Mémoires d’un révolutionnaire/II6

La bibliothèque libre.
AUTOUR D'UNE VIE
DEUXIÈME PARTIE — Chapitre VI.
◄   Chapitre V. Chapitre VII.   ►



Chapitre VI


LA VIE DE COUR À PÉTERSBOURG. — LE SYSTÈME D’ESPIONNAGE À LA COUR. — CARACTÈRE D’ALEXANDRE II. — L’IMPÉRATRICE. — LE PRINCE HÉRITIER. — ALEXANDRE III.


En juin 1861 je fus nommé sergent du corps des pages. Je dois dire que quelques officiers n’y voulaient pas consentir et disaient qu’il n’y aurait pas de discipline si j’étais sergent. Mais on ne pouvait faire autrement : il était de tradition que le premier élève de la classe supérieure fût nommé sergent, et j’étais à la tête de ma classe depuis plusieurs années. Cette promotion était considérée comme enviable, non seulement parce que le sergent occupait une position privilégiée à l’école et était traité comme un officier, mais surtout parce qu’il était en même temps le page de chambre de l’empereur, et être personnellement connu de l’empereur devait naturellement rendre plus facile l’obtention de nouvelles faveurs. Mais pour moi le point important c’était que cette fonction m’exemptait de toutes les corvées du service intérieur de l’école, qui étaient dévolues aux pages de chambre, et c’était encore que j’aurais, pour étudier, une chambre à part où je pourrais trouver le recueillement. D’autre part, la chose avait aussi son inconvénient : j’avais toujours trouvé ennuyeux de traverser d’un pas lent nos chambres vingt fois par jour, aussi avais-je pris l’habitude de parcourir cette distance en courant, ce qui était sévèrement défendu. Et maintenant il me faudrait marcher d’un pas solennel, le livre de service sous le bras, au lieu de courir ! Quelques-uns de mes amis tinrent conseil sur cette grave question, et il fut décidé que de temps en temps je pourrais encore me permettre de traverser les salles en courant. Quant à mes relations avec tous les camarades, il ne dépendait que de moi de les établir sur un pied fraternel, et c’est ce que je fis.

Les pages de chambre devaient aller souvent au palais, aux grands et aux petits levers, aux bals, aux réceptions, aux dîners de gala, etc. Pendant les semaines de Noël, du nouvel an et de Pâques, nous étions convoqués au palais presque tous les jours, et parfois deux fois par jour. En qualité de sergent, je devais aussi signaler à l’empereur, tous les dimanches, pendant la revue à l’école d’équitation, que « tout allait bien à la compagnie du corps des pages », même lorsqu’un tiers de l’école était atteint de quelque maladie contagieuse. En pareille occasion je demandai un jour au colonel : « Ne dois-je pas dire aujourd’hui que tout ne va pas bien ? » « Dieu vous en garde, s’écria-t-il avec terreur, vous ne devriez dire cela que s’il y avait une insurrection ! »

La vie de cour offre certainement un aspect pittoresque. Avec ses manières élégantes — encore que ce raffinement ne soit que superficiel — avec son étiquette stricte, et son brillant entourage, elle est certainement destinée à faire impression. Un grand lever est un beau spectacle, et même la simple réception de quelques dames par l’impératrice prend un caractère tout différent d’une visite ordinaire quand elle a lieu dans un salon du palais richement décoré — les invités introduits par des chambellans aux uniformes brodés d’or, l’impératrice suivie de pages richement vêtus et de dames d’honneur. Tout s’accomplit avec une solennité impressionnante. Jouer un rôle dans les cérémonies de la cour, être au service des plus hauts personnages, offrait à un jeune homme de mon âge un intérêt différent de celui de la simple curiosité. D’autre part je regardais Alexandre II comme une espèce de héros : c’était un homme qui n’attachait pas d’importance aux cérémonies de la cour, mais qui, à cette époque, commençait sa journée de travail à six heures du matin et avait engagé une lutte énergique contre un puissant parti réactionnaire afin de faire une série de réformes dont l’abolition du servage n’était que la première.

Mais peu à peu, lorsque je pus mieux voir le côté théâtral de la vie de cour, lorsque j’eus pu apercevoir ce qui se passait dans les coulisses, je compris non seulement la futilité de ce spectacle et des choses qu’il avait pour but de voiler, mais je compris aussi que ces vétilles n’absorbaient si complètement la cour que pour l’empêcher de penser à des choses plus sérieuses. Pour la comédie on perdait souvent de vue les réalités. Et plus tard à mes yeux s’évanouit lentement l’auréole dont mon imagination avait entouré Alexandre II. Aussi, si j’avais même caressé au début quelques illusions sur la possibilité de jouer un rôle actif dans les milieux de la Cour, à la fin de l’année j’aurais renoncé à ce rêve.

Il y avait un grand lever au palais tous les jours de grande fête, ainsi qu’à l’anniversaire de la naissance, à la fête patronymique de l’empereur et de l’impératrice, à l’anniversaire du couronnement, et en d’autres occasions analogues. Des milliers de généraux, et les hauts fonctionnaires des administrations civiles étaient rangés en lignes dans les immenses salles du palais, et s’inclinaient au passage de l’empereur et de sa famille lorsqu’ils se rendaient solennellement à l’église. Tous les membres de la famille impériale venaient ces jours-là au palais. Ils se réunissaient dans un salon et bavardaient gaiement jusqu’au moment où ils devaient mettre le masque de la solennité. Alors le cortège se formait. L’empereur, donnant la main à l’impératrice, ouvrait la marche. Il était suivi de son page de chambre, du général aide de camp, de l’aide de camp de service et du ministre de la maison impériale. Au service de l’impératrice ou plutôt de son immense traîne étaient attachés ses deux pages de chambre, qui devaient porter la traîne aux tournants, puis la déployer dans toute sa beauté. L’héritier présomptif, qui était un jeune homme de dix-huit ans, et les autres grands-ducs et grandes-duchesses venaient ensuite, dans l’ordre de leur droit de succession au trône — chacune des grandes-duchesses suivie de son page de chambre. Puis venaient en un long cortège les dames de la suite, jeunes et vieilles, toutes portant le prétendu costume russe — c’est-à-dire une robe de bal qu’on suppose devoir ressembler au costume porté par les femmes de la vieille Russie.

Comme le cortège défilait, je pouvais observer comment chacun des plus hauts fonctionnaires civils et militaires essayait, avant de s’incliner, d’attirer sur soi un regard de l’empereur, et si, à sa révérence, le tsar répondait par un sourire, ou par un imperceptible signe de tête, ou même parfois par un mot ou deux ; alors il regardait ses voisins, plein d’orgueil et attendait leurs félicitations.

Après l’église, le cortège revenait dans le même ordre, et ensuite chacun retournait en hâte à ses propres occupations. A part un petit nombre de dévots et quelques jeunes dames, pas une sur dix des personnes présentes à ces levers n’y voyait autre chose qu’une ennuyante corvée.

Deux ou trois fois durant l’hiver on donnait au palais de grands bals, auxquels des milliers de gens étaient invités. Après que l’empereur avait ouvert la danse par une polonaise, chacun avait pleine liberté pour s’amuser comme il voulait. Dans ces immenses salles brillamment éclairaient il était facile aux jeunes filles de se soustraire aux yeux vigilants de leurs parents ou de leurs tantes, et elles jouissaient complètement de la joie de la danse et du souper pendant lequel les jeunes gens s’arrangeaient toujours pour être seuls.

Pendant ces bals ma tâche était assez difficile. Alexandre II ne dansait pas, mais il ne restait pas assis non plus ; il se promenait tout le temps parmi ses hôtes, et son page de chambre devait le suivre à une distance convenable pour percevoir facilement un appel de l’empereur, sans toutefois être trop proche pour devenir une cause de gêne. Cette combinaison de présence et d’absence n’était pas facile à obtenir, et Alexandre n’y tenait pas : il aurait préféré être laissé entièrement seul ; mais telle était la tradition et il devait s’y soumettre. Ma tâche devenait surtout difficile quand il pénétrait au milieu des rangs serrés des dames qui entouraient le cercle où dansaient les grands-ducs, et qu’il circulait au milieu d’elles. Il n’était pas aisé de se faire un chemin à travers ce jardin vivant qui s’ouvrait pour livrer passage à l’empereur, mais se refermait immédiatement derrière. Au lieu de prendre part à la danse, des centaines de dames et de jeunes filles restaient là serrées les unes contre les autres, espérant toutes que l’un des grands-ducs ferait attention à elles et les inviterait à danser une valse ou une polka. Telle était l’influence de la Cour sur la société de Pétersbourg qui si l’un des grands-ducs jetait les yeux sur une jeune fille, les parents de celle-ci faisaient tout leur possible pour que leur enfant devînt follement amoureuse du grand personnage, bien qu’ils n’ignorassent pas que le mariage était impossible — les grands-ducs de Russie ne pouvant épouser les « sujets » du tsar. Les conversations que j’entendis une fois dans une famille « respectable », après que l’héritier présomptif eut dansé deux ou trois fois avec une jeune fille de dix-sept ans, et les souhaits que formaient ses parents, surpassaient tout ce que j’aurais pu imaginer.

* * *

Chaque fois que nous étions au palais nous y prenions notre déjeuner ou notre dîner, et les valets nous chuchotaient les dernières nouvelles de la chronique scandaleuse de la maison de l’empereur, même si nous ne nous en souciions pas. Ils savaient tout ce qui se passait dans les différents palais — c’était là leur domaine. Par amour de la vérité, je dois reconnaître que durant l’année dont je parle, cette chronique scandaleuse n’était pas aussi riche en événements qu’elle le devint après 1870. Les frères du tsar n’étaient mariés que depuis peu, et ses fils étaient tous jeunes. Mais les domestiques parlaient encore plus librement que la société pétersbourgeoise des relations de l’empereur avec cette princesse X. que Tourguénev a si bien dépeinte dans « Fumée » sous le nom d’Irène. Un jour, cependant, en entrant dans la chambre où nous nous changions, on nous dit : « La X. a reçu son congé aujourd’hui — et définitivement cette fois. » Une demi-heure après nous vîmes la dame en question venir à la messe, les yeux gonflés de pleurs, et cherchant à retenir ses larmes pendant la cérémonie, tandis que les autres dames avaient soin de se tenir à distance pour la mettre en évidence. Les valets étaient déjà informés de l’incident et le commentaient à leur façon. Il y avait quelque chose de vraiment répugnant dans la conversation de ces hommes qui la veille auraient rampé devant cette même dame.

Le système d’espionnage en usage au palais, surtout dans l’entourage de l’empereur, semblerait incroyable aux profanes. L’incident suivant en donnera une idée. Quelques années plus tard l’un des grands-ducs reçut une leçon sévère d’un monsieur de Pétersbourg. Il avait interdit sa maison au grand-duc, mais en rentrant chez lui inopinément, il le trouva dans son salon et se jeta sur lui, la canne levée. Le jeune homme se précipita dehors, et il allait sauter dans sa voiture lorsque l’autre le rattrapa et lui donna un coup de canne. Le policeman qui était à la porte avait tout vu et il se hâta de faire son rapport au chef de la police, le général Trépov, qui à son tour sauta dans une voiture et alla droit chez l’empereur pour être le premier à lui annoncer le « triste » incident. Alexandre II fit venir le grand-duc et eut un entretien avec lui. Quelques jours plus tard un vieux fonctionnaire de la Troisième Section de la chancellerie impériale — c’est-à-dire de la police d’État — qui fréquentait la famille d’un de mes camarades raconta toute la conversation. « L’empereur, dit-il, était très irrité, il il finit par dire au grand-duc : Tu devrais savoir mieux arranger tes petites affaires intimes. » On demanda naturellement à ce fonctionnaire comme il se faisait qu’il connût tous les détails d’une conversation particulière ; mais sa réponse fut très caractéristique : « Il faut bien que notre section connaisse les paroles et les opinions de Sa Majesté. Sans cela comment pourrait fonctionner une institution aussi délicate que la police de l’État ? Soyez sûrs que l’empereur est la personne la plus surveillée de Pétersbourg. »

Et dans ces paroles il n’y avait pas de vantardise. Tous les ministres, tous les gouverneurs généraux, avant d’entrer avec leurs rapports dans le cabinet de l’empereur, avaient un entretien avec son valet de pied, pour savoir de quelle humeur était le maître ce jour-là ; et suivant cette bonne ou mauvaise humeur, ils lui exposaient quelque affaire épineuse ou la laissaient au fond de leur portefeuille en attendant une meilleure occasion. Le gouverneur général de la Sibérie orientale envoyait toujours, quand il venait à Pétersbourg, son aide de camp porter un joli présent au valet de pied de l’empereur. « il y a des jours, disait-il, où l’empereur se mettrait en fureur et ordonnerait une enquête sévère sur n’importe qui, sur moi-même, si je lui soumettais certains rapports en de tels jours. Par contre, il y a des jours où tout marche à souhait. C’est un homme précieux que ce valet. » Savoir chaque jour l’état d’esprit de l’empereur, c’était une part importante de l’art de conserver une haute situation - art que plus tard le comte Chouvalov et le général Trépov comprirent à la perfection, ainsi que le comte Ignatiev qui, d’ailleurs, à en juger d’après ce que j’ai vu, aurait su exercer cet art, même sans l’assistance du valet.

Au début, j’avais une grande admiration pour Alexandre II, le libérateur des serfs. L’imagination emporte souvent un jeune homme au-delà des réalités du moment, et tel était alors mon état d’esprit que si à cette époque on avait commis en ma présence un attentat contre le tsar, je l’aurais couvert de mon corps. Un jour, au commencement de janvier 1862, je le vis quitter le cortège et s’avancer rapidement, seul, vers les salles où des détachements de tous les régiments de la garnison de Pétersbourg étaient alignés pour la parade. Ordinairement cette revue avait lieu dehors, mais cette année, à cause du froid, elle eut lieu à l’intérieur, et Alexandre II, qui généralement passait au galop sur le front des troupes, devait cette fois marcher au pas. Je savais que mon service de Cour finissait dès que l’empereur exerçait ses fonctions de commandant suprême de l’armée, et que je devais l’accompagner jusqu’à ce moment, mais pas après. Cependant, en regardant autour de moi, je vis qu’il était tout seul. Les deux aides de camp avaient disparu, et il n’y avait pas avec lui un seul homme de sa suite. « Je ne veux pas le laisser seul ! » me dis-je à moi-même ; et je le suivis.

Je ne sais si Alexandre II était très pressé ce jour-là ou s’il avait quelque autre raison d’en finir le plus tôt possible avec la revue, mais il passa comme une flèche sur le front des troupes, et traversa leurs rangs à toute vitesse, en faisant de se grands pas — il avait une très haute taille — que j’avais la plus grande difficulté à le suivre, et plusieurs fois je dus presque courir pour pouvoir rester près de lui. Il se hâtait comme s’il avait fui un danger. Son excitation s’empara de moi, et à chaque instant j’étais prêt à bondir devant lui pour le protéger, regrettant seulement d’avoir mon épée d’ordonnance et non ma propre épée, une lame de Tolède qui perçait des sous et était une arme bien meilleure. Ce ne fut qu’après avoir passé devant le dernier bataillon qu’il ralentit le pas. En entrant dans une nouvelle salle, il regarda autour de lui et son regard rencontra mes yeux brillants de l’excitation causée par cette marche rapide. Le plus jeune des aides de camp courait à toute vitesse, encore séparé de nous par deux salles. Je m’attendais à une sévère réprimande ; mais Alexandre II me dit, trahissant peut-être ses pensées intimes : « Toi, ici ? Brave garçon ! » Et en s’éloignant lentement il laissa errer au loin son regard énigmatique et vague, comme je le lui avais vu faire si souvent.

Telles étaient alors mes dispositions à son égard. Cependant quelques petits incidents, ainsi que le caractère réactionnaire que prenait décidément la politique d’Alexandre II, m’inspiraient des doutes de plus en plus grands. Tous les ans, le 6 janvier, on célèbre en Russie la cérémonie semi-chrétienne, semi-païenne, de la bénédiction des eaux. On la célèbre aussi au palais. On construit un pavillon sur la Néva, en face du palais, et la famille impériale, précédée du clergé, sort du palais, traverse le superbe quai, et se rend au pavillon où l’on chante un Te Deum ; puis l’on plonge la croix dans l’eau du fleuve. Des milliers de gens se tiennent sur le quai et sur la glace de la Néva pour assister de loin à la cérémonie. Tous doivent rester tête nue pendant le service. Cette année, comme le froid était assez rigoureux, un vieux général avait mis une perruque, et en s’habillant à la hâte il avait déplacé sa perruque qui maintenant était posée de travers, sans qu’il s’en doutât. Le grand-duc Constantin s’en étant aperçu rit pendant toute la durée du Te Deum avec les autres grands-ducs en regardant dans la direction du malheureux général, qui souriait stupidement sans savoir pourquoi il causait une telle hilarité. Constantin murmura enfin quelques mots à l’oreille de l’empereur qui regarda aussi le général et se mit à rire.

Quelques instants après, comme la procession retraversait le quai en revenant au palais, un vieux paysan, tête nue, franchit la double haie de soldats qui bordait le chemin suivi par la procession, et tomba à genoux aux pieds de l’empereur. Il tenait une supplique à la main et il criait les larmes aux yeux : « Père, défends-nous ! » Dans ce cri on devinait les siècles d’oppression subis par les paysans russes ; mais Alexandre II, qui un instant auparavant riait, pendant l’office religieux, d’une perruque mise de travers, passait maintenant près du paysan sans lui prêter la moindre attention. Je le suivais de très près, et je n’aperçus chez lui qu’un frisson de surprise à l’apparition brusque du paysan ; ensuite il continua son chemin sans daigner même jeter un regard sur cette créature humaine couchée à ses pieds. Je regardai autour de moi. Les aides de camp n’étaient pas là ; le grand-duc Constantin qui suivait ne fit pas plus attention au paysan que son frère. Il n’y avait personne pour prendre la supplique, de sorte que je la pris, tout en sachant que j’aurais un blâme pour cela. Ce n’était pas à moi à recevoir les suppliques, mais je me représentais ce que cela avait dû coûter au paysan avant qu’il pût arriver à la capitale, pour traverser ensuite les lignes de policiers et de soldats qui entouraient le cortège. Comme tous les paysans qui présentent des suppliques au tsar, il allait être enfermé en prison, et nul ne savait combien de temps il y resterait.

* * *

Le jour de l’émancipation des serfs, Alexandre II était adoré à Pétersbourg ; mais il est très remarquable que, abstraction faite de ce moment d’enthousiasme général, il n’était pas aimé dans la capitale. Son frère Nicolas — nul ne pourrait dire pourquoi — était très populaire du moins parmi les petits marchands et les cochers de fiacre. Mais ni Alexandre II, ni son frère Constantin, le leader du parti réformiste, ni son troisième frère, Michel, n’avaient su gagner les cœurs d’aucune classe de la population pétersbourgeoise. Alexandre II avait trop conservé du caractère despotique de son père, et cela perçait de temps à autre à travers ses manières généralement affables. Il perdait souvent patience, et souvent il traitait ses courtisans de la façon la plus dédaigneuse. Ce n’était pas un homme sur qui l’on pût compter, ni dans sa politique, ni dans ses sympathies personnelles, et il était vindicatif. Je doute qu’il fût sincèrement attaché à personne. Quelques-uns des hommes qui le touchaient de plus près étaient des moins sympathiques — le comte Adlerberg, par exemple, qui lui faisait toujours de nouveau payer ses dettes énormes, et quelques autres, célèbres par leurs vols monstrueux. Dès 1862 on put voir que sous Alexandre II les pires errements du règne de son père pourraient se reproduire. On savait qu’il désirait encore accomplir une série d’importantes réformes dans l’organisation juridique et dans l’armée, qu’il était sur le point d’abolir les terribles châtiments corporels, et qu’il accorderait une espèce de self-government local et peut-être même une constitution. Mais le plus petit trouble était par ses ordres réprimé avec la plus impitoyable sévérité ; il considérait tout mouvement populaire comme une injure personnelle, de sorte qu’à tout moment on pouvait attendre de lui les mesures les plus réactionnaires.

Les désordres qui se produisirent dans les universités de Pétersbourg, de Moscou et de Kazan, en octobre 1861, furent réprimés avec une dureté plus grande que jamais. L’université de Pétersbourg fut fermée, et quoique la plupart des professeurs eussent ouvert des cours libres à la Maison de Ville, ces cours furent bientôt fermés également, et les meilleurs professeurs quittèrent l’université. Immédiatement après l’abolition du servage, commença un grand mouvement en faveur de la création d’écoles du dimanche ; partout des particuliers et des associations en ouvraient ; tous les maîtres enseignaient sans être rétribués et les paysans et les ouvriers, les vieux comme les jeunes, arrivaient en foule. Des officiers, des étudiants, même quelques pages se faisaient professeurs dans ces écoles ; et on employait de si excellentes méthodes que nous réussissions — le russe ayant une orthographe phonétique — à apprendre à lire à un paysan en neuf ou dix leçons. Mais tout à coup on ferma toutes les écoles du dimanche, où la masse des paysans aurait, sans qu’il en résultât la moindre dépense pour l’État, appris à lire en quelques années. En Pologne, où une série de manifestations patriotiques avaient eu lieu, on envoya les Cosaques pour disperser les rassemblements à coups de fouet et pour arrêter avec leur brutalité ordinaire des centaines de personnes dans les églises. On tua des hommes à coups de fusil dans les rues de Varsovie vers la fin de 1861, et pour réprimer les quelques insurrections paysannes qui éclatèrent alors on eut recours à l’horrible châtiment favori de Nicolas Ier : on faisait passer les condamnés sous les bâtons à travers une double rangée de soldats. Dès 1862 on pouvait deviner dans Alexandre II le bourreau qu’il fut plus tard, de 1870 à 1881.

De tous les membres de la famille impériale, Marie Alexandrovna était sans conteste la plus sympathique. Elle était sincère et quand elle disait quelque chose d’agréable, elle le pensait. La façon dont elle me remercia une fois d’une petite attention que j’avais eue pour elle (elle venait de recevoir l’ambassadeur des États-Unis qui arrivait à Pétersbourg) me causa une vive impression. Son attitude montrait qu’elle n’était point gâtée par de fréquentes marques de politesse comme on aurait pu pourtant le supposer d’une impératrice. L’empereur ne la rendait certainement pas heureuse. Elle n’était pas aimée non plus par les dames de la Cour qui la trouvaient trop sévère et ne pouvaient comprendre pourquoi elle prenait tant à cœur les étourderies de son mari. On sait aujourd’hui qu’elle joua un rôle assez important dans la question de l’abolition du servage. Mais à cette époque son influence dans ce sens semble avoir été peu connue, car le grand-duc Constantin et la grande-duchesse Hélène Pavlovna, qui était le principal soutien de Nicolas Miloutine à la cour, étaient considérés comme les chefs du parti réformiste dans les sphères du gouvernement. Ce qu’on connaissait mieux c’était la part décisive prise par l’impératrice dans la création de lycées de jeunes filles, qui dès le début furent dotés d’une excellente organisation et reçurent un caractère vraiment démocratique. Ses relations amicales avec Ouchinski empêchèrent ce grand pédagogue de partager le sort de tous les hommes de marque de l’époque — c’est-à-dire l’exil.

Ayant reçu elle-même une excellente éducation, Maria Alexandrovna tâchait de donner à son fils aîné la meilleure éducation possible. On choisit comme professeurs les hommes les plus distingués de toutes les branches du savoir, et elle s’adressa même à Kaéline, quoiqu’elle connût très bien ses rapports avec Herzen. Lorsqu’il lui signala cette amitié, elle répondit qu’elle n’en voulait pas à Herzen, si ce n’est son langage violent à l’égard de l’impératrice douairière.

L’héritier présomptif était très beau — peut-être même d’une beauté trop féminine. Il n’était pas du tout fier, et pendant les levers il causait en bon camarade avec les pages de chambre. (Je me souviens même qu’à la réception du corps diplomatique le jour de l’an, j’essayai de lui faire apprécier la simplicité de l’uniforme de l’ambassadeur des États-Unis, en comparaison des uniformes aux couleurs de cacatoès arborés par les autres ambassadeurs.) Cependant ceux qui le connaissaient le dépeignaient comme un profond égoïste, absolument incapable de se lier à quelqu’un. Ce trait de caractère était encore plus marqué chez lui que chez son père. Quant à son éducation, toutes les peines prises par sa mère furent vaines. Au mois d’août 1861, ses examens, qu’il passa en présence de son père, furent très piteux, et je me souviens que quelques jours après ses examens, Alexandre II, à une revue où le prince héritier commandait les troupes et pendant laquelle il commit une faute, lui cria tout haut, si bien que tout le monde put entendre : « Tu n’as pas même pu apprendre cela ! » Il mourut comme on sait à l’âge de vingt-deux ans d’une maladie de la moelle épinière.

Son frère Alexandre, qui devint l’héritier présomptif en 1865 et qui fut plus tard Alexandre III, formait un contraste absolu avec Nicolaï Alexandrovitch. Il me rappelait tellement Paul Ier par sa physionomie, par toute sa personne et le sentiment de sa grandeur que j’ai souvent dit : « S’il règne jamais, il sera un nouveau Paul Ier dans le palais de Gatchina et il finira comme son arrière-grand-père, sous les coups de ses courtisans. » Il refusait obstinément d’étudier. Le bruit courait qu’Alexandre II, ayant eu beaucoup de difficultés avec son frère Constantin qui était plus instruit que lui, résolut de concentrer toute son attention sur l’héritier présomptif et de négliger l’éducation de ses autres fils. Cependant je doute qu’il en fût ainsi : Alexandre Alexandrovitch doit avoir eu de la répugnance pour l’étude depuis l’enfance. Il est certain que son orthographe dont je pus me rendre compte dans les télégrammes qu’il adressait à sa fiancée à Copenhague, était d’une incorrection inimaginable. Je ne puis figurer ici son orthographe russe, mais en français il écrivait : « Écri à oncle à propos parade... les nouvelles sont mauvaisent... »

On dit que son caractère s’améliora vers la fin de sa vie, mais en 1870 et beaucoup plus tard encore, il était toujours resté un vrai descendant de Paul Ier. Je connaissais à Pétersbourg un officier d’origine suédoise — c’était un Finlandais, qu’on avait envoyé aux États-Unis commander des fusils pour l’armée russe. A son retour il eut à présenter un rapport sur sa mission à Alexandre Alexandrovitch, désigné à cette époque pour diriger de réarmement. Pendant cet entretien le tsarévitch, se laissant complètement aller à son violent caractère, se mit à réprimander l’officier ; celui-ci probablement répliqua avec dignité, ce qui fit entrer l’héritier dans un véritable accès de rage, et il insulta l’officier d’une façon grossière. L’officier appartenait à ce type d’hommes dévoués aux institutions mais soucieux de leur dignité qu’on rencontre fréquemment parmi la noblesse suédoise de Russie ; il sortit immédiatement et écrivit à l’héritier une lettre où il lui demandait de faire des excuses dans les vingt-quatre heures, ajoutant que s’il n’obtenait pas satisfaction il se tuerait. C’était une espèce de duel japonais. Alexandre Alexandrovitch n’envoya pas d’excuses et l’officier tint parole. Je le vis chez un de mes amis intimes, avec lequel il était lui aussi très lié. Il s’attendait à tout instant à recevoir les excuses. Le lendemain il était mort. Le tsar fut fort irrité contre son fils et il lui ordonna de suivre le cercueil de l’officier au cimetière. Mais cette terrible leçon ne suffit même pas à corriger le jeune homme de cette hauteur et de cette impétuosité qu’il tenait des Romanovs.