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Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre troisième/Section 7

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La Saint-Martin de l’année 1650 arriva. Le premier président et l’avocat général Talon exhortèrent la compagnie à demeurer tranquille, pour ne point donner avantage aux ennemis de l’État.

Deslandes-Payen, conseiller de la grand’chambre, dit qu’il avoit été chargé la veille, à neuf heures du soir, d’une requête de madame la princesse. On la lut. Elle concluoit à ce que les princes fussent amenés au Louvre ; qu’ils y fussent gardés par un officier de la maison du Roi ; que le procureur général fût mandé pour déclarer s’il avoit quelque chose à proposer contre leur innocence ; et que, faute de ce faire, il fût incessamment pourvu à leur liberté. Ce qui fut assez plaisant à l’égard de cette requête est qu’elle fut concertée l’avant-veille chez madame la palatine entre Croissy, Viole et moi, et qu’elle fut minutée la veille chez le premier président, qui disoit aux deux autres : « Voilà servir les princes dans les formes et en gens de bien, et non pas comme des factieux. » On mit le soir même sur la requête le soit montré : ce qui étoit de la forme. Elle fut renvoyée au parquet. L’on prit jour pour délibérer au mercredi d’après, qui étoit le 7 de décembre.

Ce jour-là, les chambres étant assemblées, Talon, avocat général qui avoit été mandé pour prendre ses conclusions sur la requête, dit que la veille la Reine avoit mandé les gens du Roi, pour leur ordonner de faire entendre à la compagnie que son intention étoit que le parlement ne prît aucune connaissance de la requête présentée par madame la princesse, parce que tout ce qui regardoit la prison des princes n’appartenoit qu’à l’autorité royale. Les conclusions de Talon, au nom du procureur général, furent que le parlement renvoyât par une députation la requête à la Reine, et la suppliât d’y avoir quelque égard. Talon n’eut pas achevé de parler, que Crespin, doyen de la grand’chambre, rapporta une autre requête de mademoiselle de Longueville, par laquelle elle demandoit la liberté de monsieur son père, et la permission de demeurer à Paris pour la solliciter.

Aussitôt que la requête, eut été lue, les huissiers vinrent avertir que Desroches capitaine des gardes de M. le prince, étoit à la porte, qui demandoit à la compagnie qu’il lui plût de le faire entrer pour lui présenter une lettre des trois princes. On lui donna audience. Il dit qu’un cavalier des troupes qui avoient conduit M. le prince au Havre-de-Grâce lui avoit apporté cette lettre elle fut lue. On y demandoit qu’on leur fît leur procès, ou qu’on leur donnât la liberté.

Le vendredi 9, le parlement s’étant assemblé pour délibérer Saintot, lieutenant des cérémonies, apporta à la compagnie une lettre de cachet, par laquelle le Roi ordonnoit de surseoir toutes délibérations jusqu’à ce qu’on eût député vers lui pour apprendre ses volontés.

On députa dès l’après-dînée. La Reine reçut les députés dans le lit, où elle leur dit qu’elle se portoit fort mal. Le garde des sceaux ajouta que l’intention du Roi étoit que le parlement ne s’assemblât, pour quelque affaire que ce pût être, avant que la santé de la Reine sa mère ne fût un peu rétablie, afin qu’elle pût elle-même travailler avec plus d’application à tout ce qui seroit de leur satisfaction.

Le 10, le parlement résolut de ne donner de délai que jusqu’au 14 ; et ce fut ce jour-là que Crespin, doyen du parlement, ne sachant quel avis prendre, porta celui de demander à M. l’archevêque une procession générale, pour demander à Dieu la grâce de n’en point prendre que de bons.

Le 14, on eut une lettre de cachet pour empêcher qu’on ne délibérât. Elle portoit que la Reine donneroit satisfaction au plus tôt sur l’affaire de messieurs les princes. On n’eut aucun égard à cette lettre de cachet. Le Nain, conseiller de la grand’chambre, fut d’avis d’inviter M. le duc d’Orléans de venir prendre sa place ; et la chose passa au plus de voix. Vous jugez, par tout ce que vous avez vu ci-devant, qu’il n’étoit pas encore temps que Monsieur parût. Il répondit aux députés qu’il ne se trouveroit point à l’assemblée ; qu’on y faisoit trop de bruit ; que ce n’étoit plus qu’une cohue ; qu’il ne concevoit pas ce que le parlement prétendoit ; qu’il étoit inouï qu’il eût pris connoissance de semblables affaires ; qu’il n’y avoit qu’à renvoyer les requêtes à la Reine. Remarquez que cette réponse, qui avoit été résolue chez la palatine, parut, par l’adresse de Monsieur, lui avoir été inspirée par la cour. Il ne répondit à Doujat et à Ménardeau[1], qui lui avoient été députés, qu’après en avoir conféré avec la Reine, à qui il tourna son absence du parlement d’une manière si délicate, qu’il se la fit demander. Ce qu’il dit aux députés acheva de confirmer la cour dans l’opinion que le maréchal de Gramont voyoit clair dans ses véritables intentions et le premier président en fut encore plus persuadé que les frondeurs demeuroient les dupes de l’intrigue. Comme il ne l’étoit pas lui-même du Mazarin à beaucoup près tant que le maréchal de Gramont, il n’étoit pas fâché que le parlement lui donnât des coups d’éperons et quoiqu’il fît toujours semblant de les rabattre de temps en temps, il n’étoit pas difficile à connoître quelquefois par lui-même et toujours par ceux qui dépendoient de lui dans la compagnie, qu’il vouloit la liberté des princes, quoiqu’il ne la voulût pas par la guerre.

Le 15, on continua la délibération.

Le 17, de même, avec cette différence que Deslandes-Payen, rapporteur de la requête de messieurs les princes, ayant été interrogé par le premier président s’il n’avoit rien à ajouter à son avis, qu’il avoit porté dès le 14 et répété dès le 15, y ajouta que si la compagnie jugeait à propos de joindre, aux remontrances qu’il feroit de vive voix et par écrit pour la liberté des princes, une plainte en forme contre la conduite du cardinal Mazarin ; il ne s’en éloigneroit pas. Broussel opina encore plus fortement contre lui. Je ne sais pas la raison pour laquelle le premier président s’attira, même contre les formes, cette répétition d’avis du rapporteur ; mais je sais bien qu’on ne lui en voulut pas de mal au Palais-Royal, et d’autant plus que le cardinal fut nommé dans cette répétition.

Le 18, la nouvelle arriva que le maréchal Du Plessis avoit gagné une grande bataille[2] contre M. de Turenne ; que le dernier, qui venoit au secours de Rethel, et qui l’avoit trouvé déjà rendu au maréchal Du Plessis par Delliponti, qui y commandoit la garnison espagnole, s’étant voulu retirer, avoit été forcé de combattre dans la plaine de Saumepuis ; qu’il s’étoit sauvé à toute peine lui cinquième, après y avoir fait des merveilles ; qu’il y avoit eu plus de deux mille hommes tués sur la place, du nombre desquels étoit un des frères de l’électeur palatin, et six colonels, et près de quatre mille prisonniers, entre lesquels étoit don Estevan de Gamarre, la seconde personne de l’armée ; Boutteville, qui est aujourd’hui M. de Luxembourg ; le comte de Bossu, le comte de Quintin-Haucourt, Sensy, le chevalier de Jarzé, et tous les colonels. On ajoutoit que l’on avoit pris vingt drapeaux et quatre-vingt-quatre étendards. Vous ne doutez pas de la consternation du parti des princes. Je n’eus toute la nuit chez moi que des pleurs et des désespérés. Je trouvai Monsieur atterré.

Le 19, j’allai au Palais, où les chambres se devoient assembler. Le peuple me parut, dans les rues, morne, abattu et effrayé. Je connus dans ce moment combien le premier président étoit bien intentionné pour les princes : car M. de Rhodes, grand maître des cérémonies, étant venu commander au parlement, de la part du Roi, de se trouver le lendemain à Notre-Dame au Te Deum de la victoire, le premier président se servit naturellement de cette occasion pour faire qu’il n’y eût que peu de gens qui opinassent dans un temps où il voyoit bien que personne n’opineroit apparemment que foiblement. Il n’y eut en effet que quinze ou seize conseillers qui parlassent. Le premier président ayant trouvé moyen de consumer le temps, ils allèrent pour la plupart aux remontrances pour la liberté des princes, mais simplement, timidement, sans chaleur, et sans parler contre le Mazarin. Il n’y eut que Menardeau-Champré qui le nomma, mais avec des éloges, en lui donnant tout l’honneur de la bataille de Rethel, et disant, comme il étoit vrai, qu’il avoit forcé le maréchal Du Plessis à la donner. Il avança encore que la compagnie ne pouvoit mieux faire que de supplier la Reine de remettre les princes à la garde de ce bon et sage ministre, qui en auroit le même soin qu’il avoit eu jusque là de l’État. Ce qui me surprit, c’est que cet homme non-seulement ne fut pas sifflé dans l’assemblée des chambres, mais que même en passant dans la salle où il y avoit une foule innombrable de peuple, il ne s’éleva pas une voix contre lui. Cette circonstance, qui me fit voir le fond de l’abattement du peuple, jointe à tout ce qui me parut l’après-dînée dans la vieille et dans la nouvelle Fronde (celle-ci étoit le parti des princes), me fit prendre la résolution de me déclarer le lendemain pour relever les courages. Le tempérament que j’y apportai fut de laisser dans mon avis, qui paraîtrait favorable à messieurs les princes, une porte, laquelle le Mazarin et le premier président pussent croire que je me tinsse ouverte à dessein pour ne pas m’engager à les servir en particulier pour leur liberté. Je connoissois le premier président pour un homme tout d’une pièce ; et les gens de ce caractère ne manquent jamais de gober avec avidité toutes les apparences qui les confirment dans la première impression qu’ils ont prise. Je connoissois le cardinal pour un esprit qui n’eût pu s’empêcher de croire qu’il n’y eût eu une porte de derrière partout où il y avoit de la place pour la mettre. C’est presque jeu sûr, avec les hommes de cette espèce, de leur faire croire que l’on veut tromper ceux que l’on veut servir. Je me résolus, sur ce fondement, d’opiner le lendemain fortement contre les désordres de l’État, et de prendre mon thème sur ce que Dieu ayant béni les armes du Roi, et éloigné les ennemis de la frontière par la victoire de M. le maréchal Du Plessis, nous donnoit moyen de penser sérieusement aux maladies internes, qui sont les plus dangereuses. À quoi je fis dessein d’ajouter que je me croyois obligé d’ouvrir la bouche sur l’oppression des peuples, dans un moment où la plainte ne pouvoit plus donner d’avantage aux Espagnols, atterrés par la dernière défaite que l’une des ressources de l’État étoit la conservation des membres de la maison royale ; que je ne pouvois voir qu’avec une extrême douleur messieurs les princes dans un air aussi mauvais que celui du Havre ; et que je croyois que l’on devoit faire de très-humbles remontrances au Roi pour les en tirer, et pour les mettre en lieu où il n’y eût au moins rien à craindre pour leur santé. Je ne crus pas devoir nommer le Mazarin, afin de lui donner lieu à lui-même et au premier président de croire que ce ménagement pourroit être l’effet de quelque arrière-pensée que j’avois peut-être de me raccommoder avec lui plus facilement, après avoir ameuté et échauffé contre lui le parti de messieurs les princes, par une dernière déclaration qui, n’étant point pour la liberté, ne m’engageoit à rien dans les suites. Je communiquai cette pensée à madame de Lesdiguières, à madame la palatine, à madame de Chevreuse, à Viole, à Arnauld, à Croissy, au président de Bellièvre et à Caumartin. Il n’y eut que le dernier qui l’approuva, tout le monde disant qu’il falloit laisser remettre les esprits, qui ne se fussent jamais remis. Je l’emportai enfin par mon opiniâtreté ; mais je connus que si je ne réussissois pas, je serois désavoué par quelqu’un et blâmé par tous. Le coup étoit si nécessaire, que je crus en devoir prendre le hasard.

Le 20, je le pris : je parlai comme je viens de vous le dire. Tout le monde reprit cœur ; on conclut que tout n’étoit pas perdu. Le premier président donna dans ce dont je m’étois flatté, et dit au président Le Coigneux, au lever de l’assemblée, que mon avis avoit été fort artificieux ; mais qu’on voyoit au travers mon animosité contre les princes. Le président de Mesmes, seul et unique, ne donna pas dans le panneau. Il jugea que je m’étois raccommodé avec messieurs les princes, et il s’en affligea à un point qu’il y a des gens qui ont cru que sa douleur contribua à sa mort, qui arriva aussitôt après. Il y eut fort peu de gens, qui opinassent ce jour-là parce qu’il fallut aller au Te Deum ; mais on vit l’air des esprits et des visages sensiblement changé. La salle du Palais, instruite par ceux qui étoient dans les lanternes, rentra dans sa première ferveur elle retentit des acclamations accoutumées quand nous sortîmes, et j’eus ce jour-là trois cents carrosses chez moi.

Le 22, on continua la délibération, et on s’aperçut de plus en plus que le parlement ne suivrait pas le char de triomphe du Mazarin. Son imprudence, d’avoir hasardé tout le royaume dans la dernière bataille, y fut relevée de toutes les couleurs que l’on put croire capables de ternir celles de sa victoire.

Le 30 couronna l’œuvre : il produisit l’arrêt par lequel il fut ordonné que très-humbles remontrances seroient faites à la Reine pour demander la liberté des princes, et le séjour de mademoiselle de Longueville à Paris.

Il fut aussi arrêté de députer un président et deux conseillers au duc d’Orléans, pour le prier d’employer son autorité pour le même effet.

Il ne seroit pas juste que j’oubliasse en ce lieu l’original de la fameuse chanson : Il y a trois points dans cette affaire[3], etc.

J’avois recordé jusqu’à deux heures après minuit M. de Beaufort chez madame de Montbazon, pour le faire parler au moins un peu juste dans une occasion aussi délicate. J’y réussis, comme vous voyez, par la chanson, qui, dans la vérité, est rendue en vers mot à mot de la prose. Admirez la force de l’imagination Le vieux Machaut ; doyen du conseil, qui n’étoit rien moins qu’un sot, me dit à l’oreille, en entendant cet avis « On, voit bien que cela n’est pas de son cru. » Et ce qui est encore plus merveilleux est que les gens de la cour y entendirent finesse. Quand je demandai à M. de Beaufort pourquoi il avoit parlé dans son avis de M. le duc d’Orléans, qui ne pouvoit opiner parce qu’il n’étoit pas présent, il me répondit qu’il l’avoit fait pour embarrasser le premier président. Cette repartie vaut la chanson.

Les gens du Roi ayant demandé audience pour les remontrances, la Reine les remit à la huitaine, sous prétexte des remèdes qui lui avoient été ordonné par les médecins. Monsieur répondit d’une manière ambiguë au président de Novion, qui lui avoit été député. Les remèdes de la Reine durèrent huit ou dix jours plus qu’elle n’avoit cru, ou plutôt qu’elle n’avoit dit et les remontrances du parlement ne se firent que le 20 janvier 1651. Elles furent fortes, et le premier président n’oublia rien de ce qui les pouvoit rendre efficaces.

Le 21, il en fit sa relation ; c’est-à-dire il la voulut faire car il en fùt empêché par un bruit confus qui s’éleva tout d’un coup des bancs des enquêtes, pour l’obliger à remettre cette relation, dans laquelle il ne s’agissoit que de la liberté des deux princes du sang, et du repos ou du bouleversement de l’État ; et pour délibérer sur une entreprise qu’on prétendoit que le garde des sceaux avoit faite sur la juridiction du parlement en la personne d’un secrétaire du Roi. Cette bagatelle tint toute la matinée, et obligea le premier président à ne faire la relation que le 28. Il la finit, en disant que la Reine avoit répondu qu’elle feroit réponse dans peu de jours.

[1651] Nous fûmes avertis en ce temps-là que le cardinal, qui n’étoit revenu à Paris[4] après la bataille de Rethel, que parce qu’il ne douta point qu’il ne dût atterrer tous ses ennemis ; nous fûmes, dis-je, avertis que, se voyant déchu de cette espérance, il pensoit à en faire sortir le Roi ; et nous sûmes même que Beloi qui étoit à lui, quoique domestique de Monsieur, qui dans le fond ne vouloit point de guerre civile, suivroit certainement la cour. Madame de Frenoi dit à Fremont, à qui elle ne se cachoit pas parce qu’il lui prêtoit de l’argent, que son mari, qui étoit à Madame et en cabale avec Beloi, étoit de ce sentiment, et qu’il ne l’avoit pas pris sans fondement. Nous ne la croyions pas bien informée ; mais comme on ne pouvoit jamais pleinement s’assurer de l’esprit de Monsieur, et que d’ailleurs nous considérions que le parlement étoit si engagé à la liberté de messieurs les princes, et que le premier président s’étoit même si hautement déclaré, qu’il n’y avoit plus lieu de craindre qu’ils pussent ni l’un ni l’autre faire le pas en arrière, nous crûmes qu’il n’y avoit plus de péril que Monsieur s’ouvrît, ou du moins que le peu de péril qui y restoit ne pouvoit pas contrepeser la nécessité que nous trouvions à engager Monsieur lui-même. Car, supposé que le Roi sortît de Paris, nous étions très-assurés que Monsieur ne le suivroit pas, s’il avoit rompu publiquement avec le cardinal ; au lieu que nous ne nous en pourrions répondre si la cour prenoit cette résolution dans le temps qu’il y gardoit encore des mesures. Nous nous servîmes de cette disparate du parlement, dont je viens de vous parler à propos d’un secrétaire du Roi, pour faire appréhender à Monsieur que cet exemple n’instruisît la cour, et ne lui donnât la pensée de faire de ces sortes de diversions, dont elle avoit mille moyens dans les conjonctures où les momens étoient précieux, et où il ne falloit qu’un instant pour déconcerter les plus sages résolutions du monde. Nous employâmes deux ou trois jours à persuader Monsieur que le temps de dissimuler étoit passé. Il le connoissoit, et il le sentoit comme nous ; mais les esprits irrésolus ne suivent jamais ni leurs vues ni leurs sentimens, tant qu’il leur reste une excuse de ne se pas déterminer. Celle qu’il nous alléguoit étoit que s’il se déclaroit, le Roi sortiroit de Paris, et qu’ainsi nous ferions la guerre civile. Nous lui répondîmes qu’il ne tenoit qu’à lui, étant lieutenant général de l’État, de faire que le Roi ne sortît pas de Paris, et que la Reine ne pouvoit pas refuser, dans une minorité, les assurances qu’on lui demanderoit sur cela. Monsieur levoit les épaules : il remettoit du matin à l’après-dînée, et de l’après-dînée au soir. L’un des plus grands embarras que l’on ait auprès des princes, c’est que l’on est souvent obligé, par la considération de leur propre service, de leur donner des conseils dont on ne peut dire la véritable raison. Celle qui nous faisoit parler étoit le doute ou plutôt la connoissance que nous avions de sa foiblesse, et c’étoit justement celle que nous n’osions dire. De bonne fortune pour nous, celui contre lequel nous agissions eut encore plus d’imprudence que celui pour lequel nous agissions n’eut de foiblesse : car justement, trois ou quatre jours avant que la Reine répondît aux remontrances du parlement, il dit à Monsieur des choses assez fortes devant la Reine, sur la confiance qu’il avoit en moi. Le propre jour de la réponse, qui fut le dernier jour de janvier, il haussa de ton. Il parla à Monsieur, dans la petite chambre grise de la Reine, du parlement, de M. de Beaufort est de moi, comme de la chambre basse de Londres, de Fairfax et de Cromwell. Il s’emporta jusqu’à l’exclamation en s’adressant au Roi. Il fit peur à Monsieur, qui fut si aise d’être hors du Palais-Royal sain et sauf, qu’en montant en carrosse il dit à Jouy, qui étoit lui, qu’il ne se remettroit jamais entre les mains de cette enragée furie. Il appeloit ainsi la Reine, parce qu’elle avoit renchéri sur ce que le cardinal avoit dit au Roi. Jouy, qui étoit de mes amis, m’avertit de la disposition de Monsieur, et je ne la laissai point refroidir. Nous nous joignîmes, M. de Beaufort et moi, pour l’obliger de se déclarer dès le lendemain au parlement. Nous lui fîmes voir qu’après ce qui s’étoit passé il n’y avoit plus de sûreté pour lui dans le tempérament et que si le Roi sortoit de Paris, nous tomberions dans une guerre civile, où il demeureroit apparemment seul avec Paris, parce que le cardinal qui tenoit les princes entre ses mains feroit ses conditions avec eux. Qu’il savoit mieux que personne que nous l’avions plutôt retenu qu’échauffé, tant que nous avions cru pouvoir amuser le cardinal Mazarin mais que la chose étant dans sa maturité, nous le tromperions et nous serions des serviteurs inutiles, si nous ne lui disions qu’il n’y avoit plus de temps à perdre, à moins qu’il ne se résolût lui-même à perdre toute confiance dans le parti des princes, qui commençoient à se défier de son inaction ; qu’il falloit que le cardinal fût le plus aveugle de tous les hommes, pour n’avoir pas pris ces instans, pour négocier avec eux et pour se donner le mérite de leur liberté, qui paroissoit par l’événement avoir été appréhendée par Monsieur ; que tout ce qui avoit été fait et dit par les frondeurs ne passeroit en ce cas que pour un artifice ; que nous ne doutions point que la cour ne fût sur le point de prendre ce parti que ce qu’elle venoit de répondre au parlement en étoit une marque assurée, parce qu’elle lui promettoit la liberté de messieurs les princes aussitôt après que leur parti seroit désarmé ; que sa réponse étoit captieuse, mais qu’elle étoit fixe ; qu’elle engageoit nécessairement, et sans qu’il y eût même prétexte de s’en défendre, à une négociation avec le parti des princes, que le cardinal éluderoit facilement si Monsieur ne la pressoit pas, ou qu’il tourneroit contre Monsieur même si Monsieur ne la pressoit qu’à demi ; qu’il seroit également honteux et périlleux à Son Altesse Royale ou de laisser les princes dans les fers après avoir traité avec eux, ou de laisser les moyens au cardinal de leur faire croire qu’il auroit été le véritable auteur de leur liberté qu’il ne s’agissoit de rien moins dans le délai que de ces deux inconvéniens que l’assemblée du lendemain en décideroit peut-être, parce que la décision, dépendoit de la manière dont le parlement prendroit la réponse de la Reine ; que cette manière n’étoit point problématique si Monsieur y vouloit paroître, parce que sa présence assureroit la liberté des princes, et lui en donneroit l’honneur.

Nous fûmes, depuis huit heures jusqu’à minuit sonné, à haranguer Monsieur sur ce ton ; et Madame, que nous avions fait avertir par le vicomte d’Autel[5], capitaine des gardes de Monsieur ; fit des efforts inconcevables pour le persuader. Il ne fut pas en son pouvoir : elle s’emporta, et lui parla même avec aigreur ce qu’elle n’avoit jamais fait, à ce qu’elle nous dit ; et comme il éleva sa voix, en disant que s’il alloit au Palais se déclarer contre la cour le cardinal emmeneroit le Roi, elle se mit à crier de son côté : « Qui êtes-vous, monsieur ? n’êtes-vous pas lieutenant général de l’État ? ne commandez-vous pas les armées ? n’êtes-vous pas maître du peuple ? Je réponds que moi seule je l’en empêcherai. » Monsieur demeura ferme ; et ce que nous en pûmes tirer fut que je dirois le lendemain en son nom et de sa part, dans le parlement ce que nous désirions qu’il y allât dire lui-même. En un mot, il voulut que j’éprouvasse l’aventure, qu’il tenoit fort incertaine, parce qu’il cxoÿoit que le parlement n’auroit rien à dire contre la réponse de la Reine ; et son raisonnement étoit qu’il auroit l’honneur et le fruit de ma proposition si elle réussissoit ; et que si le parlement se contentoit de la réponse de la Reine, il en seroit quitte pour expliquer ce que j’avois dit, c’est-à-dire pour me désavouer un peu honnêtement. Je connus très-bien son intention ; mais elle ne me fit pas balancer, car il y alloit du tout ; et si je n’eusse porté, comme je fis le lendemain, sa déclaration, je suis encore persuadé que le cardinal auroit éludé pour très long-temps la liberté de messieurs les princes, et que la fin en seroit devenue une négociation avec eux contre Monsieur. Madame, qui vit que je m’exposois pour le bien public, eut pitié de moi. Elle fit tout ce qu’elle put pour faire que Monsieur me commandât de dire au parlement ce que la cardinal avoit dit au Roi touchant la chambre basse de Londres, Fairfax et Cromwell. Elle crut que ce discours, rapporté au nom de Monsieur, l’engageroit encore davantage. Elle avoit raison. Il me le défendit expressément, et, à mon avis, par la même considération : ce qui me fit encore plus juger qu’il attendoit l’événement. Je courus tout le reste de la nuit pour avertir que l’on grondât dans le parlement au commencement de la séance contre la réponse de la Reine, qui étoit véritablement spécieuse, et qui portoit que bien qu’il n’appartînt pas au parlement de, prendre connoissance de cette affaire, la Reine vouloit bien, par un excès de bonté, avoir égard à ses supplications, et donner la liberté à messieurs les princes. Elle contenoit de plus une promesse positive d’abolition contre tous ceux qui avoient pris les armes. Il n’y avoit pour tout cela que quelques petites conditions préliminaires. C’étoit que M. de Turenne posât les armes ; que madame de Longueville renonçât à son traité avec l’Espagne, et que Stenay et Mouzon fussent évacués. J’ai su depuis que cette réponse avoit été insinuée au Mazarin par le garde des sceaux. Il est constant qu’elle éblouit le premier président, qui la vouloit faire passer pour bonne au parlement le dernier de janvier, qui est le jour auquel il fit la relation de ce qui s’étoit passé la veille au Palais-Royal ; que le maréchal de Gramont, qui la croyoit telle, l’avoit si bien déguisée à Monsieur, qu’il ne pouvoit se persuader qu’elle se pût seulement contrarier ; que le parlement y donna, le même jour que je viens de marquer, presque aussi à l’aveugle que le premier président.

Il n’est pas moins constant que le mercredi premier de février, tout le monde revint de cette illusion, et s’étonna de soi-même. Les enquêtes commencèrent par un murmure sourd. On demanda après cela au premier président si la déclaration étoit expédiée et comme il eut répondu que le garde des sceaux avoit demandé un jour ou deux pour la dresser, Viole dit que la réponse que l’on avoit faite au parlement n’étoit qu’un panneau qu’on avoit tendu à la compagnie pour l’amuser ; qu’avant qu’on pût avoir celle de madame de Longueville et de M. de Turenne, le terme que l’on disoit être pris pour le sacre du Roi, et fixé au 12 de mars, seroit échu ; que la cour étant hors de Paris, on se moqueroit du parlement. Les deux Frondes s’élevèrent à ce discours ; et quand je les vis bien échauffées, je fis signe de mon bonnet, et je dis que Monsieur m’avoit commandé d’assurer la compagnie que la considération qu’il avoit pour ses sentimens l’ayant confirmé dans ceux qu’il avoit toujours eus naturellement pour messieurs ses cousins, il étoit résolu de concourir avec elle pour leur liberté et d’y contribuer en tout ce qui seroit en son pouvoir. Vous ne sauriez concevoir l’effet de ces trente ou quarante paroles : il me surprit moi-même. Les plus sages me parurent aussi fous que le peuple, et le peuple me parut plus fou que jamais. Les acclamations passèrent tout ce que vous vous en pouvez figurer. Il n’en falloit pas moins pour rassurer Monsieur, qui « avoit accouché de projets toute la nuit bien plus douloureusement, me dit Madame le matin, que je n’ai jamais accouché de tous mes enfans. » Je le trouvai dans la galerie, accompagné de trente ou quarante conseillers qui l’accabloient de louanges. Il les prenoit tous à part les uns après les autres, pour s’informer et se bien assurer du succès et à chaque éclaircissement qu’il en tiroit il diminuoit le bon traitement qu’il avoit fait à M. d’Elbœuf, qui depuis la paix de Paris s’étoit livré corps et ame à M. le cardinal, et qui étoit un de ses négociateurs auprès de Monsieur. Quand il se fut tout-à-fait éclairci de l’applaudissement que sa déclaration avoit eu, il m’embrassa cinq ou six fois devant tout le monde ; et Le Tellier lui étant venu demander, de la part de la Reine, s’il avouoit ce que j’avois dit de sa part au parlement : « Oui, lui répondit-il, je l’avoue, et je l’avouerai toujours, de tout ce qu’il fera ou qu’il dira pour moi. » Nous crûmes qu’après une aussi grande déclaration que celle-là, Monsieur ne feroit aucune difficulté de prendre ses précautions pour empêcher que le cardinal n’enlevât le Roi ; et Madame lui proposa de faire garder les portes de la ville, sous prétexte de quelque tumulte populaire. Il ne fut pas en son pouvoir de le lui persuader et il faisoit scrupule, disoit-il, de tenir son roi prisonnier.

Comme ceux du parti de messieurs les princes l’en pressoient, extrêmement, en lui disant que de là dépendoit leur liberté, il leur dit qu’il alloit faire une action qui leveroit la défiance qu’ils témoignoient avoir de lui. Il envoya querir sur-le-champ le garde des sceaux, le maréchal de Villeroy et Le Tellier. Il leur commanda de dire à la Reine qu’il n’iroit jamais au Palais-Royal tant que le cardinal y seroit, et qu’il ne pouvoit plus traiter avec un homme, qui perdoit l’État. Il se tourna ensuite vers le maréchal de Villeroy. « Je vous charge, dit-il, de la personne du Roi vous m’en répondrez. » J’appris cette bielle expédition un quart-d’heure après, et j’en fus très-fâché, parce que je la considérai comme le moyen le plus propre pour faire sortir le Roi de paris et c’étoit uniquement ce que nous craignions. Je n’ai jamais pu savoir ce qui obligea le cardinal à s’y tenir après cet éclat. Il faut que la tête lui ait alors tout-à-fait tourné et Servien, à qui je l’ai demandé depuis en convenoit. Il me disoit que le cardinal, ces douze ou quinze jours, n’étoit plus un homme. Cette scène se passa au palais d’Orléans le 2 février.

Le 3, il y en eut une autre au parlement. Monsieur, qui ne gardoit plus de mesures avec Mazarin, et qui se résolut de le pousser personnellement, et même de le chasser, me commanda de donner part à la compagnie en son nom, de la comparaison du parlement à la chambre basse de Londres, et de quelques particuliers à Fairfax et à Cromwell. Je l’alléguai comme la cause de l’éclat que Monsieur avoit fait la veille, et je l’embellis de toutes ses couleurs. Je puis dire, sans exagération, qu’il n’y a jamais eu plus de feu en lieu du monde qu’il y en eut dans les esprits en cet instant. Il y eut des avis à décréter contre le cardinal un ajournement personnel : il y en eut à le mander à l’heure même pour rendre compte de son administration. Les plus doux proposèrent de faire de très-humbles remontrances à la Reine pour demander son éloignement. Vous ne doutez pas de l’abattement du Palais-Royal à ce coup de foudre. La Reine envoya prier Monsieur d’agréer qu’elle lui menât M. le cardinal. Il répondit qu’il appréhendoit qu’il n’y eût point de sûreté pour lui. Elle offrit de venir seule au palais d’Orléans : il s’en excusa avec respect, mais il s’en excusa. Il envoya, une heure après, faire défense aux maréchaux de France de reconnoître d’autres ordres que les siens, comme lieutenant général de l’État ; et au prévôt des marchands de ne faire prendre les armes que sous son autorité. Vous vous étonnerez sans doute de ce qu’après ces pas l’on ne fit pas celui de s’assurer des portes de Paris, pour empêcher la sortie du Roi. Madame, qui trembloit de peur de cette sortie, redoubla tous les jours ses efforts mais ils ne servirent qu’à faire voir qu’un homme, foible de son naturel, n’est jamais fort en tout.

Le 4, Monsieur vint au Palais, et il assura la compagnie d’une correspondance parfaite pour travailler ensemble au bien de l’État, à la liberté des princes, et à l’éloignement du cardinal. Comme Monsieur acheva de parler, les gens du Roi qui entrèrent dirent que M. de Rhodes, grand maître des cérémenies, demandoit à présenter une lettre de cachet du Roi. On balança un peu à lui donner audience, sur ce que Monsieur dit qu’étant lieutenant général de l’État, il ne croyoit pas que, dans une minorité, l’on pût faire écrire le Roi au parlement sans sa participation. Cependant, comme il ajouta qu’il étoit du sentiment de la recevoir, l’on fit entrer M. de Rhodes. On lut la lettre : elle portoit ordre de séparer l’assemblée d’aller par députés, au plus grand nombre qu’il se pourroit, au Palais-Royal, pour y entendre les volontés du Roi. On résolut, d’obéir, et d’y envoyer sur l’heure même des députés, mais de ne point désemparer, et d’attendre dans la grand’chambre les députés. Je reçus, comme on se levoit pour aller auprès du feu, un billet de madame de Lesdiguières, qui me mandoit que la veille Servien avoit concerté avec le garde des sceaux et avec le premier président la pièce qui s’alloit jouer ; qu’elle n’en avoit pu découvrir le détail, mais que la pièce étoit contre moi. Je dis à Monsieur ce que je venois d’apprendre. Il me répondit qu’il n’en doutoit point à l’égard du premier président ; qui ne vouloit la liberté de messieurs les princes que par la coup mais que si le vieux Pantalon (il appeloit ainsi le garde des sceaux de Château-neuf, parce qu’il avoit toujours une jaquette fort courte et un petit chapeau) étoit capable de cette folie et de cette perfidie tout ensemble, il méritoit d’être pendu de l’autre côté du Mazarin. Il le méritoit donc, car il avoit été l’auteur de la comédie que vous allez voir.

Aussitôt que les députés furent arrivés au Palais-Royal, M. le premier président dit à la Reine que le parlement étoit sensiblement affligé de voir que, nonobstant les paroles qu’il avoit plu à Sa Majesté de donner pour la liberté de messieurs les princes, l’on n’avoit point reçu la déclaration que tout le public attendoit de sa bonté et de sa promesse. La Reine répondit que le maréchal de Gramont étoit parti pour faire sortir de prison messieurs les princes, en prenant d’eux les sûretés nécessaires pour l’État (je vous parlerai tantôt de ce voyage) ; que ce n’étoit pas sur ce sujet qu’elle les avoit mandés, mais sur un autre qui leur seroit expliqué par le garde des sceaux. Il fit semblant de l’expliquer : mais il-parla si bas, sous prétexte d’un rhume, que personne ne l’entendit, pour avoir lieu, à mon avis, de donner par écrit un sanglant manifeste contre moi, que M. Du Plessis eut bien de la peine à lire ; mais la Reine le soulageoit en disant de temps en temps ce qui étoit sur le papier. En voici le contenu « Tous les rapports que le coadjuteur a faits au parlement sont faux, et controuvés par lui (Il en a menti ! voilà la seule parole que la Reine ajouta à l’écrit) : c’est un méchant et dangereux esprit, qui donne de pernicieux conseils à Monsieur. Il veut perdre l’État parce qu’on lui a refusé le chapeau et il s’est vanté publiquement qu’il mettra le feu aux quatre coins du royaume, et qu’il se tiendra auprès avec cent mille hommes qui lui sont engagés, pour casser la tête à ceux qui se présenteront pour l’éteindre. » L’expression étoit un peu forte, et je vous assure que je n’avois rien dit qui en approchât mais elle étoit assez propre pour grossir la nuée qu’on vouloit faire fondre sur moi, en la détournant de dessus la tête du Mazarin. On voit le parlement assemblé pour donner arrêt en faveur de messieurs les princes on voit Monsieur dans la grand’chambre déclaré personnellement contre le Mazarin et l’on s’imagine que la diversion, qui étoit nécessaire, se rendroit possible par une nouveauté aussi surprenante que seroit celle qui mettroit en quelque façon le coadjuteur sur la sellette, en l’exposant, sans que le parlement eût aucun lieu de se plaindre de la forme, à tous les brocards qu’il plairoit au moindre de la compagnie de lui donner. On n’oublia rien de tout ce qui pouvoit inspirer du respect pour l’attaque, et de tout ce qui pouvoit affoiblir la défense. L’écrit fut signé des quatre secrétaires d’État ; et afin d’avoir plus de lieu de pouvoir rendre inutile tout d’un coup ce que je dirois apparemment pour ma justification, l’on fit suivre de fort près les députés par M. le comte de Brienne, avec ordre de prier Monsieur de vouloir bien aller conférer avec la Reine, touchant le peu qui restoit pour consommer l’affaire de messieurs les princes. Vous verrez, par les suites, que le garde des sceaux de Châteauneuf avoit inventé cet expédient, dans lequel il avoit deux fins : l’une étoit d’éloigner par de nouveaux incidens la délibération qui alloit directement à la liberté des princes ; l’autre, de tirer de la cour une déclaration si publique contre mon cardinalat, que la dignité même de la parole royale se trouvât engagée à mon exclusion. Voilà l’intérêt du garde des sceaux. Servien, qui porta cette proposition au premier président, fut reçu à bras ouverts, parce que le premier président, qui ne vouloit point que M. le prince se trouvât uni avec Monsieur et avec les frondeurs en sortant de prison, ne cherchoit qu’une occasion pour remettre sa liberté, qu’il tenoit infaillible de toutes les façons, à une conjoncture où il ne leur en eût pas l’obligation aussi pure et aussi entière qu’il la leur auroit en celle-ci. Menardeau, à qui le dessein fut communiqué, poussa plus loin ses espérances et celles de la cour ; car M. de Lyonne m’a dit depuis qu’il promit qu’il ouvriroit l’avis de donner, sur une plainte aussi authentique, commission au procureur général d’informer contre moi ce qui, ajouta-t-il, sera d’une grande utilité, soit en décréditant le coadjuteur par une procédure qui le mettra in reatu, ou en changeant la carte à l’égard du cardinal.

Les députés revinrent entre onze heures et midi au Palais, où Monsieur avoit mangé un morceau à la buvette afin de pouvoir achever la délibération ce jour-là. Le premier président affecta de commencer sa relation par la lecture de l’écrit qui lui avoit été donné contre moi. Il crut qu’il surprendroit ainsi les esprits. Effectivement il réussit au moins en ce point, et la surprise parut dans tous les visages. Quoique je fusse averti, je ne l’étois pas du détail, et j’avoue que la forme de la machine, ne m’étoit pas venue dans l’esprit. Dès que je la vis, j’en connus et j’en conçus la conséquence, et je la sentis encore plus vivement quand j’entendis M. le premier président qui, se tournant froidement à gauche, dit « Votre avis, M. le doyen » Je ne doutai point que la partie ne fût faite, et je ne me trompois pas ; mais Menardeau, qui devoit ouvrir la tranchée, eut peur d’une salve du côté de la salle. Il y trouva une si grande foule de peuple en entrant, tant d’acclamations à la Fronde, tant d’imprécations contre Mazarin, qu’il n’osa s’ouvrir, et qu’il se contenta de déplorer pathétiquement la division de l’État, et celle particulièrement qui paroissoit dans la maison royale. Je ne puis vous dire de quel avis furent tous les conseillers de la grand’chambre, et je crois qu’eux-mêmes ne l’eussent pu dire si on ne les en eut pressés à la fin de leurs discourus. L’un fut du sentiment de faire des prières de quarante heures ; l’autre, de prier Monsieur de prendre soin du public. Le bon homme Broussel oublia que l’assemblée avoit été résolue et indiquée pour y traiter de l’affairé des princes, et il ne parla en général que contre les désordres de l’État. Ce n’étoit pas mon compte : car je n’ignorois pas que, tant que la délibération ne se feroit point, elle pourroit toujours retomber sur ce qui ne me convenoit pas. La place dans laquelle j’opinois, qui étoit justement entre la grand’chambre et les enquêtes, me donna le temps de faire mes réflexions et de prendre mon parti, qui fut de traiter de satire et de libelle l’écrit qui avoit été dressé contre moi par le cardinal de réveiller par quelque passage court, mais curieux, l’imagination des auditeurs, et de remettre ensuite la délibération dans son véritable sujet. Comme la mémoire ne me fournissoit rien dans l’antiquité qui eût rapport à mon dessein, je fis un passage d’un latin le plus pur et le plus approchant des anciens qui fût en mon pouvoir, et je formai mon avis en ces termes :

« Si le respect que j’ai pour messieurs les préopinans ne me fermoit la bouche, je ne pourrois m’empêcher de me plaindre de ce qu’ils n’ont pas relevé l’indignité de cette paperasse qu’on vient de lire dans cette compagnie, contre toutes les formes, et que l’on voit conçue dans les mêmes caractères qui ont profané le sacré nom du Roi pour animer les témoins à brevet. Je pense qu’ils ont cru que ce libelle, qui n’est qu’une saillie de la fureur de M. le cardinal Mazarin, étoit trop au dessous d’eux et de moi. Je n’y répondrai, messieurs, pour m’accommoder à leurs sentimens, que par le passage d’un ancien[6] qui me vient dans l’esprit : Dans les mauvais temps, je n’ai point abandonné la ville ; dans les bons, je n’ai point eu d’intérêt en vue ; et dans les désespérés, je n’ai rien craint. Je demande pardon à la compagnie de la liberté que j’ai prise de sortir, par ce peu de paroles, du sujet de la délibération. Mon avis est de faire de très-humbles remontrances au Roi, et de le supplier d’envoyer incessamment une lettre de cachet pour obtenir la liberté de messieurs les princes, et une déclaration en leur faveur pour éloigner de sa personne et de ses conseils le cardinal Mazarin. Mon sentiment est aussi, messieurs, que la compagnie prenne la résolution, dès aujourd’hui, de s’assembler lundi pour recevoir la réponse qu’il aura plu à Sa Majesté de faire à messieurs les députés. »

Les frondeurs applaudirent à mon opinion ; le parti des princes la reçut comme l’unique voie pour leur liberté : l’on opina avec chaleur, et mon avis passa tout d’une voix. J’assurerois au moins qu’il n’y en eut pas trois de contraires.

On chercha long-temps mon passage, qui en latin a toute autre grâce qu’en français et même beaucoup plus de force. Le premier président, qui ne s’étonnoit de rien, parla de la nécessité de l’éloignement du cardinal selon toute la force de l’arrêt, et avec autant de vigueur que s’il avoit été proposé par lui-même mais habilement, finement, et d’une manière qui lui donna même lieu de l’alléguer à Monsieur, comme un motif d’accorder à la Reine l’entrevue qu’elle demandoit par M. de Brienne. Monsieur s’en excusant sur le peu de sûreté qu’il y avoit pour lui, le premier président insista, et même avec larmes ; et quand il vit Monsieur un peu ébranlé, il manda les gens du Roi. Talon, avocat général, fit une des plus belles actions qui se soient jamais faites en ce genre. Je n’ai jamais rien ouï ni lu de plus éloquent[7] : il accompagna ces paroles de tout ce qui leur put donner de la force ; il invoqua les mânes de Henri-le-Grand ; il recommanda la France en général à saint Louis, un genou en terre. Vous vous imaginez peut-être que vous auriez ri à ce spectacle ; mais vous en eussiez été émue comme toute la compagnie, qui s’émut si fortement, que j’en vis la clameur des enquêtes commencer à s’affoiblir. Le premier président, qui s’en aperçut comme moi, se voulut servir de l’occasion ; et il proposa à Monsieur de prendre l’avis de la compagnie. Je me souviens que Barillon vous racontoit un jour cet endroit. Comme je vis que Monsieur s’ébranloit, et commençoit même à dire qu’il feroit tout ce que le parlement lui conseilleroit, je pris la parole, et dis que le conseil que Monsieur demandoit n’étoit pas s’il iroit ou s’il n’iroit pas au Palais-Royal, puisqu’il s’étoit déjà déclaré plus de vingt fois sur cela : mais qu’il vouloit seulement demander à la compagnie la manière dont elle jugeroit à propos qu’il s’excusât envers la Reine. Monsieur m’entendit bien ; il comprit qu’il s’étoit trop avancé ; il avoua mon explication, et Brienne fut renvoyé avec cette réponse, que Monsieur rendroit à la Reine ses très-humbles devoirs aussitôt que les princes seroient en liberté, et que le cardinal Mazarin seroit éloigné de la personne du Roi et de ses conseils. Nous appréhendions dans la vérité un coup de désespoir et de la Reine et du Mazarin, si Monsieur fût allé au Palais-Royal ; mais on eût pu trouver des tempéramens et des sûretés, si nous n’eussions eu que cette considération. Nous craignions beaucoup davantage sa foiblesse, et avec d’autant plus de sujet que nous avions remarqué que les délais du cardinal pour ce qui regardoit la liberté de messieurs les princes n’avoient d’autre fondement que l’espérance, qu’il ne pouvoit perdre, que la Reine regagneroit Monsieur et c’étoit dans cette vue qu’il avoit fait partir le maréchal de Gramont et Lionne pour le Havre-de-Grâce, comme pour aller prendre avec les princes les sûretés nécessaires pour leur liberté. Monsieur crut par cette considération l’affaire si avancée, qu’il se laissa aller à envoyer avec eux Goulas, secrétaire de ses commandemens. Il s’y engagea dès le premier du mois avec le maréchal de Gramont ; il en fut bien fâché le 2 au matin, parce que je lui en fis connoître la conséquence, qui étoit de donner à croire au parlement que l’intention du cardinal fût sincère pour la liberté des princes. Il se trouva par l’événement que j’avois bien jugé car le maréchal de Gramont, qui partit le même jour pour aller au Havre, et qui dit publiquement au Luxembourg que messieurs les princes avoient leur liberté, et sans les frondeurs, n’eut que le plaisir de leur rendre une visite. Il partit sans instruction ; on promit de lui en envoyer. Quand on vit que Monsieur s’étoit retiré du panneau on prit d’autres vues et le pauvre maréchal de Gramont, avec les meilleures intentions du monde, joua un des plus ridicules personnages qu’homme de sa qualité pouvoit jouer.

Vous allez voir dans peu une preuve convaincante que toutes les démarches ou plutôt toutes les démonstrations que le cardinal donnoit depuis quelque temps de vouloir la liberté des princes, n’étoient que dans la vue de détacher Monsieur de leurs intérêts, sous prétexte de les réunir à la Reine. Je vous ai déjà dit que cette grande scène des remontrances pour l’éloignement du cardinal, et du refus fait à M. de Brienne, se passa le 4 février elle ne fut pas la seule. Le vieux bon homme de La Vieuville[8], le marquis de Sourdis, le comte de Fiesque, Béthune et Montrésor, se mirent dans la tête de faire une assemblée de noblesse pour le rétablissement de leurs privilèges. Je m’y opposai fortement auprès de Monsieur, parce que j’étois persuadé qu’il n’y avoit rien de plus, dangereux dans une faction que de mêler sans nécessité ce qui en a la figure. Je l’avois éprouvé plus d’une fois, et toutes les circonstances en devoient dissuader dans cette occasion. Nous avions Monsieur, nous avions, le parlement, nous avions l’hôtel-de-ville. Ce composé paroissoit faire le gros de l’État tout ce qui n’étoit pas assemblée légitime le déparoit. Il fallut céder à leurs désirs, auxquels je me rendis toutefois beaucoup moins, qu’à la fantaisie d’Annery, à qui j’avois l’obligation que vous avez vue ci-dessus. Il étoit secrétaire de cette assemblée mais il en étoit aussi beaucoup plus le fanatique. Cette assemblée, qui se tint ce jour-là à l’hôtel de La Vieuville, donna une grande terreur au Palais-Royal, où l’on fit monter six compagnies des gardes. Monsieur s’en fâcha : il envoya, en qualité de lieutenant général de l’État, commander à M. d’Epernon, colonel de l’infanterie, et à M. de Schomberg, colonel des Suisses, de ne recevoir ordre que de lui. Ils répondirent respectueusement, mais en gens qui étoient à la Reine.

Le 5, l’assemblée de la noblesse se tint chez M. de Nemours.

Le 6, les chambres étant assemblées et Monsieur ayant pris sa place au parlement, les gens du Roi entrèrent ; et ils dirent à la compagnie qu’ayant été demander audience à la Reine pour les remontrances, elle leur avoit répondu qu’elle souhaitoit plus que personne la délivrance de messieurs les princes : mais qu’il étoit juste de chercher les sûretés pour l’État ; que pour ce qui étoit de M. le cardinal, elle le retiendroit dans ses conseils tant qu’elle le jugeroit utile au service du Roi ; et qu’il n’appartenoit pas au parlement de prendre connoissance de quel ministre elle se servoit.

Le premier président essuya toutes les bourrades qu’on peut se figurer, pour n’avoir pas fait plus d’instances. On voulut l’obliger d’envoyer demander l’audience pour l’après-dînée. Tout le délai qu’il put obtenir ne fut que jusqu’au lendemain. Monsieur ayant dit que les maréchaux de France étoient dépendans du cardinal, l’on donna arrêt sur l’heure, par lequel il fut ordonné de n’obéir qu’à Monsieur.

Comme j’étois le soir chez moi, messieurs de Guémené et de Béthune y entrèrent, et me dirent que le cardinal s’étoit sauvé lui troisième ; qu’il étoit sorti en habit déguisé, et que le Palais étoit dans une consternation effroyable. Je voulois monter en carrosse sur cette nouvelle, pour aller trouver Monsieur ; mais ils me prièrent d’entrer dans un petit cabinet, où ils me pussent parler en particulier. Voici le secret : Chandenier, capitaine des gardes en quartier, étoit dans le carrosse du prince de Guémené, et vouloit me dire un mot ; mais il ne vouloit étre vu d’aucun de mes domestiques. Je connoissois pour peu sages les deux hommes qui me parloient mais je les crus fous à lier et à mener aux Petites-Maisons, quand ils me nommèrent Chandenier. Je ne l’avois point vu depuis le collége, et encore depuis les premières années du collége, où nous n’avions que neuf ou dix ans l’un et l’autre. Nous ne nous étions jamais rendu visite ; il avoit été fort attaché au cardinal de Richelieu, dans la maison duquel j’avois été bien éloigné d’avoir aucune habitude. Il étoit capitaine des gardes en quartier ; je servois le mien dans la Fronde. Je le vois à ma porte le propre jour que la Fronde ôte de force au Roi son premier ministre ; je le vois dans ma chambre ; il me demande d’abord si je ne suis pas serviteur du Roi. Je vous confesse que j’eusse eu bien peur, si je n’eusse été assuré que j’avois un bon corps-de-garde dans ma cour, et bon nombre de gens fort braves et fort fidèles dans mon antichambre. Comme j’eus répondu à Chandenier que j’étois au Roi comme lui, il me saute au collet, et me dit « Et moi je suis au Roi comme vous mais comme vous êtes aussi contre Mazarin pour la cabale, cela s’entend, ajouta-t-il : car au poste où je suis je ne voudrois pas lui faire du mal autrement. » Ensuite il me demanda mon amitié ; il me dit qu’il n’étoit pas aussi mal auprès de la Reine qu’on le croyoit : qu’il trouveroit bien dans sa place des momens à donner de bonnes bottes au Sicilien[9]. Il revint une autre fois chez moi avec les mêmes gens, entre minuit et une heure ; il y vint pour la troisième fois avec le grand prévôt, qui, à mon avis, ne faisoit ce pas que de concert avec la cour, quoiqu’il fît profession d’amitié avec moi depuis assez long-temps. La Reine eut avis de tout ceci ; et de quelque manière que cet avis lui en soit venu, il est constant qu’elle l’eut, et il ne l’est pas moins qu’il ne se pourvoit pas qu’elle ne l’eût. Le prince de Guémené et Béthune étant les deux hommes du royaume les moins secrets, j’en avertis Chandenier en leur présence dès la première visite. Il eut commandement de se retirer chez lui en Poitou. Voilà toute l’intrigue que j’eus avec lui vous en verrez la suite en son temps. Aussitôt que Chandenier fut sorti de chez moi, j’allai chez Monsieur, que je trouvai environné d’une troupe de courtisans qui applaudissoient au triomphe. Monsieur, qui ne me vit pas assez content à son gré, me dit qu’il gageroit que j’appréhendois que le Roi ne s’en allât. Je le lui avouai : il se moqua de moi ; il m’assura que si le cardinal avoit eu cette pensée, il l’auroit exécutée en l’emmenant avec lui. Je lui répondis qu’il sembloit que depuis quelque temps la tête tournât au cardinal et qu’à tout hasard il seroit bon d’y prendre garde, parce qu’avec ces sortes de gens les contre-temps sont toujours à craindre. Tout ce que je pus obtenir de Monsieur fut que je disse comme de moi-même à Chamboi, qui étoit mon ami et qui commandoit la compagnie des gendarmes de M. de Longueville, de faire quelque patrouille sans éclat dans le quartier du Palais-Royal. Chamboi avoit fait couler dans Paris cinquante ou soixante hommes de ses gendarmes, de concert avec moi, depuis que j’avois traité avec les princes. Comme je faisois chercher Chamboi, Monsieur me rappela, et me défendit expressément de faire faire cette patrouille. L’entêtement qu’il avoit sur ce point étoit inconcevable ; et ce n’est pas la seule occasion où j’ai observé que la plupart des hommes ne font les grands maux que par les scrupules qu’ils ont des moindres. Monsieur craignoit au dernier point la guerre civile, qu’il eût faite par nécessité si le Roi fût sorti. Il se faisoit un crime de la seule pensée de l’empêcher.

On raisonna beaucoup sur l’évasion du cardinal, chacun y voulant chercher des motifs à sa mode. Je suis persuadé que la frayeur en fut l’unique cause, et qu’il ne se put donner à lui-même le temps qu’il eût fallu pour emmener le Roi et la Reine. Vous verrez dans la suite qu’il ne tint pas à lui de les tirer de Paris bientôt après ; et apparemment le dessein en étoit formé avant qu’il s’en allât. Je n’ai jamais pu comprendre ce qui le put obliger à ne l’exécuter pas dans une occasion où il avoit, à toutes les heures du monde, sujet de craindre que l’on ne s’y opposât.

Le 17, le parlement s’assembla, et ordonna, Monsieur y assistant, que très-humbles remercîmeps seroient faits à la Reine pour l’éloignement du cardinal ; et qu’elle seroit aussi suppliée de faire expédier une lettre de cachet pour faire sortir les princes, et d’envoyer une déclaration par laquelle les étrangers fussent à jamais exclus du conseil du Roi. Le premier président s’étant acquitté de cette commission sur les quatre heures du soir, la Reine lui dit qu’elle ne pouvoit faire de réponse qu’elle n’eût conféré avec M. le duc d’Orléans, auquel on envoya pour cet effet le garde des sceaux, le maréchal de Villeroy et Le Tellier. Il leur répondit qu’il ne pouvoit aller au Palais-Royal que messieurs les princes ne fussent en liberté, et que le cardinal ne fût encore plus éloigné de la cour.

Le 18, le premier président ayant fait son rapport au parlement de ce que la Reine avoit dit, Monsieur expliqua à la compagnie les raisons de sa conduite à l’égard de l’entrevue que l’on demandoit. Il fit remarquer que le cardinal n’étoit qu’à Saint-Germain, d’où il gouvernoit encore le royaume ; que son neveu et ses nièces étoient au Palais-Royal ; et il proposa que l’on suppliât très-humblement la Reine de s’expliquer si cet éloignement étoit pour toujours et sans retour. On ne peut s’imaginer jusqu’où alla l’emportement de la compagnie ce jour-là. Il y eut des voix à ordonner qu’il n’y auroit plus de favoris en France. Je ne croirois pas, si je ne l’avois ouï, que l’extravagance des hommes eût pu se porter jusqu’à cette extrémité. On passa enfin à l’avis de Monsieur, qui fut de faire expliquer la Reine sur la qualité de l’éloignement du Mazarin, et de presser la lettre de cachet pour la liberté des princes.

Ce même jour, la Reine assembla dans le Palais-Royal messieurs de Vendôme, de Nemours, d’Elbœuf, d’Harcourt, de Rieux, de L’Ile-Bonne, d’Epernon, de Candale, d’Estrées, de L’Hôpital, de Villeroy, Du Plessis-Praslin, d’Hocquincourt, de Grancey et elle envoya, par leurs avis, messieurs de Vendôme, d’Elbœuf et d’Epernon prier Monsieur de revenir prendre sa place au conseil, et lui dire que si pourtant il ne le jugeoit pas à propos, elle lui enverroit le garde des sceaux, pour concerter avec lui ce qui seroit nécessaire pour l’affaire des princes. Monsieur accepta la seconde proposition, et s’excusa de la première en termes fort respectueux mais il traita fort mal M. d’Elbœuf, qui le vouloit un peu trop presser d’aller au Palais-Royal. Ces messieurs dirent à Monsieur que la Reine leur avoit aussi commandé de l’assurer que l’éloignement du cardinal étoit pour toujours. Vous verrez bientôt que si Monsieur se fût mis ce jour-là entre les mains de la Reine, il y a grand lieu de croire qu’elle fût sortie de Paris et qu’elle l’eût emmené.

Le 19, Monsieur ayant dit au parlement ce que la Reine lui avoit mandé touchant l’éloignement du cardinal, et les gens du Roi ayant ajouté que la Reine leur avoit donné ordre de porter la même parole à la compagnie, l’on donna arrêt par lequel il fut dit que, vu la déclaration de la Reine, le cardinal Mazarin sortiroit dans quinze jours du royaume et de toutes les terres de l’obéissance du Roi, avec tous ses parens et ses domestiques étrangers : à faute de quoi il seroit procédé extraordinairement contre eux, et permis aux communes et à tous autres de leur courir sus. J’eus un violent soupçon, au sortir du Palais, qu’on n’emmenât le Roi ce jour-là, parce que l’abbé Charrier, à qui le grand prévôt faisoit croire plus de la moitié de ce qu’il vouloit me vint trouver tout échauffé, pour m’assurer que madame de Chevreuse et le garde des sceaux me jouoient, et ne me disoient pas tous les secrets, s’ils ne m’avoient fait confidence du tour qu’ils avoient fait au cardinal ; qu’il savoit de science certaine et de bon lieu que c’étoient eux qui lui avoient persuadé de sortir de Paris, sur la parole qu’ils lui avoient donnée de le servir ensuite pour son rétablissement, et d’appuyer dans l’esprit de Monsieur les instances de la Reine, à laquelle il ne pouvoit jamais résister en présence. L’abbé Charrier accompagna cet avis de toutes les circonstances que j’ai trouvées depuis répandues dans le monde et qui eussent fait croire (au moins à tous ceux qui croient que tout ce qui leur paroît le plus fin est le plus vrai) que l’évasion du Mazarin étoit un grand coup de politique ménagé par madame de Chevreuse et par le garde des sceaux et pour perdre le cardinal par lui-même. Les misérables gazetiers de ce temps-là ont forgé là dessus des contes de Peau-d’Ane, plus ridicules que ceux que l’on fait aux enfans. Je m’en moquai dès l’heure même, parce que j’avois vu et l’un et l’autre fort embarrassés quand ils apprirent que le cardinal étoit parti, dans la crainte que le Roi ne le suivît bientôt. Mais comme je croyois avoir remarqué plus d’une fois que la cour se servoit du grand prévôt pour me faire insinuer de certaines choses, j’observai soigneusement les circonstances, et il me parut que beaucoup de celles que l’abbé Charrier me marquoit ; et qu’il m’avoua tenir du grand prévôt, tendoient à me laisser voir que le Mazarin s’en alloit paisiblement hors du royaume, attendre avec sûreté l’effet des grandes promesses du garde des sceaux et de madame de Chevreuse. Le bruit de ce grand coup d’État a été si universel, qu’il faut, à mon avis, qu’il ait été semé pour plus d’une fin ; et je suis persuadé que l’on fut bien aise de s’en servir pour m’ôter de la pensée qu’on eût eu dessein de sortir de Paris le jour que l’on faisoit effectivement état d’en sortir. Ce qui augmenta fort mon soupçon est que la Reine, qui avoit toujours donné des délais, s’étoit relâchée tout à coup, et avoit offert d’envoyer le garde des sceaux à Monsieur, et de terminer l’affaire des princes. Je dis à Monsieur toutes mes conjectures, et je le suppliai d’y faire réflexion. Je le pressai, je l’importunai. Le garde des sceaux, qui vint sur le soir régler avec lui les ordres qu’on promettoit d’envoyer dès le lendemain pour la liberté des princes, l’assura pleinement. Je ne pus rien gagner sur lui, et je m’en revins chez moi, très-persuadé que nous aurions bientôt quelque scène nouvelle. Je m’étois presque endormi, quand un gentilhomme ordinaire de Monsieur tira le rideau de mon lit, et me dit que Son Altesse Royale me demandoit. J’eus la curiosité d’en savoir la cause ; et tout ce qu’il m’en put apprendre fut que mademoiselle de Chevreuse étoit venue éveiller Monsieur. Comme je m’habillois, un page m’apporta un billet d’elle : il n’y avoit que ces mots : « Venez en diligence au Luxembourg, et prenez garde à vous par les chemins. » Je trouvai mademoiselle de Chevreuse assise sur un coffre dans sa chambre. Elle me dit que madame sa mère, qui s’étoit trouvée mal, l’avoit envoyée à Monsieur, pour lui faire savoir que le Roi étoit sur le point de sortir de Paris ; qu’il s’étoit couché à l’ordinaire, et qu’il venoit de se relever, et qu’il étoit même déjà tout botté. Véritablement l’avis venoit d’assez bon lieu. Le maréchal d’Aumont, capitaine des gardes en quartier, le faisoit donner sous main et de concert avec le maréchal d’Albret, par la seule vue de ne pas rejeter le royaume dans une confusion aussi effroyable que celle qu’il prévoyoit. Le maréchal de Villeroy avoit fait donner au même instant le même avis par le garde des sceaux. Mademoiselle de Chevreuse ajouta qu’elle croyoit que nous aurions bien de la peine à faire prendre une bonne résolution à Monsieur, parce que la première parole qu’il lui avoit dite, lorsqu’elle l’avoit éveillé, étoit : « Envoyez querir le coadjuteur. Toutefois qu’y a-t-il à faire ? » Nous entrâmes dans la chambre de Madame, où Monsieur étoit couché avec elle. Il me dit d’abord : « Vous l’aviez bien dit : que ferons-nous ? — Il n’y a qu’un parti, lui répondis-je : c’est de se saisir des portes de Paris. — Le moyen, à l’heure qu’il est ? reprit-il. » Les hommes en cet état ne parlent que par monosyllabes. Je me souviens que je le fis remarquer à mademoiselle de Chevreuse. Elle fit des merveilles : Madame se surpassa. On ne put jamais rien gagner de positif sur l’esprit de Monsieur ; et tout ce que l’on en put tirer fut qu’il enverroit de Souches, capitaine de ses Suisses, chez la Reine, pour là supplier de faire réflexion sur les suites d’une action de cette nature. Cela suffira, disoit Monsieur ; car quand la Reine verra que sa résolution est pénétrée, elle n’aura garde de s’exposer l’entreprendre. Madame voyant que cet expédient n’étant pas accompagné seroit capable de tout perdre, et que pourtant Monsieur ne pouvoit se résoudre à donner aucun ordre, me commanda de lui apporter un écritoire qui étoit sur la table de son cabinet ; et elle écrivit ces paroles dans une grande feuille de papier :

« Il est ordonné à M. le coadjuteur de faire prendre les armes et d’empêcher que les créatures du cardinal Mazarin, condamné par le parlement, ne fassent sortir le Roi de Paris.

« Marguerite de Lorraine. »

Monsieur ayant voulu voir cette dépêche, l’arracha des mains de Madame mais il ne put l’empêcher de dire à mademoiselle de Chevreuse : « Je te prie, ma chère nièce, de dire au coadjuteur qu’il fasse ce qu’il faut ; et je lui réponds demain de Monsieur, quoi qu’il dise aujourd’hui. » Monsieur me cria, comme je sortois de la chambre « Au moins, M. le coadjuteur, vous connoissez le parlement ; je ne veux point absolument me brouiller avec lui. » Mademoiselle de Chevreuse tira la porte, en disant : « Je vous défie de vous brouiller autant avec lui que vous l’êtes avec moi. »

Vous jugez aisément de l’état où je me trouvai ; mais je crois que vous ne doutez pas du parti que je pris. Le choix au moins n’en étoit pas embarrassant, quoique l’événement fût bien délicat. J’écrivis à M. de Beaufort ce qui se passoit, et je le priai de se rendre en toute diligence à l’hôtel de Montbazon. Mademoiselle de Chevreuse alla éveiller le maréchal de La Mothe, qui monta à cheval en même temps ; avec tout ce qu’il put amasser de gens attachés à messieurs les princes. Je sais bien que Langues et Coligny furent de cette troupe. M. de Montmorency porta ordre de ma part à L’Epinai défaire prendre les armes à la compagnie dont il étoit lieutenant : ce qu’ils firent. Il se saisit de la porte de Richelieu. Martineau ne s’étant pas trouvé à son logis, sa femme, qui étoit sœur de madame de Pomereux, se jeta en jupe dans la rue, fit battre le tambour et cette compagnie se posta à la rue Saint-Honoré.

De Souches exécuta, dans ces entrefaites, sa commission : il trouva le Roi dans le lit (car il s’y étoit remis), et la Reine en pleurs. Elle le chargea de dire à Monsieur qu’elle n’avoit jamais pensé à enlever le Roi, et que c’étoit une pièce de ma façon. Le reste de la nuit l’on régla les gardes. Messieurs de Beaufort et de La Mothe se chargèrent des patrouilles de cavalerie. Enfin on s’assura comme il étoit nécessaire dans cette occasion.

Je retournai chez Monsieur pour lui rendre compte du succès. Il en fut très-aise dans le fond mais il n’osa toutefois s’en expliquer, parce qu’il vouloit apprendre ce que le parlement en penseroit. Selon ce qu’il en disoit lui-même, je connus clairement que je courois risque d’être désavoué si le parlement grondoit et vous observerez, s’il vous plaît, qu’il n’y avoit guère de matière plus propre à le faire gronder, puisqu’il n’y en a point qui soit plus contraire aux formes du Palais, que celles où il se traite d’investir le Palais-Royal. J’étois très-persuadé, comme je le suis encore, qu’elle étoit bien rectifiée et même sanctifiée par la circonstance car il est constant que la sortie du Roi pouvoit être la perte de l’État. Mais je conuoissois le parlement, et je savois que le bien qui n’est pas dans les formes y est toujours criminel l’égard des particuliers. Je vous confesse que c’est une des rencontres de ma vie où je me suis trouvé le plus embarrassé. Je ne pouvois pas douter que les gens du Roi n’éclatassent le lendemain avec fureur contre cette action je ne pouvois pas ignorer que le premier président ne tonnât ; j’étois très-assuré que Longueil, qui depuis que son frère étoit devenu surintendant des finances avoit renoncé à la Fronde, ne m’épargneroit pas par ses sous-mains, que je connoissois pour être encore plus dangereuses que les déclamations des autres.

Ma première pensée fut d’aller dès les sept heures du matin chez Monsieur le presser de se lever ce qui étoit une affaire et d’aller au Palais ce qui en étoit une autre. Caumartin ne fut pas de cet avis ; et il me dit pour raison que l’affaire dont il s’agissoit n’étoit pas de la nature de celles où il suffit d’être avoué. Je l’entendis d’abord, et j’entrai dans sa pensée. Je compris qu’il y auroit trop d’inconvéniens à faire seulement soupçonner que la chose n’avoit pas été exécutée par les ordres positifs de Monsieur ; et que la moindre résistance qu’il feroit à se trouver à l’assemblée feroit naturellement ce mauvais effet. Je pris la résolution de ne point proposer à Monsieur d’y aller, mais de me conduire toutefois d’une manière qui l’obligeât d’y venir ; et le moyen que je pris pour cela fut que nous nous y trouvassions, messieurs dé Beaufort, de La Mothe et moi, fort accompagnés ; que nous nous y fissions faire de grandes acclamations par le peuple ; qu’une partie des officiers et des colonels dépendans de nous se partageât ; que les uns vinssent au Palais pour y rendre le concours plus grand ; que les autres fussent chez Monsieur, comme pour lui offrir leurs services dans une conjoncture aussi périlleuse pour la ville qu’auroit été la sortie du Roi ; et que M. de Nemours s’y trouvât en même temps avec messieurs de Coligny, de Langues, de Tavannes, et les autres du parti des princes, qui lui dissent que c’étoit à ce coup que messieurs ses cousins lui devoient leur liberté ; et qu’ils le supplioient d’aller consommer son ouvrage au Palais. M. de Nemours ne put faire ce compliment à Monsieur qu’à huit heures, parce qu’il avoit commandé à ses gens de ne point l’éveiller plus tôt, sans doute pour se donner le temps de voir ce que la matinée produiroit. Nous étions cependant au Palais dès les sept heures et nous observâmes que le premier président gardoit la même conduite : car il n’assembloit point les chambres, apparemment pour voir les démarches de Monsieur. Il étoit à sa place dans la grand’chambre, jugeant les affaires ordinaires ; mais il montroit, par son visage et par ses manières, qu’il avoit de plus grandes pensées dans l’esprit. La tristesse paroissoit dans ses yeux, mais cette sorte de tristesse qui touche et qui, émeut, parce qu’elle n’a rien de l’abattement. Monsieur arriva enfin, mais bien tard, et après neuf heures sonnées, M. de Nemours ayant eu toutes les peines du monde à l’ébranler. Il dit en arrivant, à la compagnie, qu’il avoit conféré la veille avec le garde des sceaux ; et que les lettres de cachet pour la liberté des princes seroient expédiées dans deux heures, et partiroient incessamment. Le premier président prit ensuite la parole, et dit, avec un profond soupir « M. le prince est en liberté et le Roi, le Roi notre maître est prisonnier. » Monsieur, qui n’avoit point de peur, parce qu’il avoit reçu plus d’acclamations dans les rues et dans la salle du Palais qu’il n’en avoit jamais eu, et à qui Coulon avoit dit à l’oreille que l’escopeterie des enquêtes ne seroit pas moins forte ; Monsieur, dis-je lui repartit : « Le Roi étoit prisonnier entre les mains du Mazarin ; mais, Dieu merci, il ne l’est plus. » Les enquêtes répondirent comme par un écho : « Il ne l’est plus, il ne l’est plus ! » Monsieur, qui parloit toujours bien en public, fit un petit narré de ce qui s’étoit passé la nuit, délicat, mais suffisant pour autoriser ce qui s’étoit fait et le premier président ne répondit que par une invective assez aigre qu’il fit contre ceux qui avoient supposé que la Reine eût une aussi mauvaise intention ; qu’il n’y avoit rien de si faux et tout le reste. Je ne répondis que par un souris. Vous pouvez croire que Monsieur ne nomma pas ses auteurs ; mais il marqua en général au premier président qu’il en savoit plus que lui.

La Reine envoya querir dès l’après-dînée les gens du Roi et ceux de l’hôtel-de-ville, pour leur dire qu’elle n’avoit jamais eu cette pensée, et pour leur commander de faire même garder les portes de la ville, afin d’en effacer l’opinion de l’esprit des peuples. Elle fut exactement obéie. Cela se passa le 10 février.

Le 11, M. de La Vrillière, secrétaire d’État, partit avec toutes les expéditions nécessaires pour faire sortir messieurs les princes.

Le 13, le cardinal, qui ne s’éloigna des environs de Paris que depuis qu’il eut appris qu’on y avoit pris les armes, se rendit au Havre-de-Grâce, où il fit toutes les bassesses imaginables à M. le prince, qui le traita avec beaucoup de hauteur, et qui ne lui fit pas le moindre remercîment de la liberté qu’il lui donna après avoir dîné avec lui. Je n’ai jamais pu comprendre cette démarche du cardinal, qui m’a paru des plus ridicules de notre temps dans toutes ses circonstances.

Le 15, on eut la nouvelle à Paris de la sortie de messieurs les princes. Monsieur alla voir la Reine. On ne parla de rien, et la conversation fut courte.

Le 16, messieurs les princes arrivèrent. Monsieur alla au devant d’eux jusqu’à mi chemin de Saint-Denis. Il les prit dans son carrosse, où nous étions aussi, M. de Beaufort et moi. Ils allèrent descendre au Palais-Royal, où la conférence ne fut pas plus échauffée ni plus longue que celle de la veille. M. de Beaufort demeura, tant qu’ils furent chez la Reine, du côté de la porte Saint-Honoré et j’allai entendre complies, aux pères de l’Oratoire. Le maréchal de La Mothe ne quitta pas le derrière du Palais-Royal. Messieurs les princes nous reprirent à la Croix-du-Tiroir, et nous soupâmes chez Monsieur, où la santé du Roi fut bue avec le refrain Point de Mazarin ! Le pauvre maréchal de Gramont et M. d’Amville furent forcés à faire comme les autres.

Le 17, Monsieur mena messieurs les princes au parlement et (ce qui est remarquable) le même peuple, qui avoit fait treize mois auparavant des feux de joie pour leur emprisonnement, en fit tous ces derniers jours pour leur liberté.

Le 20, la déclaration que l’on avoit demandée au Roi contre le cardinal fut apportée au parlement, pour y être enregistrée ; et elle fut renvoyée avec fureur, parce que la cause de son éloignement étoit couverte et ornée de tant d’éloges, qu’elle étoit proprement un panégyrique. Comme cette déclaration portoit que tous étrangers seroient exclus des conseils, le bon homme Broussel qui alloit toujours plus loin que les autres, ajouta dans son opinion : « Et tous les cardinaux, parce qu’ils font serment au au Pape. » Le premier président, s’imaginant qu’il me feroit un grand déplaisir, admira le bon sens de Broussel et approuva son sentiment. Il étoit fort tard, l’on vouloit dîner la plupart n’y firent point de réflexion ; et comme tout ce qui se disoit et se faisoit en ce temps-là contre le Mazarin, directement, ou indirectement, étoit si naturel qu’il n’eût pas été judicieux de s’y imaginer du mystère, je crois que je n’y eusse pas pris garde, non plus que les autres, si M. de Châlons, qui avoit pris ce jour-là sa place au parlement, ne m’eût dit que lorsque Broussel eut proposé l’exclusion des cardinaux français, et que le parlement eut témoigné par des voix confuses de l’approuver, M. le prince avoit fait paroître beaucoup de joie, et s’étoit écrié « Voilà un bel écho ! » Il faut que je vous fasse ici mon panégyrique. Je pouvois être un peu piqué de ce que le lendemain d’un traité par lequel Monsieur déclaroit qu’il pensoit à me faire cardinal, M. le prince appuyoit une proposition qui alloit directement à la diminution de cette dignité. La vérité est que M. le prince n’y avoit aucune part ; qu’elle se fit naturellement, et ne fut appuyée que parce que rien de tout ce qui s’avançoit contre le Mazarin ne pouvoit être désapprouvé. Mais j’eus lieu de croire en ce temps-la qu’il y avoit eu du concert ; que Longueil avoit fait donner dans le panneau le bon homme Broussel ; que tous les gens marqués pour être serviteurs de messieurs les princes y avoient donné avec chaleur et j’eus encore autant de lieu d’espérer que j’en ferois évanouir la tentative, quand les frondeurs, qui s’aperçurent que le premier président se vouloit servir contre moi en particulier de la chaleur que le corps avoit contre le général, m’offrirent de tourner tout court, de faire expliquer l’arrêt, et d’éclater d’une manière qui eût assurément obligé M. le prince à faire changer de ton à ceux de son parti. Il y eut dans le même temps une autre occasion qui, s’il m’eût plu, m’auroit encore donné, un moyen bien plus sur et plus fort de brouiller les cartes et d’embarrasser le théâtre d’une façon qui n’eût pas permis au premier président de s’égayer à mes dépens. Je vous ai déjà parlé de l’assemblée de la noblesse : la cour, qui est toujours disposée à croire le pire, étoit persuadée, quoiqu’à faux, comme je vous l’ai déjà dit, que cette assemblée étoit de mon invention, et que j’y faisois un grand fond. Elle crut, par cette raison, qu’elle frapperoit un grand coup contre moi en la dissipant ; et sur ce principe, qui étoit faux, elle faillit à se faire deux préjudices les plus réels et les plus effectifs que ses ennemis les plus mortels lui eussent pu procurer. Pour obliger le parlement, qui craint naturellement les États, à donner des arrêts contre cette assemblée de la noblesse, elle envoya le maréchal de L’Hôpital à cette assemblée lui dire qu’elle n’avoit qu’à se séparer, parce que le Roi lui donnoit sa foi et sa parole de faire tenir les États-généraux le premier d’octobre. Je sais bien qu’on n’avoit pas le dessein de l’exécuter : mais je n’ignore pas aussi que si Monsieur et M. le prince se fussent unis ensemble pour le faire exécuter, comme il étoit dans le fond de leur intérêt, il se fût trouvé, par l’événement, que les ministres se fussent attiré sans nécessité, pour une bagatelle, celui de tous les inconvéniens qu’ils ont toujours appréhendé le plus. L’autre, qu’ils hasardèrent par cette conduite, fut qu’il ne tint presque à rien que Monsieur ne prît la protection de cette assemblée malgré moi ; et s’il l’eût fait dès le commencement, comme je le vis sur le point de le faire, la Reine, contre son intérêt et son intention, qui conspiroient ensemble à diviser Monsieur d’avec le prince, les eût unis davantage par un éclat qui, étant fait dès les premiers jours de la liberté, eût entraîné, de nécessité, le délivré dans le parti du libérateur. Le temps donne des prétextes, il donne même quelquefois des raisons qui sont des manières de dispenses pour les bienfaits ; et il n’est jamais sage, dans la nouveauté, d’en presser la méconnoissance.

La Vieuville et de Sourdis[10], secondés par Montrésor, qui depuis la disgrâce de La Rivière avoit repris assez de créance auprès de Monsieur, le piquèrent un jour si vivement sur l’ingratitude que le parlement lui témoignoit, en s’opiniâtrant à vouloir dissiper une assemblée qui s’étoit formée sous son autorité, qu’il leur promit que s’ils continuoient le lendemain, il déclareroit à la compagnie qu’il s’en alloit aux Cordeliers, où l’assemblée se tenoit, et se mettroit à sa tête pour recevoir les huissiers du parlement qui seroient assez hardis pour lui venir signifier son arrêt. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que depuis le jour que le Palais-Royal fut investi, Monsieur étoit si persuadé de son pouvoir sur le peuple, qu’il n’avoit plus aucune frayeur du parlement. M. de Beaufort, qui entra dans le temps de cette conversation l’anima encore si fort qu’il se fâcha contre moi-même avec aigreur, et me reprocha que j’avois contribué à souffrir que l’on insistât à la déclaration contre les cardinaux français ; qu’il savoit bien que je ne m’en souciois pas, parce que ce ne seroit qu’une chanson, et même très-impertinente et très-ridicule, toutes les fois qu’il plairoit la cour mais que je devois songer à sa gloire, qui étoit trop intéressée à souffrir que les mazarins, c’est-à-dire ceux qui avoient fait leurs efforts pour soutenir ce ministre dans le parlement, se vengeassent de ceux qui l’avoient servi pour le détruire, en quittant sa personne pour attaquer sa dignité, en vue d’un homme en qui lui ; Monsieur, la vouloit faire tomber. M. de Beaufort, outré de ce que le président Perrault[11], intendant de M. le prince ; avoit dit la veille, dans la buvette de la chambre des comptes, qu’il s’opposeroit, au nom de son maître à l’enregistrement de ses provisions de l’amirauté ; M. de Beaufort, dis-je, n’oublia rien pour l’enflammer, et pour lui mettre dans l’esprit qu’il ne falloit pas laisser passer ces deux occasions sans éprouver ce que l’on devoit attendre de M. le prince, dont tous les partisans paroissoient en l’un, et en l’autre s’unir beaucoup avec ceux de la cour.

  1. Gratien Menardeau conseiller au parlement de Paris. (A. E.)
  2. Avoit gagné une grande bataille : Le maréchal Du Plessis avoit pris Rethel le 13 décembre. Turenne qui étoit venu au secours de cette place, crut devoir hasarder une bataille. Il fut vaincu le 15.
  3. Voici cette chanson :
    Or écoutez, peuple de France,
    Le propre avis en terme exprès
    Du grand Beaufort, fait en présence
    Du parlement dans le Palais.
    Il saluit la compagnie
    De son chapeau très-humblement ;
    Puis d’une mine très-hardie
    Il fit ce beau raisonnement
    « J’avons trois points dans notre affaire
    « Les princes sont le premier point.
    « Je les honore et les révère
    « C’est pourquoi je n’en parle point.
    « Le second est de l’Eminence,
    « Monsieur Jules de Mazarin.
    « Sans barguigner j’aime la France
    « Et vas toujours mon grand chemin.
    « J’ai le cœur fait comme la mine,
    « Et suis tous les beaux sentimens.
    C’est pourquoi j’conclus et opine
    Com’ fera monsieur d’Orléans. »
    « À ces beaux mots, la compagnie
    « Frappa des mains, et dit tout haut
    « Voyez comment pour sa patrie
    « Beaufort opine comme il faut »
    (A. E.)
  4. Revenu à Paris : Mazarin étoit rentré à Paris le premier janvier avec une escorte de cinq cents chevaux. Il s’étoit flatté qu’il seroit reçu avec de grandes acclamations mais les frondeurs avoient eu le temps de lui faire perdre l’avantage qu’il venoit d’obtenir,
  5. Ferry de Choiseul, troisième du nom, vicomte d’Autel, frère puîné du maréchal duc de Choiseul, dit le maréchal Du Plessis. (A. E.)
  6. Le passage d’un ancien : Voici la phrase latine que prononça le coadjuteur In difficillimis reipublicæ temporibus, urbem non deserui in prosperis, nihil de publico delibavi ; in desperatis, nihil timui.
  7. Je n’ai jamais rien ouï ni lu de plus éloquent : C’est cependant sur cette harangue que Joly s’exprime ainsi dans ses Mémoires : « Talon voulut faire la grimace de pleurer comme le premier président : mais ce jeu fut traité, comme il le méritoit, de badin et de ridicule. »
  8. La Vieuville : Charles, duc de La Vieuville, gouverneur du Poitou, lieutenant général en Champagne, mort en 1689 à soixante-treize ans. Son fils étoit l’un des amans de la princesse palatine.
  9. Le cardinal Mazarin. (A. E.)
  10. Charles d’Escoublan marquis de Sourdis, mort en 1666. (A. E.)
  11. Président en la chambre des comptes, intendant de la maison de M. le prince. (A. E.)