Lucienne/II/XIII

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 318-328).

XIII


L’idée qu’Adrien pourrait ne pas venir au rendez-vous ne s’était pas présentée une seule fois à l’esprit de Lucienne pendant ces trois années : « Si je ne venais pas, c’est que je serais mort », avait-il dit, et elle n’avait pas douté un seul instant de sa parole. Mais maintenant que croire ? Il était vivant, et il n’était pas venu !

— Comment ! il m’aurait oubliée ! il ne m’aimerait plus ! murmurait Lucienne, étourdie comme si elle eût reçu un coup violent à la tête ; ce n’est pas possible, je rêve ! Lui mort, je serais morte paisiblement ; lui vivant et ne m’aimant plus, cette pensée ne peut pas entrer dans mon cœur ! Je ne comprends pas, cela n’est pas vrai, je veux l’entendre me le dire lui-même ; et encore je ne le croirai pas.

Elle se leva et se mit à errer par les rues, fiévreusement, la tête en feu.

— Il faut que je retourne chez lui, se disait-elle, sous un prétexte, sans être reconnue. Il est arrivé sans doute quelque chose de très-simple que je comprendrai tout de suite ; quelque chose qui expliquera parfaitement pourquoi il n’est pas venu. Oui, oui, il faut que je voie, il faut que je sache.

Elle marchait toujours, cherchant sous quel prétexte elle pourrait bien revenir chez Adrien.

Elle passa devant la boutique d’une modiste.

— Ah ! c’est cela ! dit-elle.

Et elle entra acheter plusieurs chapeaux qu’elle fit mettre dans un carton ; elle prit aussi un voile épais dont elle se couvrit le visage, puis elle retourna cours Boïeldieu.

Ce fut la jeune bonne qu’elle avait vue lors de son premier voyage à Rouen, qui vint lui ouvrir.

— Mademoiselle Jenny Després ? demanda Lucienne.

— Mademoiselle est sortie, dit la bonne ; mais madame est là.

— Je parlerai à madame.

Alors, la jeune bonne s’éloigna, puis revint.

— Voulez-vous monter, mademoiselle ? dit-elle.

Lucienne la suivit au premier étage et entra dans un joli boudoir. Là, elle vit, étendue à demi sur une chaise longue, une femme qu’elle ne connaissait pas. Elle était jeune, peu jolie, mais gracieuse et élégante. Elle brodait un petit bonnet d’enfant.

— Vous voulez me vendre quelque chose peut-être ? dit-elle en faisant signe à Lucienne d’approcher.

— Des chapeaux, répondit-elle d’une voix étranglée.

— Mais je n’ai pas du tout besoin de chapeaux dit la jeune femme. Est-ce que vous êtes de Paris ? ajouta-t-elle après un silence.

— Oui, dit Lucienne.

— Oh ! alors, c’est différent. Je ne suis pas contente de ma modiste ; peut-être m’arrangerez-vous mieux.

Elle jeta son ouvrage dans une corbeille et se leva.

— Voyons, dit-elle.

Elle ouvrit elle-même le carton, regarda les chapeaux et les essaya l’un après l’autre.

— Ah ! la coquetterie ! disait-elle en se mirant. Peut-on résister à la tentation ? il me semble toujours qu’une nouvelle coiffure me rendra plus jolie et j’ai si fort envie d’être jolie ! Ne trouvez-vous pas que cette couleur me pâlit trop ? Celle-ci va mieux, mais la forme du chapeau m’écrase la figure… Celui-ci plutôt.

Lucienne était immobile comme si elle eût été de pierre.

— Ma foi ! s’écria la jeune femme, ils sont tous charmants, je ne sais pour lequel me décider ; je vais consulter mon mari.

— Adrien ! dit-elle, en haussant la voix, pour être entendue d’une chambre voisine ; veux-tu venir un instant ?

Lucienne crispa sa main au bord d’un meuble pour ne pas tomber.

Adrien entra. Une expression grave et sévère attristait son visage ; ses lèvres se crispaient dans un sourire amer et dédaigneux ; ses yeux avaient un éclat dur, et le froncement de ses sourcils formait un pli à travers son front.

— Que veux-tu, chère amie ? dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre douce.

— Je désire ton avis, Adrien, dit madame Després ; comme je ne songe qu’à te plaire, je veux que tout ce que je porte soit de ton goût.

Adrien regarda distraitement les chapeaux qu’on lui montrait, et en désigna un.

— C’est justement le plus joli, dit la jeune femme ; maintenant je n’hésite plus.

La femme de chambre parut dans l’ouverture de la porte.

— Le déjeuner est servi, madame, dit-elle.

— Veux-tu payer mademoiselle, Adrien ? Moi je descends pour ne pas faire attendre ta mère, dit la jeune femme. Vous reviendrez me voir, quand vous passerez par ici, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en saluant Lucienne d’un sourire.

Puis elle s’en alla.

Adrien ouvrit un meuble, déchira un rouleau d’or et posa quelques pièces sur la table. Il agissait avec ces mouvements lents et abandonnés de quelqu’un qui ne s’intéresse plus à la vie.

Lucienne releva brusquement son voile.

— Adrien ! s’écria-t-elle.

Le jeune homme la regarda, pâlit, et un cri sourd s’échappa de ses lèvres. Mais aussitôt un éclair de colère traversa ses yeux ; il redevint impassible et sembla n’avoir jamais connu celle qui était devant lui. Il poussa l’argent vers Lucienne.

— Est-ce votre compte, mademoiselle ? dit-il d’une voix qui malgré lui tremblait.

Et comme elle ne répondait rien, il la salua à demi et s’éloigna.

Lucienne resta là, immobile, les yeux injectés de sang ; il lui semblait que des flammes roulaient par la chambre.

— Eh bien, vous êtes encore là ? est-ce que vous dormez ? dit la jeune bonne qui était entrée et regardait Lucienne avec étonnement. Prenez donc votre argent.

Elle lui mit l’argent dans une main, et le carton où elle replaça les chapeaux dans l’autre.

— Maintenant, allez-vous-en.

Et elle la poussa en riant vers l’escalier.

Lucienne descendit machinalement et se trouva bientôt dans la rue, un carton à chapeaux à la main.

Elle demeura longtemps sans mouvement. Puis tout à coup elle éclata de rire, d’un rire affreux et strident, qui fit comme crouler en un instant l’édifice si péniblement construit, et sembla effacer ces trois années de travail et de vertu.

— Ah çà ! s’écria-t-elle, je me réveille d’un cauchemar. J’étais en démence. Si l’on m’enferme à Charenton, ce sera justice. Comment ! pendant trois ans, les plus belles années de ma jeunesse, je me suis enfermée dans un trou de province, vivant seule, misérable, appliquant toute mon intelligence à confectionner des chapeaux… pour arriver à en vendre un à ce monsieur ! C’est par trop bête ! et jamais je n’oserai avouer cela à mes anciens amis. Ah ! il est marié ! il se moquait de moi ! Ah ! il ne me trouve même pas digne d’un mot d’excuse ou d’explication ! Et moi j’attendais sur la falaise ! confiante, imbécile ! comme si je ne connaissais pas les hommes ! Folle que j’étais ! au lieu de l’entrainer, de le ruiner comme les autres, puis de le laisser là quand j’aurais eu assez de lui. Ah ! ah ! tu vois le résultat de tes belles inventions ! il ne veut pas de toi, il te repousse du pied dans l’ordure d’où tu voulais sortir. Eh bien, j’y rentrerai ! on s’y amuse au moins, et l’on peut y oublier les rêves fous d’un cerveau malade. Je ressuscite, je redeviens moi-même. Adieu les chapeaux — et la vertu !

D’un coup de pied elle envoya son carton dans le ruisseau.

Puis elle s’éloigna d’un pas rapide en chantonnant. Mais elle ne put aller bien loin ; un frisson lui courut le long du corps. Elle voyait des taches rouges danser devant ses yeux, et une soif affreuse lui brûlait la gorge. Elle s’assit à la porte d’un café, et tapant nerveusement sur une table, elle demanda un verre d’absinthe.

Le garçon le lui apporta, en la regardant d’un air étonné.

Elle avala l’absinthe d’un seul trait, et demanda un autre verre. Mais le garçon s’éloigna sans le lui servir. Alors elle prit un journal.

— Voyons un peu ce qui se passe à Paris, dit-elle, presque à haute voix.

Une vive douleur lui traversa le front quand elle voulut fixer ses regards sur les lignes du journal, mais elle n’y prit point garde et lut les annonces des théâtres.

— Ah ! murmura-t-elle, une première aux Bouffes ce soir. J’ai encore le temps d’arriver à Paris pour y assister. Quelle rentrée ! que de surprises, que d’ébahissements je vais causer ! — Comment ! c’est Lucienne ? — Pas possible ! — Elle n’est donc plus morte ? — Oui, mes enfants, c’est moi. Je reviens de l’autre monde. — Allons, en route ! ajouta-t-elle en se levant.

Elle se remit à marcher par la ville à grands pas. Les passants se retournaient pour la regarder.

Devant la glace d’une devanture, elle s’arrêta.

— Tiens, dit-elle, j’ai des couleurs pour la première fois de ma vie. C’est la honte d’avoir été si bête qui me met cette rougeur aux joues. Eh bien, ma pauvre Lucienne ! continua-t-elle, en parlant à son image, que penses-tu de cela ? Tu ne t’attendais guère à ce dénouement pendant ces longs mois de tristesse et de solitude. Hein, quel résultat ! Te voilà plus seule qu’autrefois, et plus vieille de trois ans ; mais tu sais joliment bien faire les chapeaux ! Grande niaise ! grande folle ! Tout cela, pour des yeux bleus qui ne te reconnaissent même plus après t’avoir tant regardée. Ah çà ! il s’imagine peut-être, cet homme, que je suis partie le cœur brisé, inconsolable ; cela le flatterait, sans doute, d’apprendre que je suis morte de désespoir. Je ne lui donnerai pas ce plaisir. On va voir comment je me console.

Elle reprit sa course vers la gare ; mais il fallait attendre deux heures le départ pour Paris. Alors elle redescendit vers la ville et entra chez un coiffeur.

— Faites-moi une coiffure étonnante, dit-elle en se laissant tomber sur une chaise et en arrachant son chapeau.

Le garçon coiffeur lui défit ses nattes.

— Quels beaux cheveux ! dit-il galamment.

— Ils sont affreux ! dit Lucienne ; aussitôt à Paris, je les ferai teindre en jaune.

— Ce sera dommage.

Par instant, des secousses nerveuses agitaient la jeune fille. Sans s’en douter, elle pensait tout haut.

— L’indignation a tué la douleur, disait-elle ; je n’ai pas même versé une larme.

— Est-ce possible qu’on ose causer du chagrin à une aussi jolie personne ? dit le coiffeur.

— Tu ne peux comprendre, dit-elle ; c’est un riche mariage que je voulais faire, et qui a manqué.

Le coiffeur se mit à rire.

— C’est drôle ; n’est-ce pas ? dit Lucienne.

Lorsqu’elle fut coiffée, elle paya avec l’argent que lui avait donné Adrien.

— Mettez un peu de poudre de riz, lui dit le coiffeur ; on dirait que tous avez attrapé un coup de soleil.

— Bah ! ce sont les couleurs de la santé, dit Lucienne.

Et elle s’en alla. Elle retourna à la gare et prit un billet pour Paris ; puis se promena bruyamment dans la salle d’attente. Elle n’attendit pas longtemps ; la porte glissa sur la rainure, et l’employé cria :

— Les voyageurs pour Paris !

Elle s’élança. Mais, au moment où elle montait le marchepied du wagon, un grand vieillard, qui venait de descendre du train, la saisit et la fit redescendre.

— Où allez-vous, Lucienne ? lui dit-il d’une voix sévère.

— Ah ! c’est vous ! dit-elle en regardant M. Lemercier avec insolence. Vous voulez savoir où je vais. Eh bien, je retourne à Paris, à ma vie d’autrefois. La morale m’ennuie, la géographie aussi, et la confection des chapeaux plus que tout le reste. La société ne veut pas de moi, je me passerai d’elle. Ne me faites pas manquer le train.

— Lucienne ! Lucienne ! mon enfant, c’est toi qui me parles ainsi ! dit le vieillard.

— Mais vous ne savez donc pas que j’ai la rage dans le cœur ; vous ne savez donc pas que c’est un misérable, que mes tortures, mes larmes, mon long supplice ont été inutiles, qu’il m’oublie, qu’il est marié ! s’écria Lucienne d’une voix déchirante.

— Je me suis douté de cela en ne te voyant pas ce matin, et je me suis mis à ta recherche, dit M. Lemercier. Tu devines combien mon cœur souffre avec le tien, pauvre et douce enfant. Mais tu n’as plus le droit de renier l’effort que tu as fait vers l’honnêteté et la vertu. Retourner à ta vie d’autrefois ! y songes-tu ? Comment une telle pensée a-t-elle pu venir à un esprit comme le tien ? Vois-tu, Lucienne, ton sacrifice était incomplet, puisque tu ne l’accomplissais que dans l’intérêt d’un amour immense. Le but était si doux que tout était possible pour l’atteindre. La véritable punition a lieu aujourd’hui seulement. Il faut être maintenant vertueuse pour la vertu même, sans avoir de récompense ; et peut-être, un jour, la récompense viendra d’elle-même. Allons, Lucienne, suis-moi, retourne à ta vie paisible et honnête.

— Oh ! père, ne me tirez pas de mon engourdissement, ne me rappelez pas à l’horreur de la réalité ! s’écria Lucienne ; vous savez bien que, sans son amour, je ne puis pas vivre. Puisqu’il est perdu pour moi, je suis perdue pour tous. Il n’y a plus rien, plus rien au monde !

— Quoi ! ma fille, pas même mon amour ; pas même ce cœur de père, qui souffre avec toi ?

Les nerfs de Lucienne se détendirent enfin, un sanglot lui monta à la gorge, et elle se laissa tomber dans les bras du vieillard.

— Ah ! père ! père ! j’en mourrai ! dit-elle.

Il la ramena chez elle.

Elle repassa le seuil de sa petite boutique de modiste sans s’en apercevoir. M. Lemercier la mit au lit et envoya chercher le docteur Dartoc.

Le lendemain, une fièvre cérébrale se déclara.