Mélanges/Tome I/73

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imprimerie de la Vérité (Ip. 244-250).

OUI, CERTAINEMENT LES BASQUES !


26 mai 1879


Le Canada et les Basques. Trois écrits de M. Faucher de Saint-Maurice, (de) M. Marmette et (de) M. LeVasseur. Avant propos du comte de Premio-Real ; tel est le titre d’une brochure qu’on a bien voulu nous adresser.

La thèse soutenue par les auteurs est que les Basques connurent Terre-Neuve et le Labrador avant Jacques-Cartier et qu’ils furent les premiers découvreurs du Canada.

Nos quatre publicistes apportent à l’accomplissement de leur tâche tant de bonne volonté, tant de zèle, que tout homme impartial sera forcé d’admettre qu’en écrivant ces pages ils croyaient sincèrement jeter une nouvelle lumière sur notre passé, élucider un point d’histoire fort obscur. En réalité, ils n’ont fait que répéter ce que tous ceux qui s’occupent tant soit peu d’histoire savent depuis bien longtemps. Seulement, ils ne répètent pas tout ce que l’on sait touchant les premiers découvreurs de ce continent.

Épris d’un grand amour pour les Basques, amour inexplicable si l’on considère qu’il représente ici un gouvernement qui persécute ce petit peuple de héros, M. le consul d’Espage a entrepris de prouver que c’est de la Biscaye que sont venus les premiers découvreurs du Canada et de Terre-Neuve. Pour l’aider dans sa tâche, il a eu recours à trois géants de la plume, Faucher, Marmette et LeVasseur. À eux quatre, ils ont réussi à réimprimer certaines notes, que l’on peut trouver dans vingt histoires différentes, qui prouvent assez clairement que les Basques fréquentaient les côtes de Terre-Neuve et du Labrador longtemps avant l’arrivée de Jacques-Cartier dans le golfe Saint-Laurent. Tout le monde sait cela ; de plus, tout le monde — j’entends tout le monde qui étudie l’histoire — sait que, dès le dixième siècle, les Islandais et les Norvégiens fréquentaient ces mêmes parages. Donc, il est puéril de vouloir prouver que les Basques ont connu les côtes du Labrador et de Terre-Neuve avant Jacques-Cartier, car c’est chose admise ; de même qu’il est absurde de dire que les Basques ont été les premiers à découvrir le Canada, car rien, surtout rien dans l’écrit de notre quatuor, ne le prouve.

Voilà pour le fond, ou le manque de fond, si vous aimez mieux, de cette brochure ; examinons-en maintenant la forme.

D’abord, nous avons un avant-propos par M. le comte. Puisqu’il s’agit des Basques ou des Vasques, on ne sera pas surpris d’apprendre que Son Excellence a voulu écrire le français comme un Vasque espagnol. Elle a merveilleusement réussi. Voici un échantillon de son style.

« Il [M. Bouillet] ajoute aussi qu’on prouve au moyen d’arguments ; si par arguments il entend ce que j’entends moi-même, alors il est prouvé que les Basques ont été les premiers Européens connus de l’époque moderne qui aient fait des découvertes au Canada.

Oui-da ! Et si par hasard M. Bouillet n’entendait pas par le mot argument ce que M. le consul entend, — ce qui est fort possible — il ne serait pas prouvé que les Basques, etc. De sorte que la découverte du Canada par les Basques dépend de la signification qu’il faut donner au mot argument ! Singulière proposition, en vérité.

Le passage suivant m’a beaucoup amusé ; je le cite tel qu’on le trouve dans la brochure. « Il s’agit du mot « basque. » Basque (en Espagnol vasco ou vasgongado, basque euscaldunac) est le nom d’une population qui habite le sud de la France et le nord de l’Espagne. » Cette vérité de La Palisse, énoncée en gros caractères, me fait songer au temps où je feuilletais mon abécédaire. Évidemment, M. le comte s’imagine qu’il est appelé à nous enseigner les rudiments de l’histoire de son pays.

Mais voici quelque chose de plus grave :

« Au Canada, comme on pourra le voir dans la note ci-dessous, on commence à s’intéresser profondément à toutes ces questions historiques. » Et cette note n’est rien autre chose qu’un extrait du Canadian Spectator, du 12 avril 1879, qui avertit le public qu’il va poser des questions sur l’histoire du Canada. Et les travaux historiques de Garneau, de Ferland, de Christie, de Smith, de Hawkins, de Miles, de Laverdière, la publication des relations des jésuites et des œuvres de Champlain, les rééditions de Tross, etc., etc., ne, comptent pour rien, puisque c’est en 1879 qu’on commence à s’intéresser aux questions d’histoire. « Avec cela, dit M. le comte, je termine ma préface en insérant les écrits de mes amis, M. Faucher, M. Marmette et M. LeVasseur. » C’est-à-dire que la préface se termine ou se complète par l’insertion des études de messieurs Faucher, Marmotte et LeVasseur. Or, comme l’opuscule dont il s’agit ne renferme que ces trois écrits, plus les quelques mots de M. le consul, nous avons le curieux spectacle d’une brochure qui se compose exclusivement d’une préface ! C’est pour cela sans doute que cette production littéraire laisse tant à désirer.

« Qui a découvert Terre-Neuve et le Labrador ? » M. Faucher, qui se pose cette question, nous assure que ce sont les Basques, et il croit prouver sa thèse en nous démontrant que les habitants de la Biscaye faisaient la pêche sur nos côtes avant, les navigations de Christophe Colomb. Mais il oublie de nous parler des découvertes faites au commencement du onzième siècle par les Islandais. Il avait pourtant sous la main la preuve que ces hardis navigateurs du nord connaissaient, dès cette époque reculée, l’Île de Terre-Neuve qu’ils nommaient Helluland et une partie de la Nouvelle-Écosse, appelée Markland. En consultant l’histoire de M. l’abbé Ferland il y aurait trouvé, à l’appui de cette thèse, des preuves qui valent au moins les documents qu’il cite, d’après des auteurs français, pour établir que les Basques fréquentaient le golfe Saint-Laurent « avant la prise de possession de Jacques-Cartier. »

L’écrit de M. Faucher peut se résumer ainsi : Les Basques ont connu le Canada avant Jacques-Cartier, donc personne ne l’a connu avant eux. Ce raisonnement, on l’admettra, est tout à fait renversant. Pour prouver que je n’exagère en rien l’esprit logique de M. Faucher, je cite le passage suivant :

« Le Golfe Saint-Laurent était-il fréquenté avant la prise de possession de Jacques-Cartier ?

« Oui, cela est incontestable. Cartier écrivant, pendant qu’il est sur la côte du Labrador, à son premier voyage en 1534 rapporte Ceci : « Nous advisâmes une grande nave qui estait de Larochelle, laquelle avait la nuit passé outre le port de Brest aujourd’hui Old Fort où ils pensaient aller pour pescher. »

« Les gens de la Rochelle connaissaient donc depuis un temps immémorial les côtes du Labrador, ainsi que celles de Terreneuve, où les attiraient les avantages de la pêche à la morue ; mais ils n’étaient pas les seuls à exploiter ces parages de brumes, de richesses et de mystères. »

Voyez comme c’est puissamment raisonné : Jacques-Cartier voit en 1534 un navire de la Rochelle sur les côtes du Labrador, donc les gens de la Rochelle connaissaient ces côtes depuis temps immémorial, mais ils n’étaient pas les seuls à exploiter ces parages de brumes, de richesses et de mystères ! Pour un écrivain qui peut tirer de telles conclusions de semblables prémisses, la logique n’a pas de secrets ; il n’y a rien qu’il ne puisse prouver.

Nos historiens ne s’entendent pas du tout sur la manière dont la découverte du Canada s’est faite par les Basques. M. Faucher suppose qu’un navire basque a été entraîné jusqu’à Terre-Neuve par un courant maritime que le comte Premio-Real croit exister entre le golfe du Lion et le détroit de Belle-Isle. Ainsi ce serait un pur hasard qui aurait révélé aux Basques l’existence de ce continent, et la « gloire qui leur revient » serait assez mince.

« L’existence du courant basque-canadien, dit M. Faucher, une fois prouvée au monde savant, l’hypothèse du comte de Premio-Real devient irréfutable. » C’est là un bel échantillon de la nouvelle logique inventée par la société d’admiration mutuelle. En admettant l’existence de ce courant, l’hypothèse de M. le comte, loin d’être irréfutable, serait à peine acceptable, car les documents mêmes que cite M. Faucher prouvent que ce n’est pas le hasard qui a conduit les Basques vers le continent américain :

Les grands profits, et la facilité que les habitants de Capbreton près Bayonne et les Basques de Guienne ont trouvé à la pêcherie des baleines, ont servi de leurre et d’amorce à les rendre hasardeux à ce point que d’en faire la queste sur l’Océan, par les longitudes et les latitudes du monde. À cet effet ils ont cy-devant équippé des navires pour chercher le repaire de ces monstres. De sorte que suivant cette route, (ici je cite d’après Michel et non d’après M. Faucher qui tronque le document) ils ont découvert, cent ans avant les navigations de Christophe Colomb, le grand et petit banc de morue, les terres de Terre-neufve, etc.

De sorte que ce n’est pas le hasard mais l’amour du gain qrri a poussé les Basques vers l’occident. Du reste, le savantissime M. Marmette l’affirme en ces termes :

Les baleines, dont ils faisaient la pêche de temps immémorial, devenant de plus en plus rares sur la côte d’Espagne, les Basques se mirent à leur donner la chasse sur la haute mer. L’expérience ayant bientôt démontré que ce genre de cétacés se montrait de plus en plus nombreux, à mesure qu’on avançait dans l’ouest, ils poussèrent hardiment jusque sur les bancs de Terre-Neuve.

L’étude de M. Marmette, du reste, ne porte aucune nouvelle preuve à l’appui de la thèse que soutient M. le comte. On voit que les Basques ont été des premiers à fréquenter les côtes du Canada, voilà tout.

M. Marmette s’amuse à découvrir des ressemblances entre les noms donnés à certains endroits de Terre-Neuve et ceux que portent des villages de la Biscaye. Quelquefois ces étymologies sont affreusement tirées par les cheveux. « Ainsi, dit-il, le nom de Rognouse, serait celui d’un bourg désigné sous le nom d’Orrongne à une demi-lieue de Saint-Jean de Luz.» S’il faut si peu de ressemblance pour établir une étymologie, je serais parfaitement en droit de dire que Marmette vient de marmite, ou que Nazaire vient du mot hebreu nabal, qui signifie cruche.

Mais c’est en parlant, d’après un vieux mémoire, de l’étymologie du mot Canada, que M. Marmette est sublime : « Ils, (les Basques) découvrirent alors les côtes du Canada qu’ils nommèrent ainsi, sans doute, à cause du grand fleuve qu’ils voyaient s’enfoncer dans les terres, car ce mot veut dire canal ! ! » Je n’ai pas eu l’avantage de voir le Saint-Laurent à son embouchure, mais je l’ai vu à la Malbaie, et je ne crains pas d’affirmer que, même à cet endroit, il ne pourrait venir à l’idée de personne de le comparer à un canal.

J’ai toujours cru, d’après les géographes le plus en renom, que Saint-Malo, port d’où Jacques-Cartier fit voile pour aller à la découverte du Canada, était dans la Bretagne. Il paraît que ce n’es pas le cas, puisque M. Marmette nous assure que « c’est des bords de la Normandie que devaient s’élancer plus tard ces deux marins distingués qui allaient, l’un faire connaître à l’Europe l’existence du Canada, et l’autre jeter sur cette nouvelle terre le grain de sénévé de l’Évangile et de la civilisation. »

Mais la palme du ridicule revient incontestablement à M. Nabal ou Nazaire LeVasseur. Le titre et la première phrase seuls de son écrit nous font pouffer de rire. Transcrivons :

Oui, certainement les Basques !
Québec, 9 avril 1879.
Mon cher comte,

À propos de la conversation que nous avons eue hier sur quelques points de l’histoire du Canada, et entr’autres sur les découvertes des Basques dans le pays, il me semble de toute évidence que les Basques ont été les premiers, ou à peu près, qui aient visité le golfe Saint-Laurent, etc.

Cet à peu près, rapproché du titre « Oui, certainement les Basques » est d’un effet très comique. La phrase suivante est aussi à encadrer :

Je me vois obligé de mettre une sourdine au sentiment national, pour rendre justice à qui justice est due.

Comme me l’a fait remarquer un ami, on voit bien que M. LeVasseur joue le second violon dans le Septuor Haydn.

Mais ce qui est le plus triste dans cet écrit, ce n’est pas la sourdine mise au sentiment national, mais bien la sourdine que M. LeVasseur a mise à son intelligence et qui empêche son violon de rendre autre chose que des platitudes.

Le but de cet écrit, parsemé des mots mon cher comte, est de flatter M. le consul d’Espagne, puisque, à part un faible résumé des arguments déjà donnés par M. Faucher et répétés par M. Marmette, on n’y trouve guère que des éloges extravagants à l’adresse de M. le comte. Exemple : « Si, dit M. LeVasseur, le Canada s’occupe particulièrement des relations avec l’Espagne, n’en accusez que vos quatorze ou quinze heures de travail par jour, vos autres labeurs et l’estime dont vous jouissez. » 14 heures de travail par jour ! disons autant pour les autres labeurs ; cela fait une journée de 28 heures ! La brochure que je viens d’analyser a vingt-huit pages. En supposant que chaque page ait coûté une heure de travail, cela ferait juste l’équivalent d’une des journées si bien remplies de M. le consul.

En résumé, les auteurs de cette brochure nous donnent comme des découvertes historiques des choses connues depuis Lien longtemps, et affirment de plus que les Basques ont été les premiers à découvrir le Canada, ce qu’ils ne prouvent pas du tout. Après cela, que ces messieurs aient de l’esprit comme quatre, comme un seul, ou point du tout, c’est là une question que je laisse au lecteur de décider.