Lotus de la bonne loi/Notes/Chapitre 13

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Lotus de la bonne loi
Version du soûtra du Lotus traduite directement à partir de l’original indien en sanscrit.
Traduction par Eugène Burnouf.
Librairie orientale et américaine (p. 409-411).
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Notes du chapitre XIII

CHAPITRE XIII.

f. 149 a. Les Lôkâyatikas.] Il n’y a pas de raison de croire que ce terme désigne chez les Buddhistes autre chose que la secte connue chez les Brâhmanes pour se rattacher à la doctrine athéiste des Tchârvâkas. Le pâli pourrait suggérer ici une autre interprétation ; comme lôkâyata y signifie « histoire fabuleuse, roman[1], » il serait permis de supposer que les Lôkâyatikas de notre Lotus désignent les auteurs ou les lecteurs de pareils ouvrages, dans lesquels les passions et les affaires du monde forment le sujet principal.

f. 150 a St. 4. Et que ne pensant qu’aux Arhats.] La comparaison des manuscrits de M. Hodgson avec celui de la Société asiatique me donne le moyen de rectifier cette traduction avec certitude : « et les Religieux, estimés des Arhats ; qu’il fuie, etc. »

St. 5. Et les fidèles connus pour ne pas être fermes dans le devoir.] Tel est le sens que j’avais cru pouvoir tirer du texte manifestement altéré de la Société asiatique. Mais depuis, un des manuscrits de M. Hodgson m’a fourni une leçon intelligible avec un sens plus satisfaisant ; il faut donc substituer à la phrase finale de la stance la traduction qui résulte de cette nouvelle leçon : « et qu’il évite les fidèles assises dans un chariot. »

f. 150 b. St. 11. Les musiciens.] C’est par conjecture que je donne ce sens au mot du texte rĭllaka, que nos trois manuscrits reproduisent de la même manière. Ce mot doit avoir de l’analogie avec celui de rĭllari qui désigne certainement un instrument de musique, ci-dessus, chap. ii, f. 31 b, p. 359. Cependant si la substitution d’un djha au initial de ce mot devenait nécessaire, il faudrait lire djhallaka et traduire par « joueur de bâton, » du sanscrit djhalla.

f. 154 b. Qui sont arrivés à l’état de Buddha.] Lisez, « qui sont partis pour l’état de Buddha. »

f. 155 b. Et que, dans son contentement, il donne également.] Le mot que je traduis par également est samânah, pour lequel je suis l’autorité du sanscrit classique, au moins quant au sens spécial de samâna, « uniforme, égal, ». Mais je doute aujourd’hui de l’exactitude de cette interprétation, et je soupçonne que le samâna que nous trouvons ici et qui se répète plusieurs fois dans le cours de cette parabole, est employé comme le même mot en pâli, c’est-à-dire à la place du participe présent san, « étant, » dont il serait grammaticalement la forme moyenne. Je remarque en effet que samâna ne se rencontre jamais qu’après des adjectifs, exactement à la place où paraît san dans le style des commentateurs brahmaniques. En voici un exemple très-caractéristique que j’emprunte au Sâmaññaphala sutta, dont on trouvera la traduction au no II de l’Appendice. Le roi Adjâtaçatru rappelant que des Brahmanes réputés savants n’ont pas pu répondre à une question qu’il leur avait proposée, s’exprime ainsi : Katham̃ hi nâma sandiṭṭhikam sâmaññaphalam puṭṭhô samânô vikkhêpam̃ vyâkarissati. « Comment étant interrogé sur le résultat général et prévu, exposera-t-il une doctrine de perplexité[2] ? J’en ajoute ici une seconde preuve : un jeune homme dont les parents sont tombés dans la misère, vient d’entendre de la bouche de Çâkyamuni l’exposition du Sutta qui a pour titre Mâtapôsaka, « celui qui nourrit sa mère, » et touché de la morale charitable qui en forme le but, il se dit à lui-même : Idânim̃ pana pabbadjdjitô samânô mâtâpitarô pôsissâmi. « Mais aujourd’hui étant Religieux, je nourrirai mes parents[3]. » Ici samânô signifie sans aucun doute étant, et la glose barmane ne laisse sur ce point aucune incertitude, puisqu’elle remplace ce terme pâli par phratch lyak, « si je suis, étant. » Le doute n’est pas plus possible en ce qui touche l’exemple suivant que j’emprunte au Sônadaṇḍa sutta : Samâṇô khalu bhô gôtamô daharô samânô susukâlakêsô bhadrêna yôbbanêna samannâgatô paṭhamêna vayasâ agârasmâ anagâriyam̃ pâbbadjdjitô. « Certainement le Samaṇa Gôtama, étant tout jeune, ayant les cheveux parfaitement noirs, étant doué d’une jeunesse fortunée, est sorti de la maison dans la fleur de l’âge, pour se faire Religieux[4]. » Il paraît même qu’on rapprochait volontiers samâna à la forme moyenne de santa à la forme active ; car je trouve dans la curieuse dispute du jeune Ambhaṭṭha, disciple de Pôkkharasâdi, avec Çâkyamuni, la phrase suivante où il reproche aux Çâkyas de ne pas honorer les Brahmanes : Ibbhâ santâ ibbhâ samâna na brâhmanô sakkarônti. « Étant riches, se trouvant riches, ils ne traitent pas honorablement les Brahmanes[5]. » Si cette forme curieuse était reconnue authentique, ce serait un fait nouveau à ajouter au chapitre déjà si riche de M. Bopp, sur la théorie des participes dans les langues ariennes[6]. L’Abhidhâna ppadîpikâ confirme du reste cette explication de samâna, sinon au point de vue grammatical, du moins quant au sens, puisqu’aux significations de semblable, seul, qu’il assigne à samâna, il ajoute celle de santê (pour le sanscrit sati), « étant, existant[7]. » Il est vrai qu’en comparant l’Abhidhâna ppadîpikâ avec l’Amarakocha, on pourrait interpréter santê par vertueux[8] ; cependant Clough, ne donne pas ce sens. J’ajouterai pour l’intelligence du dernier exemple cité, que le pâli ibbha doit répondre au sanscrit ibhya, « riche, opulent, » que Weber a cité d’après le Tchhândôgya upanichad[9].

f. 157 b St. 60. Il les voit assis sur un trône.] J’avais suivi la leçon du seul manuscrit que je pusse consulter, celui de la Société asiatique, qui donne âtmabhâvân, « les corps, » au pluriel ; mais les deux nouveaux manuscrits de M. Hodgson ont au singulier âtmabhâvam, et la comparaison de la stance 60 avec la stance 61 prouve qu’il s’agit du sage qui se voit lui-même en songe occupé à expliquer la loi. Il faut donc maintenant traduire d’après ces manuscrits : « il se voit lui-même assis sur un trône. » Au reste, de ce que je rends ici âtmabhâva par « lui-même, » il n’en faudrait pas conclure que les Buddhistes n’emploient ce mot que dans cette acception restreinte. Chez ceux du Nord âtmabhâva, comme attabhâva chez ceux du Sud, signifie également « le corps. » Le mot se présente avec ce sens dans un très-grand nombre de passages du Lotus : il me suffira donc d’en alléguer ici un exemple concluant pris à un autre livre : Yat tasyâivam̃rûpa âtmabhâvaḥ syât tad yathâpinâma sumêruḥ parvatarâdjaḥ. « Que s’il avait un corps tel, à savoir comme le Sumêru, roi des montagnes[10]. » Quant aux Buddhistes du Sud, il suffirait du témoignage de l’Abhidhâna ppadîpikâ, qui compte attabhâva parmi les synonymes de sarîra, « corps[11]. » C’est dans ce sens que Mahânâma parle de la dernière existence de Çâkyamuni, avant qu’il vînt au monde comme fils du roi Çuddhôdana : vêssantaraitabhâvê ṭhitô, « quand il était dans le corps de Vêssantara[12]. » On sait en effet que Vêssantara est, chez les Buddhistes de Ceylan, le nom d’un personnage sous la figure duquel l’âme de Çâkyamuni parut au monde. Sous ce nom, qui répond au sanscrit Vâiçyântara et qui fait allusion à la caste des Vâiçyas dont il sortait, l’être privilégié qui devait être plus tard un Buddha remplit d’une manière héroïque les devoirs de l’aumône en abandonnant comme offrande religieuse ses trésors, sa femme et ses enfants[13]. Quant à ce qui regarde le mot âtmabhâva et attabhâva, objet principal de cette note, on le rencontre fréquemment avec cette acception même de corps, dans les légendes publiées par Spiegel[14].

  1. Abhidhâna ppadîpikâ, l. I, chap.  ii, sect. 2, st. 8 ; Clough, p. 13.
  2. Sâmaññaphala sutta, dans Dîgh. nik. f. 16 a.
  3. Suvaṇṇasâma djâtaka, man. Bibl. nat. f. 6 b, p. 43 de ma copie.
  4. Sônadanda, dans Dîgh. nik. f. 33 b.
  5. Ambhattha sutta, dans Dîgh. nik. f. 24 b.
  6. Vergleich. Grammatik, p. 1100 et suiv.
  7. Âbhidhâna ppadîpikâ, l. III, chap. iii, st. 138 ; Clough, p. 120.
  8. Amarakocha, l. III, chap. iv, sect. 18, st. 130 ; Wilson, Sanscr. Dict. au mot samâna.
  9. Tchhând. upanich. dans Roer, Bibl. Ind. t. II, p. 80 ; Weber, Ind. Stud., t. I, p. 255 et 476.
  10. Vadjratchtchhêdika, f. 23 a.
  11. Abhidhâna ppadîpikâ, l. I, chap.  ii, sect. 5, st.7 ; Clough. p. 17.
  12. Mahâvamsatîkâ, f. 24b.
  13. Clough, Singhalese Diction. t. II, p. 673 et 674. On trouve une analyse succincte de cette légende qui jouit à Ceylan d’une grande célébrité, dans un petit opuscule intitulé The miniature of Buddhism, p. 4 et 5, qui parut à Londres en 1833, et qui avait pour but de décrire un temple buddhique transporté de Ceylan à Londres par quelques Buddhistes de cette île. Les Singhalais qui avaient conçu l’idée de cette spéculation, étaient possesseurs d’un assez grand nombre de manuscrits qu’ils mirent en vente ; je fus assez heureux pour en obtenir un petit nombre, mais à des prix singulièrement élevés. Ces manuscrits font la base de ma collection buddhique singhalaise. Le Vêssantaradjâtaka ne se trouve pas parmi ces ouvrages ; mais la Bibliothèque nationale en possède un exemplaire en pâli avec une traduction barmane.
  14. Anecdota pâlica, p. 19, 24, 62 et 72.