le cours de son édit, il en désigne les membres par le titre de bham̃tê, qui est celui même dont se servait Çâkyamuni et que répète si souvent le Kammavâkya, dans cette expression de bham̃té sam̃ghô. Le voici dans un passage dont les Pandits de Calcutta ont manqué la traduction : Êtâni bham̃té dham̃mapaliyâyâni. « Voici, seigneurs, les sujets qu’embrasse la loi[4]. » Le nom de l’Assemblée, Sam̃gha, paraît encore dans deux passages des édits de Piyadasi, une fois sur les colonnes de Delhi et d’Allahabad, une seconde fois vers la fin des deux édits séparés de Dhaulî. Comme ces passages, malgré l’attention avec laquelle ils ont été examinés, offrent encore matière à la critique interprétative, je les ai reproduits et analysés en détail, pour faire voir dans quelle situation le terme de Sam̃gha s’y présente ; le lecteur trouvera le résultat de ces recherches à l’Appendice no X, sur le mot anyatra.

C’est ce mot de Sam̃gha qui figure dans le nom par lequel les Buddhistes chinois désignent le jardin d’une communauté religieuse, Seng kia lan. J’avais essayé, il y a déjà longtemps, de retrouver sous cette transcription chinoise le terme Sam̃ghagâram, « la maison de l’assemblée[5]. » Mais outre que ce terme ne s’est rencontré depuis dans aucun des textes que j’ai pu lire, j’ai découvert en pâli une expression qui paraît rendre plus directement compte du nom employé par les Buddhistes chinois : c’est le composé Sam̃gharâma, « le jardin de l’Assemblée. » Voici le passage où paraît ce mot tel que le donne le Thupa vam̃sa pâli : Piyadassibuddhakâlê Bôdhisattô kassapô nâma mâṇavô tiṇṇam̃ védânam pâraïhgatô hatvâ, satthudhammadêsanam̃ sutvâ, kôṭisatasahas­sadkanaparitchtckâgéna samghârâmam̃ kârêtvâ, saraṇêsutcha sîlêsutcha patiṭṭhâsi. « Au temps du Buddha Piyadassi, le Bôdhisattva nommé Kassapa, jeune homme qui avait lu entièrement les trois Vêdas, ayant entendu l’enseignement de la loi fait par le Maître (le Buddha), après avoir fait construire un Sam̃ghârâma (un jardin enclos pour l’Assemblée), au prix d’une somme de cent mille Kôṭis, se tint ferme dans les formules de refuge et dans les commandements[6]. » Ajoutons qu’il n’est pas douteux que le mot ârâma, « jardin enclos, ermitage boisé, » ne s’applique par extension au Vihâra ou lieu d’habitation des Religieux, parce que les Vihâras étaient souvent entourés d’un tel jardin. En voici une preuve empruntée au livre pâli que je citais tout à l’heure : Puna râdjâçôkârâmam̃ nâma mahâvihâram̃ kârâpêtvâ satthisahassânam bhikkhûnam bhattam paṭṭhapêsi. « Ensuite le roi ayant fait construire un grand Vihâra nommé Asôkârâma, y fit donner le repas à soixante mille Religieux[7]. » Je ne dois pas oublier de dire que M. Neumann a vu dans le chinois Seng kia lan le mot sanscrit sangâranna, qu’il traduit ainsi : « la perle de la réunion des prêtres[8]. » Spiegel a depuis critiqué justement cette interprétation qu’il remplace par celle de silva multorum[9]. Le lecteur peut choisir entre ces diverses explications ; je dirai seulement que je n’ai jamais rencontré sangâraṇṇa, tandis que l’existence de Sam̃gharâma est positivement établie par un texte pâli d’une certaine autorité.

D’après la définition d’un Sam̃gha, telle que la donne Clough et que nous l’avons reproduite au commencement de cette note, on voit que le Sam̃gha est une réunion de Religieux, dont il suffit de rassembler cinq pour former une assemblée régulière. Clough répète lui-même ailleurs cette définition, et y ajoute ceci, que dans les cas ordinaires vingt Religieux sont nécessaires pour constituer un Sam̃gha légal, mais que cinq suffisent dans les cas extraordinaires[10].

Il ne paraît cependant pas que ce soit là le minimum, au moins d’après Turnour ; car dans une de ses traductions du commentaire de Buddhaghôsa, il parle de deux sortes d’Assemblées nommées l’une Sam̃gha kamma, l’autre Gaṇa kamma, et il définit la première « une réunion de Religieux rassemblés pour accomplir un acte ou une cérémonie quelconque, et qui dépasse le nombre de cinq, » tandis que le Gaṇa kamma est une réunion de Religieux au-dessous de cinq[11]. Si pour « les actes d’une troupe, » Gaṇa kamma, les Religieux peuvent encore se réunir moins de cinq, ce dernier chiffre n’est pas le minimum. Une connaissance plus approfondie des textes relatifs à la discipline peut seule résoudre la difficulté. C’est dans ces ouvrages qu’on apprendra tout ce qui concerne la forme, la composition et la tenue des Assemblées dites Sam̃gha. On comprend que suivant la nature des objets que se proposaient ces réunions, il a pu exister des différences dans le nombre et la qualité des Religieux réunis. Ainsi, pour en donner ici un exemple, je trouve dans la glose barmane du Pâtimôkkha pâli, glose qui, si elle n’est pas la traduction d’un commentaire primitivement écrit en pâli (ce qui cependant me paraît plus que probable), se réfère néanmoins constamment aux meilleures autorités et notamment au Visuddhi magga et aux Atthakathâs, je trouve, dis-je, qu’une « Assemblée parfaite, » paramattha sam̃gha, est composée de huit Religieux, savoir, de quatre Religieux marchant dans la voie des Arhats, et de quatre autres déjà parvenus aux fruits de cet état supérieur[12].

Il se peut aussi que le terme de gaṇa soit pris dans deux ou plusieurs acceptions différentes. Nous venons de voir, d’après Turnour, que gaṇa paraît désigner une réunion de Religieux au-dessous de cinq. Ce n’est cependant pas à un nombre aussi restreint que fait penser le mot gaṇa qui, dans l’Amarakocha, est synonyme de termes signifiant « troupe, multitude[13]. » L’idée d’un petit nombre de Religieux n’est pas davantage dans le terme de gaṇâtchâiya, « précepteur d’une troupe, » épithète de ces Bôdhisattvas fabuleux que notre Lotus de la bonne loi représente venant assister à l’Assemblée de Çâkya[14]. Il est bien évident que quand on nomme ces Bôdhisattvas « précepteurs d'une troupe, » on n’a pas voulu dire que cette troupe se composait de moins de cinq Religieux : l’exagération même de la description du Lotus prouve bien plutôt qu’on a voulu laisser à gaṇa sa signification ordinaire. Au reste, il n’est pas sans intérêt de retrouver ce titre de gaṇâtchârya sur un des monuments qui attestent de la manière la plus évidente la prédominance du Buddhisme dans les provinces occidentales de l’Inde, pendant les derniers siècles avant et les premiers siècles après notre ère. Je veux parler d’une de ces inscriptions en pâli qu’on a découvertes à l’entrée ou dans l’intérieur des grottes et des cavernes creusées de main d’homme dans diverses localités de ces provinces, et notamment à Djunîr. Celle dont je vais invoquer le témoignage a été publiée en 1847 par le docteur Bird, d’après un dessin de M. Orlebar. Elle se trouve sous le no VIII de la planche L de la collection du docteur Bird, et est indiquée par ce titre : « Très-belle inscription, en partie enlevée, en partie enfouie, auprès du porche d’une cellule actuellement enterrée. » Je pourrais me contenter d’emprunter à cette inscription le mot unique de gaṇâtchârya qui s’y trouve sous une forme pâlie ; mais comme le recueil de M. Bird est assez rare, et que l’inscription d’ailleurs très-courte, où je trouve le mot en question n’est pas absolument claire dans toutes ses parties, je crois indispensable d’en reproduire ici ce que M. Bird nous en a fait connaître, pour qu’on puisse vérifier l’existence du terme qui doit nous occuper, et que de plus habiles soient mis en mesure de compléter mon interprétation.

Voici l’inscription elle-même, reproduite d’après le fac-simile de la planche L de M. Bird, et accompagnée de la lecture et de l’interprétation qu’il en a donnée. Sa lecture

Inscription en pali trouvée à l’entrée ou à l’intérieur d'une grotte, à Djunîr (Inde).

est la suivante : Ganatchariyanam, vira nathayam, talasanam-tivasunam, ativasunam, viranam-tayam, titchâityasanam-tivasanam danam. Cette lecture fournit à M. Bird la traduction suivante : « Aux guides spirituels de la congrégation, les puissants esprits de l’air, les Vasus des trois mondes, les Ati-Vasus, les trois puissants, les trois Tchâityas des trois sages Vasus, [ceci est] un don. » M. Bird fait suivre sa traduction de quelques observations que je vais reproduire intégralement. « La dernière partie de l’inscription est imparfaite dans l’endroit où la surface du rocher est détruite ; mais sur la seule partie qui en reste, nous pouvons lire à la septième ligne guha pati, le maître de la maison, et de plus à la huitième ligne, tananam dananam, don de lieux pour y demeurer, ce qui est une allusion, à ce qu’il semble par d’autres inscriptions, à la marche du soleil à travers les signes du zodiaque et les lieux des planètes, dans son rapport avec les systèmes buddhiques des diagrammes astrologiques et de l’astrologie sidérale. Dans cette inscription, les Vasus ou les manifestations de l’Être suprême, résidant en toutes choses et identifié par les Hindus orthodoxes avec Vichṇu, autrement nommé Vasudêva, sont les objets d’un culte pour les Buddhistes, et sont des preuves de l’intime connexion et de la ressemblance qui existait entre les idées théologiques des Bâuddhas et celles des Vâichṇavas. Cette connexion expliquera probablement comment il se fait que, selon les Purâṇas et le système de l’Hinduisme orthodoxe, Buddha, c’est-à-dire l’Être suprême, suivant les idées théistes ou athées de ses sectateurs, passe pour être la neuvième incarnation de Vichṇu, lequel, dans le Vichṇu purâṇa, est nommé Vasudêva et considéré par les sages sous quatre différents rapports, savoir : Pradhâna, la matière primitive ou nue ; Purucha, l’esprit ; Vyakta, la substance visible, et Kâla, le temps[15]. »

J’ai dû répéter ici l’explication du docteur Bird pour montrer jusqu’où peut entraîner le goût des interprétations mythologiques appliquées sans distinction à toute espèce de monuments, à ceux qui sont manifestement religieux, comme à ceux dont la destination est la plus simple. Quand on aura pu vérifier combien est différent l’objet de cette courte inscription, on ne sera que plus vivement porté à regretter que les Anglais, qui s’occupent dans l’Inde de recueillir et de déchiffrer ce genre de monuments, s’éloignent quelquefois de la méthode de J. Prinsep, qui sans être à proprement parler un philologue, ne s’épargnait cependant aucun effort pour faire concorder ses interprétations non pas seulement avec le sens commun, mais aussi avec les lois de la langue qu’il supposait être celle de ses inscriptions.

Voici d’abord comment je lis le texte ; je dirai ensuite les points qui restent, encore obscurs ou douteux pour le sens. Après le premier signe, qui représente un diagramme dont je ne connais ni le nom, ni la valeur, je lis : gaṇâtchariyânam̃ thérânâbha | yam̃tasulisânam̃ têvidjâ | nam̃ am̃têvâsinam̃ thêrâṇam̃ bha | yam̃ta tchêtiyâsanam têvi | djânam̃ nam̃dina… kam | … sum̃kathalikî | … gâhapati | … taṇânam dim̃ṇanâ… Les deux premiers mots de la première ligne signifient certainement, « pour les Thêras précepteurs d’une troupe. » Le premier de ces termes dans le système inversif de l’inscription gaṇâtchariyânam̃, sauf la légère différence introduite par le dialecte pâli ; et il est certainement de quelque intérêt de retrouver sur une inscription un titre qu’on ne donnait sans doute qu’aux Religieux qui étaient suivis par un nombre plus qu’ordinaire de disciples, à nous en rapporter du moins au témoignage du texte du Lotus, où ce titre s’applique à des Bôdhisâttvas accompagnés d’un immense nombre d’auditeurs. Ces maîtres, que suit une foule nombreuse, sont nommés thêrâna pour thêrânam̃, l’omission de Vanusvâra étant très-fréquente dans les inscriptions pâlies ; cela veut dire qu’ils sont vénérés pour leur âge, qu’ils sont des anciens, c’est-à-dire de ceux, que l’on nomme en sanscrit sthaviras, et en pâli thêras. Cette qualité de thêras revient encore une fois dans notre inscription, à la fin de la troisième ligne, où elle est écrite thêrânam̃, mais où elle suit un mot que je lis am̃têvâsinam̃, « des disciples. » Cette classe de personnes est certainement opposée à la première, celle des maîtres ou précepteurs d’une troupe ; et l’inscription, du moins dans ce qu’elle offre de lisible et d’intelligible pour moi, se divise ainsi en deux parties : « Pour les Thêras, précepteurs d’une troupe… pour les « Thêras, disciples. » Les maîtres et les disciples ont, comme on le voit, une qualité commune, celle d’être également anciens ; nous verrons tout à l’heure qu’on leur attribue encore un autre mérite, celui de posséder le même degré dans une des connaissances les plus relevées du Buddhisme.

Ce qui vient ensuite est beaucoup moins clair. C’est d’abord une question de savoir si la première ligne est complète, ou bien s’il manque quelque chose après le signe qui suit thêrâna. Les deux traits de forme irrégulière qu’a tracés M. Bird à droite de l’inscription donneraient à croire qu’elle est incomplète de ce côté. Il y a cependant des indices propres à nous faire admettre qu’il n’y a pas ici de lacune. On remarquera en premier lieu que la fin de la troisième ligne qui est identique à la fin de la première, est suivie à la quatrième ligne d’un commencement identique avec le commencement de la seconde ligne ; c’est déjà pour nous un engagement à chercher entre la première et la seconde ligne le même mot qu’entre la troisième et la quatrième. En second lieu, l’examen de la seconde et de la quatrième ligne fournit les éléments d’une comparaison analogue. Ainsi les trois derniers caractères de la seconde ligne et le premier de la troisième sont exactement identiques avec les deux dernières lettres de la quatrième ligne et les deux premières de la cinquième ; seconde vraisemblance en faveur de l’idée que l’inscription est complète par sa droite comme elle l’est par sa gauche. J’ajoute que les quatre caractères que je viens de signaler confirment cette idée, et lui donnent toute la vraisemblance désirable, car ils fournissent, selon ma lecture, le mot têvidjânam, forme pâlie du sanscrit trâividyânâm, « pour ceux qui ont la triple science. » C’est là cette seconde épithète que je disais tout à l’heure être commune aux âtchariyas et aux antêvâsins, c’est-à-dire aux maîtres et aux disciples qui font l’objet de notre inscription.

La lecture et l’interprétation que je propose pour le mot têvidjânam nous tend déjà le service d’isoler dans la seconde ligne comme dans la quatrième, d’un côté sept caractères, de l’autre huit qui ne sont malheureusement pas aussi faciles. Je lis à la seconde ligne, en prenant le dernier signe de la première, bhayam̃tasulisânam̃ ; et à la quatrième ligne, en prenant la dernière lettre de la troisième, bhayam̃tatchêtiyasanam̃ ; mais je ne puis ici m’exprimer aussi affirmativement que pour ce qui précède. Je trouve d’abord de part et d’autre bhayam̃ta, ce qui serait un mot pâli régulier signifiant « la fin du danger, » ou « ce qui met un terme au danger, » Est-ce là une dénomination mystique faite pour désigner la montagne percée de cellules et de Vihâras, où les Religieux buddhistes vivaient dans la méditation, loin du monde et de ses dangers ? Est-ce plutôt un nom militaire appliqué à la montagne sur le sommet de laquelle s’élevait un fort réputé imprenable aux yeux des Indiens ? Ce sont là deux hypothèses entre lesquelles je n’ai pas de raison suffisante pour me décider ; mais bhayam̃ta, suivi à la quatrième ligne de tchêtiya, se prête assez bien à la désignation d’un lieu, par exemple « le Tchâitya de Bhayânta, » comme on écrirait d’après un texte sanscrit.

En admettant cette interprétation jusqu’à nouvel ordre et comme une simple hypothèse, nous trouvons, après le bhayam̃ta de la seconde ligne, quatre lettres qui donnent sulisânam̃, dont la transcription la plus directe en sanscrit serait sârîçânâm, « des chefs des savants. « Il est difficile de ne pas lire su le troisième caractère de la seconde ligne en commençant par la gauche ; mais si un nouvel examen de l’inscription originale permettait de lire pu au lieu de su, on aurait pulisânam̃, » des hommes, » ce qui donnerait un sens plus naturel peut-être que celui de sulisânam̃. Il faudrait voir encore si le groupe que tout nous porte à lire su, ne devrait pas être pris pour , d’où l’on aurait sêlisânam, avec cette traduction, « les chefs de la montagne de Bhayânta. » Quoi qu’il en puisse être, et avec les secours que nous avons actuellement à notre disposition, on peut traduire la première partie de l’inscription de la manière suivante : « Pour les précepteurs d’une troupe, les Thêras, les chefs des sages de Bhayânta, qui possèdent la triple science. »

La seconde partie de l’inscription offre avec la première une analogie incontestable dans la disposition des termes. Tous les mots y sont semblables, sauf le terme principal am̃tévâsinam̃, « pour les disciples, » et le mot tchêtiyasânam, qui termine bhayam̃ta. Je crains que dans ce mot de cinq syllabes, où j’ai déjà reconnu tchêtiya, les voyelles ne soient pas distribuées correctement, soit par la faute du graveur indigène, soit par celle du copiste européen. Car en premier lieu, si ce mot est une épithète des disciples désignés par le terme de am̃têvâsinam̃ (et on a tout lieu de le croire, puisqu’il finit par le nam̃ des génitifs pluriels, forme de tous les titres de notre inscription), l’avant-dernier des cinq signes qui le composent doit se lire sânam̃. Et en second lieu, si l’on admet l’existence du parallélisme que j’ai remarqué dans le commencement de l’inscription, le second mot doit être à la quatrième ligne isânam̃, comme j’ai conjecturé qu’il l’était à la seconde. Je propose donc de lire à la quatrième ligne bhayam̃ta tchêtiyêsânam, « des propriétaires du « Tchâitya de Bhayânta. « Je ne donne cependant ceci que comme une interprétation conjecturale contre laquelle on peut faire cette objection, qu’on ne voit pas pourquoi les disciples seraient, plutôt que leurs maîtres, propriétaires du Tchâitya : toutefois cette disposition a pu résulter de la volonté de celui qui avait fait creuser la grotte où nous apprenons que devait se trouver un Tchâitya, et la fin de l’inscription est trop incomplète et trop obscure pour nous éclairer suffisamment sur ce point. Quant à présent donc, et avec toutes les réserves nécessaires, je traduis la seconde partie de l’inscription comme il suit : « Pour les disciples, les Thêras, les propriétaires du Tchâitya de Bhayânta, qui possèdent la triple science. »

Après le mot têvidjânam̃ de la cinquième ligne on trouve trois caractères qui se lisent nam̃dana, ou encore nam̃dina, si l’on veut que le grand développement qu’a ici la lettre da en fasse la syllabe di. Le sens de ce mot est clair, et on doit le rapporter aux termes qui précèdent et que je viens d’expliquer ; nam̃dana, employé substantivement, signifie « plaisir, ce qui rend heureux. » La lacune qui suit ce mot nous empêche de compléter la phrase, mais il est évident que l’idée exprimée par l’auteur de l’inscription a dû être celle-ci : « lieu ou objet de plaisir pour les maîtres d’une troupe, etc. » C’était la définition que le libéral auteur de l’inscription donnait du Vihâra ou des cellules qu’il avait fait creuser dans la montagne pour servir de demeure aux maîtres et aux disciples dont il venait de faire l’éloge.

Le mot nam̃dana est suivi d’une lacune sur la copie lithographiée de M. Bird ; la lacune est-elle antérieure ou postérieure à la gravure de l’inscription ? c’est ce que je ne saurais dire. La cinquième ligne étant terminée par la syllabe kâm̃ qui est parfaitement reconnaissable, on serait tenté de faire rapporter cette syllabe à nam̃dana, de cette manière, nam̃danakam̃, pour en faire un diminutif de modestie ou d’affection avec le sens de « petit lieu de plaisir, » ou « petit présent destiné à faire plaisir. »

La ligne sixième ne nous offre que cinq caractères qui sont précédés et suivis d’un blanc sur la planche lithographiée, ils paraissent devoir se lire sum̃kathalikî ; mais outre que je ne suis pas certain de la lecture du signe final, je ne sais comment partager ces caractères isolés pour en tirer un sens. Je ne pourrais y reconnaître que thalikî, toujours sous la réserve du groupe final qui est peut-être altéré, et thalikî donnerait en sanscrit sthalikî, signifiant quelque chose comme « relative au lieu ou à la montagne. »

À la ligne septième on lit distinctement gahapati, « maître de maison ; » ce titre suivait selon, toute vraisemblance le nom du donateur. Le mot n’est certainement pas terminé, et il y a ici une lacune qui s’étend jusqu’au commencement de la ligne huitième. Cette ligne a encore six caractères sur la planche de M. Bird ; tous sont lisibles, sauf le premier à gauche qui est douteux, en ce qu’on y peut voir, soit tu, soit bhu. En adoptant la première supposition, on aurait tuṇâ nam̃dam̃ṇana ; les deux premières syllabes semblent annoncer un mot à l’instrumental, ce qui conduit à supposer que nam̃dam̃ṇana est peut-être écrit sur le monument même nam̃danêna, au même cas. Il se peut même que tuṇâ soit la fin de pitunâ, « par le père, » et que nam̃danêna soit le nom propre Nandâna qui serait celui de ce père. Mais le nombre et l’étendue des lacunes qui existent à la fin de l’inscription ne permettent pas d’attacher beaucoup d’importance à l’interprétation conjecturale de quelques termes isolés.

Il me suffira maintenant de quelques mots pour terminer l’explication du terme de bhikchu sam̃gha, dont je viens d’examiner la seconde partie, sam̃gha. J’ai traduit par « Religieux » et non par « prêtre » le mot Bhikchu, qui littéralement désigne un mendiant, pour conserver la plus grande généralité possible à ce terme, qui suivant les autorités népalaises, conformes en ce point à la plus ancienne doctrine des Buddhistes, désigne tout individu qui après avoir renoncé au monde et à l’état de maître de maison, vit dans un célibat rigoureux, et ne se soutient que par les aumônes qu’il reçoit sans les demander[16]. Les autorités singhalaises sont entièrement d’accord avec cette définition ; et Clough qui les suit, explique ainsi le mot Bhikchu : « prêtre buddhiste qui se soutient par la mendicité, ce qui est la seule voie par laquelle il puisse se procurer les moyens de vivre suivant les règles établies pour le clergé[17]. » Judson, dans son Dictionnaire barman, se contente de traduire le pâli Bhikkhu, par « prêtre de Buddha[18] ; » l’expression de « prêtre » n’est pas suffisamment exacte, en ce qu’elle est trop restreinte. J’ai préféré le mot de Religieux par les raisons que j’ai données tout à l’heure. J’aurais même conservé le terme original sanscrit de Bhikchu, si je n’avais déjà été forcé de garder dans ma traduction un grand nombre d’autres termes sanscrits dont il ne m’eût pas été facile de trouver l’équivalent en français. L’emploi de la lettre capitale dans le mot Religieux avertira le lecteur qu’il s’agit d’un titre spécial et consacré à un usage particulier. On peut voir sur les devoirs extérieurs des Bhikchus une note étendue d’Abel Rémusat, extraite des auteurs chinois[19] ; les préceptes qui y sont exposés se retrouvent à peu près tous dans les autorités singhalaises , telles qu’on les connaît par le Mahâvam̃sa de Turnour, par la collection des livres sacrés et historiques singhalais d’Upham, et surtout par les fragments du Paṭimôkkha pâli qu’a reproduits Spiegel dans son Kammavâkya[20].

  1. Nouv. Journ. asiat. t. VII, p. 267 ; Foe koue ki, p. 8 et 9.
  2. Singh. Diction. t. II, p. 688 ; The ritual of the Buddh. Priesthood, p. 7 et 8, dans Miscell. translat. from orient. lang. t. II, n° 4.
  3. Barman Diction. p. 362.
  4. J. S. Burt, Inscription found near Bhabra, dans Journ. asiat. Soc. of Bengal, t. IX, p. 618.
  5. Foe koue ki, p. 19.
  6. Thûpa vam̃sa, f. 6 b.
  7. ibid. f. 16 b fin.
  8. Zeitschrift für die Kunde des Morgenland. t. III, p. 121.
  9. Kammavâkya, p. 34.
  10. The ritual of the Buddhist Priesthood, p. 7 et 8, dans Miscell. translat. t. ii, no 4.
  11. Turnour, Examin. of Pâli Buddhistical Annals, no 2, dans Journ. asiat. Soc. of Bengal, t. VI, 2e part. p. 732, aux notes.
  12. Pâtimôkkha, f. 2 a, man. pâli-barman de la Bibl. nat. et p. 3 de ma copie.
  13. Amarakocha, l. ii, chap. v, st. 39 et 40 ; Loiseleur, p. 124.
  14. Chap. xiv, f. 159 b, ci-dessus, p. 181.
  15. J. Bird, Historical Researches on the orig. and principles of the Bauddha and Jaina Relig. Bombay, 1847, p. 52, et pl. L, no VIII.
  16. Hodgson, Sketch of Buddh. dans Transact. of the roy. As. Soc. t. II, p. 245.
  17. Singhal. Diction., t. II, p. 494.
  18. Burman Diction., p. 264.
  19. Foe Koue Ki, p. 60 suiv. et p. 180 ; voyez encore Introd. à l’hist. du Buddh. indien, t. I, p. 275 suiv.
  20. Kammavâkya, p. 29, 34 et suiv.