Lucienne/II/XII

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Calmann Lévy (p. 308-317).

XII


L’été s’écoula assez tristement. Stéphane n’étant pas là, on n’avait plus aucun goût aux promenades en mer. Lucienne et le vieux marin erraient toutes les soirées le long de la plage, ou bien ils s’étendaient sur les galets, regardant la mort du soleil.

M. Lemercier semblait plus affecté cette fois que d’ordinaire de l’absence de son fils. Lucienne regardait souvent à la dérobée l’expression soucieuse de son visage, et elle se disait que, peut-être, il avait un pressentiment du mal secret dont souffrait Stéphane. On parlait souvent du jeune lieutenant et on relisait bien des fois ses lettres. Elles arrivaient à des époques irrégulières ; d’abord très-fréquentes, elles devinrent plus rares à mesure qu’il s’éloignait de la France. Il était resté plusieurs mois à Toulon, expérimentant de nouveaux engins de guerre ; puis, après une longue station sur les côtes d’Algérie, il partait pour les colonies ; la dernière lettre reçue annonçait ce départ. Stéphane parlait beaucoup de Lucienne dans ses lettres et savait lui faire comprendre qu’il l’aimait toujours avec la même ardeur et avec le même dévouement. Lucienne ajoutait quelques lignes aux lettres de M. Lemercier, et elle faisait entendre à Stéphane qu’elle le plaignait et ne l’oubliait pas.

À l’automne, il écrivit du Cap, puis de Madagascar et de Singapour. Au mois de janvier, il était à Saïgon.

Alors tout à coup les nouvelles cessèrent. Cela n’était jamais arrivé. Le malheureux père ne mangea plus, ne dormit plus ; son désespoir faisait mal à voir.

— C’est fini, disait-il, cette fois je ne le verrai plus ; je n’attends que la nouvelle de sa mort pour partir à mon tour.

Lucienne faisait tout son possible pour le tranquilliser un peu.

— Sa lettre se sera peut-être perdue dans un naufrage, disait-elle ; il ne peut rien être arrivé à son bâtiment, puisqu’il est dans le port de Saïgon et qu’il n’en devait pas partir encore.

— Je suis sûr qu’il est arrivé quelque chose, disait le vieillard avec cet instinct paternel qui ne trompe pas.

Il fit un voyage à Paris pour savoir si, au ministère de la marine, l’on avait des nouvelles de la frégate le Vulcain. On lui dit qu’elle était toujours à Saïgon, et qu’on ne savait rien de particulier de l’équipage. Il revint à F… tout à fait découragé.

Enfin, après trois mois d’angoisses mortelles, une lettre arriva. Elle était de l’écriture de Stéphane. « Je viens d’avoir une mauvaise fièvre que j’avais prise à Madagascar, disait-il, pardon de vous avoir laissés dans l’inquiétude. J’avais le délire ; sans cela, j’aurais fait écrire. Je suis hors de danger, mais le major m’arrache la plume des mains. À bientôt, mon père, ma sœur… »

— Ah ! j’étais certain qu’un malheur lui était arrivé, disait le vieux marin, que cette lettre ne rassura qu’à demi.

Mais le courrier suivant apporta des nouvelles tout à fait bonnes. Stéphane avait repris son service. Il écrivait une longue lettre et plaisantait sur sa maladie.

M. Lemercier retrouva sa tranquillité, et Lucienne put alors se laisser aller à la joie qui commençait à emplir son cœur car le temps approchait ! Encore un été à passer, et elle était au terme de l’épreuve. Elle était folle de bonheur ; elle devenait enfant, riait et pleurait sans cause. Une journée écoulée lui donnait des frénésies de gaîté. Était-ce possible ? c’était fini !

M. Lemercier, lui, s’attristait un peu en voyant approcher le jour où il se séparerait de cette enfant adoptée par son cœur. Il avait formé cette intelligence, ennobli ce cœur, fait de Lucienne une femme instruite, vertueuse et bonne ! et maintenant elle allait partir.

Lucienne devinait ce qui se passait en lui. Souvent elle lui disait, en lui sautant au cou :

— Vous vous imaginez peut-être, père, que je vais vous laisser tout seul, vous oublier, ne plus vous aimer ; si je pouvais faire cela, je ne serais pas digne d’avoir profité de vos leçons. Je viendrai toutes les semaines. Et puis je passerai l’été dans ce pays si cher à mon cœur. L’hiver, vous viendrez chez nous quelque temps.

Chez nous ! Ces deux mots la plongeaient dans un ravissement sans fin.

Elle s’occupa de la toilette qu’elle mettrait pour le rendez-vous. Ses petites robes de modiste n’étaient pas ce qu’il fallait. Elle allait redevenir élégante, et cette fois honnêtement.

Elle était toujours décidée à ne rien dire de son passé à Adrien, et elle cherchait comment expliquer la disparition de son oncle… Bah ! elle trouverait bien quelque chose ! D’ailleurs, M. Lemercier était là pour remplacer sa famille absente.

— Comme Adrien doit être heureux, lui aussi, se disait-elle, comme il doit compter les jours !

Pendant la dernière semaine, elle ne dormit plus et mangea à peine. Elle ne pouvait tenir en place. Elle sortait de chez elle, rentrait et repartait à chaque moment. Elle courait jusqu’à la plage, regardait la mer, puis revenait. Elle demanda vingt fois à M. Lemercier quel temps il ferait le 30 septembre. Quelquefois, elle restait silencieuse, la tête dans ses mains, des heures entières, des larmes de joie coulant entre ses doigts.

Enfin il se leva, le jour tant désiré.

Dès sa première lueur, Lucienne sauta à bas de son lit et courut soulever un coin de son rideau. Avec un sourire radieux, elle regarda naître cette aurore bénie.

Mais il était à peine cinq heures. Elle se recoucha et s’efforça de demeurer tranquille ; mais cela lui fut impossible : son cœur battait, ses tempes battaient, la vie bouillonnait en elle, il lui fallait du mouvement. Elle se leva, sortit et grimpa sur la falaise, d’où elle vit le soleil se lever. Puis elle rentra et commença sa toilette. Elle voulait être belle comme elle ne l’avait jamais été : elle mit près de deux heures à se coiffer.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup, en se mirant, s’il allait ne pas m’aimer brune ?

Elle pensait qu’Adrien arriverait à F… par l’express de trois heures. Elle fit durer sa toilette jusqu’à midi. Puis elle essaya de déjeuner, mais elle ne put rien avaler.

— Je dînerai avec lui à l’hôtel des Bains, ce soir ! se dit-elle.

Elle n’avait plus bien la tête à elle ; elle songea seulement alors qu’elle ne devait pas paraître avoir habité la ville pendant ces trois ans. Elle avouerait cela plus tard, peut-être, à Adrien, en lui disant que son oncle l’avait abandonnée, et qu’elle avait été obligée de travailler pour vivre ; mais cette première journée ne devait pas être troublée par des explications. Elle courut donc à l’hôtel et retint deux chambres, la sienne et celle qu’Adrien avait habitée. Elle ne laisserait Adrien parler seul à personne ; et ils quitteraient F… dés le lendemain. Elle entra ensuite un instant au chalet pour embrasser encore une fois son bienfaiteur.

— Demain matin, lui dit-elle, nous viendrons ici tous les deux. Je vous présenterai mon fiancé.

Puis elle s’enfuit ; il était deux heures passées.

Arrivée au lieu du rendez-vous, un peu plus haut sur la falaise, elle s’assit sur l’herbe et attendit.

— Est-ce possible ? se disait-elle, dans un instant, il sera là ! je le verrai, je l’entendrai ! il me serrera dans ses bras, tandis que mon regard s’abîmera dans ses yeux ! Encore quelques minutes ! je ne puis y croire ; j’ai peur de mourir de joie.

Elle prêtait l’oreille, cherchant à entendre le sifflet du chemin de fer.

— Ce n’est pas l’heure encore, pensait-elle. Et ses regards joyeux erraient sur la mer, dans l’espace, tout autour d’elle.

Il faisait assez beau, un peu frais ; le soleil dans le ciel vaporeux se montrait comme derrière des mousselines.

Lucienne vit partir l’omnibus de l’hôtel, se rendant à la gare. C’était toujours Félix qui le conduisait ; son chien blanc bondissait sur l’impériale en aboyant. Elle vit la voiture s’engager dans la rue des Corderies, puis tourner l’angle du quai. Peu après, elle entendit le sifflement du train.

Elle se dressa sur ses pieds, et essaya de voir par-dessus les maisons ; elle n’aperçut qu’un peu de vapeur blanche. Alors elle mit la main sur ses yeux.

— Voyons, dit-elle, il descend de wagon ; il sort de la gare ; il n’a pas la patience d’attendre Félix, et il gravit en courant les quelques marches qui montent à la route. Maintenant, il suit les quais, — le premier bassin, — puis le second. Il passe devant la maison de M. Maton ; il tourne l’angle du quai et longe les corderies. Si je voulais ouvrir les yeux, je le verrais.

Quelqu’un gravissait la falaise. Lucienne eut un battement de cœur qui lui ôta la respiration.

Elle regarda avidement.

C’était un petit paysan qui tirait une chèvre au bout d’une corde.

Elle entendit des grelots et vit l’omnibus qui revenait vide.

— Suis-je folle ? dit-elle ; je faisais marcher un homme aussi vite que deux chevaux !

Elle attendit.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle après un long espace de temps, il a manqué le train. Il me va falloir patienter jusqu’à sept heures. Comment a-t-il fait, un jour comme celui-ci ? ajouta-t-elle avec une ombre de tristesse.

Elle s’assit de nouveau sur le gazon et attendit.

Le soleil se couchait dans les vapeurs condensées en nuages à l’horizon ; la mer s’assombrissait ; une brise froide courbait les herbes au sommet de la falaise.

Lucienne attendait. Elle promenait continuellement son regard sur la ville, qui s’étendait à ses pieds, dans la vallée, avec ses toits bleus, son interminable rue, sa petite rivière et son port hérissé de quelques mâtures grêles. Quelques barques de pêche rentraient ; elles glissaient rapidement, leurs voiles blanches ou brunes gonflées sous lèvent.

— Moi aussi, je touche au port, se disait Lucienne.

La première étoile trembla entre deux nuages. Sur la plus haute falaise de l’autre côté du port, le phare s’alluma, et au bout de la jetée on hissa lentement une lumière rouge au sommet d’un mât.

La pluie commençait à tomber.

— Le ciel est couvert, c’est pour cela qu’il fait si sombre, murmura Lucienne, il n’est pas tard.

Les lumières s’étaient allumées dans la ville. Puis, une à une, elles s’éteignirent. Le phare resplendit seul dans la nuit plus sombre. Comme un autre signal, une forme blanche demeura sur la falaise, droite, immobile, jusqu’au matin.

Lorsque le jour parut, Lucienne poussa un cri terrible qui domina un instant la rumeur de la mer.

— Il est mort ! hurla-t-elle. Il est mort, puisqu’il n’est pas venu !

Elle descendit la pente de la colline comme un bloc qui roule, traversa la ville en courant, et entra dans son logis désert. Glacée, tremblante de fièvre, elle arracha sa jolie toilette, trempée de pluie et pleine de boue, et mit une robe noire. Elle ouvrit un tiroir, prit une poignée d’argent, puis saisit un chapeau à l’étalage, et le posa sur sa tête en s’élançant dehors.

— Mort ! mort ! murmurait-elle d’un air égaré.

Elle arriva à la gare qui était fermée encore et déserte. Alors elle secoua avec fureur la barrière de bois, elle cria, elle appela, mais personne ne vînt. Il fallut attendre encore de longues heures. Quand les employés arrivèrent enfin, ils la prirent pour une folle. Mais comme elle pariait de mort, ils crurent que c’était une personne appelée brusquement par sa famille à l’occasion d’un décès, et ils l’excusèrent.

Elle prit le premier train qui passa, et arriva à Rouen avant huit heures ; elle se jeta dans un fiacre et cria l’adresse au cocher. Celui-ci comprit, au son de cette voix affolée qu’il fallait se presser, et il partit au grand trot.

La voiture s’arrêta bientôt devant la maison du cours Boïeldieu.

Lucienne regarda cette maison, essayant de deviner, à travers les murs, ce qui se passait à l’intérieur ; elle lui inspirait une sorte de crainte respectueuse. Elle hésitait à sonner, mais son hésitation fut de courte durée ; elle se précipita sur le timbre. On lui ouvrit aussitôt ; le domestique était dans le vestibule, qu’il balayait.

— M. Adrien Després ? dit Lucienne d’un air hagard.

— Il est bien matin, madame, dit le domestique. Si c’est pour une affaire, monsieur ne reçoit qu’à parLir de dix heures. À moins qu’il n’ait pris rendez-vous avec madame. Cependant, il ne m’a pas dit hier qu’il dût recevoir aucun client ce matin. D’ailleurs, il dort encore, il n’a pas sonné. Faut-il l’éveiller ?

— Il n’est pas mort, il n’est pas malade ? dit Lucienne, qui semblait ne rien comprendre à ce que lui disait le domestique.

— Mort ! malade ! en voilà une singulière idée ! s’écria-t-il ; monsieur se porte à merveille, grâce à Dieu. Et madame aussi… Mais qu’avez-vous vous-même, madame ? ajouta-t-il effrayé ; vous êtes à faire peur !

— Ce n’est rien, dit Lucienne, qui s’éloigna chancelante et s’appuyant aux murailles.

Lorsqu’elle fut hors de vue, elle s’assit au bord d’un trottoir. Elle ne pouvait pas formuler sa pensée. Elle ne le voulait pas. Une telle épouvante, une douleur si démesurée était sur le point de l’envahir qu’elle se refusait à lui livrer son âme.

Une femme passait.

— Madame, lui cria Lucienne, dites-moi, s’il vous plaît, la date de ce jour ?

— Nous sommes aujourd’hui le 1er octobre, dit la femme.

La malheureuse avait espéré un instant s’être trompée de date, elle qui avait compté les jours depuis trois ans !