Mémoires d’un révolutionnaire/III1

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AUTOUR D'UNE VIE
TROISIÈME PARTIE — Chapitre premier.



Chapitre premier


LA SIBÉRIE. — TRAVAUX DE RÉFORME EN TRANSBAÏKALIE. — L’INSURRECTION POLONAISE. — SES CONSÉQUENCES FUNESTES POUR LA POLOGNE ET LA RUSSIE.


Les cinq années que je passai en Sibérie me furent d’une extrême utilité pour la connaissance de la vie et des hommes. J’entrai en contact avec des gens de toute espèce : les meilleurs et les pires ; ceux qui étaient placés en haut de l’échelle sociale et ceux qui végétaient dans les bas-fonds, les vagabonds et les criminels prétendument incorrigibles. J’eus de nombreuses occasions d’observer les us et coutumes des paysans dans leur vie de tous les jours, et je fus encore mieux en situation de juger combien peu l’administration de l’État pouvait les aider, même si elle était animée des meilleures intentions. En outre, mes grands voyages, durant lesquels je parcourus plus de vingt mille lieues en voiture, à bord de steamers, en bateau, mais surtout à cheval, fortifièrent ma santé de façon étonnante. Ils m’apprirent aussi combien l’homme a besoin de peu de choses dès qu’il sort du cercle enchanté de la civilisation conventionnelle. Muni de quelques livres de pain et de quelques onces de thé dans un sac de cuir, d’une marmite et d’une hachette suspendue au pommeau de sa selle et d’une couverture placée au dessous, qu’il étendra au bivouac sur un lit de branches de sapin fraîchement coupées, un homme se sent étonnamment indépendant, même au milieu de montagnes inconnues couronnées de bois épais et couvertes de neige. On pourrait écrire un livre sur cette partie de ma vie, car il y a beaucoup à dire sur les années qui suivirent.

La Sibérie n’est pas la terre glacée ensevelie sous la neige et peuplée uniquement de déportés, comme on se la figure ordinairement en Europe et comme on se la figurait alors, même en Russie. Dans sa partie méridionale elle est aussi riche en productions naturelles que le sont les régions du sud du Canada, auquel elle ressemble beaucoup au point de vue physique. Outre ses naturels au nombre d’un demi-million, elle a une population de plus de quatre millions de Russes. Le sud de la Sibérie occidentale est tout aussi russe que les provinces au nord de Moscou.

En 1862, l’administration supérieure de la Sibérie était beaucoup plus éclairée et bien meilleure que celle des provinces de la Russie d’Europe. Pendant plusieurs années, le poste de gouverneur général de la Sibérie orientale avait été occupé par un remarquable personnage, le comte N. N. Mouraviev, qui annexa à la Russie la région de l’Amour. Il était très intelligent, très actif, extrêmement aimable et désireux de travailler au bien du pays. Comme tous les hommes d’action de l’école gouvernementale, il était despote jusqu’au fond de l’âme ; mais il avait des opinions avancées et une république démocratique ne l’aurait pas entièrement satisfait. Il avait réussi à se débarrasser de la plupart des anciens employés civils, qui considéraient la Sibérie comme un champ à piller, et il s’était entouré d’un certain nombre de jeunes fonctionnaires, très honnêtes et dont beaucoup étaient animés des mêmes intentions que lui. Dans son propre cabinet, les jeunes officiers et l’exilé Bakounine (il s’évada de Sibérie pendant l’automne de 1861), discutaient les chances qu’on avait de pouvoir créer les États-Unis de Sibérie, fédérés par-dessus le Pacifique avec les États-Unis d’Amérique.

Lorsque j’arrivai à Irkoutsk, la capitale de la Sibérie orientale, le mouvement réactionnaire que j’avais vu commencer à Pétersbourg n’avait pas encore atteint ces lointaines régions. Je fus très bien reçu par le jeune gouverneur-général, Krosakov, qui venait de succéder à Mouraviev, et il me dit qu’il était enchanté d’avoir autour de lui des hommes aux opinions libérales. Quant au chef de l’État-major B.-K. Koukel, jeune général qui n’avait pas trente-cinq ans, et dont je devins l’aide de camp particulier, il me conduisit dans une de ses chambres où je trouvai, avec les meilleures revues russes, les collections complètes des publications révolutionnaires de Herzen éditées à Londres. Nous fûmes bientôt de grands amis.

Le général Koukel occupait alors temporairement le poste de gouverneur de la Transbaïkalie, et quelques semaines plus tard nous traversions le beau lac Baïkal et nous nous dirigeâmes toujours dans la direction de l’est, vers la petite ville de Tchita, capitale de la province. Là, je devais me consacrer, corps et âme, sans perdre de temps, aux grandes réformes qu’on discutait alors. Les ministères de Pétersbourg avaient chargé les autorités locales d’élaborer des plans de réformes complets pour l’administration des provinces, l’organisation de la police, les tribunaux, les prisons, le système de déportation, le self-government des municipalités — le tout sur les bases largement libérales posées par l’empereur dans ses manifestes.

Koukel, assisté d’un homme intelligent et pratique, le colonel Pedachenko, et de quelques fonctionnaires civils bien intentionnés, travaillait toute la journée et parfois une bonne partie de la nuit. Je devins secrétaire de deux comités — l’un s’occupant de la réforme, l’autre, préparant un projet de self-government municipal — et je me mis à l’œuvre avec tout l’enthousiasme d’un jeune homme de dix-neuf ans. Je lus beaucoup de choses sur l’évolution historique de ces institutions en Russie et leur développement actuel à l’étranger, d’excellents ouvrages ayant été publiés sur ces sujets par les Ministères de l’Intérieur et de la Justice. Mais ce que nous faisons en Transbaïkalie était loin d’être purement théorique. Je discutais d’abord les grandes lignes, puis chaque point de détail, avec des hommes pratiques connaissant bien les besoins réels et sachant ce qui pouvait ou ne pouvait pas se faire. Et, dans ce but, je me mis en relation avec un nombre considérable d’hommes de la ville et de la province. Alors les conclusions auxquelles nous arrivions étaient de nouveau discutées avec Koukel et Pedachenko ; et lorsque j’avais indiqué les résultats sous une forme provisoire, chaque point était repris soigneusement dans les comités.

L’un de ces comités, qui préparait le projet de gouvernement municipal, était composé de citoyens de Tchita, élus par toute la population, aussi librement qu’ils auraient pu l’être aux États-Unis. Bref, notre œuvre était très sérieuse ; et aujourd’hui que je considère cette œuvre à travers toutes les années écoulées, je puis dire en toute confiance que si le self-gouvernement municipal avait été alors accordé aux villes de Sibérie, sous la forme modeste à laquelle nous nous étions arrêtés, elles seraient aujourd’hui toutes différentes de ce qu’elles sont. Mais tous ces efforts furent perdus, comme on va le voir.

Par ailleurs l’occupation ne manquait pas. Il fallait trouver de l’argent pour les institutions charitables. Il fallait dresser un tableau économique de la province pour une exposition agricole locale. Ou bien encore c’était quelque sérieuse enquête à faire. Koukel me disait parfois :

« — C’est une grande époque que celle où nous vivons ; travaillez, mon cher ami ; souvenez-vous que vous êtes le secrétaire de tous les comités présents et à venir, » et je redoublais d’énergie.

Un ou deux exemples montreront quels résultats nous obtenions. Il y avait un chef de district — c’est-à-dire un officier de police investi de pouvoirs très étendus et très indéterminés — qui était une véritable honte pour notre province. Il volait les paysans et les faisait fouetter à tort et à travers — même les femmes, ce qui était contraire à la loi ; et lorsqu’une affaire criminelle tombait entre ses mains, elle restait en suspens pendant des mois, et en attendant il faisait garder les hommes en prison jusqu’à ce qu’ils lui fissent un présent. Koukel l’aurait destitué depuis longtemps, mais cette idée ne souriait pas au gouverneur-général, parce que ce policier avait à Pétersbourg de puissants protecteurs. Après bien des hésitations il fut enfin décidé que je ferais une enquête sur place, et que je recueillerais des dépositions contre cet homme. Ce n’était pas des plus faciles, parce que les paysans, terrorisés par lui, et connaissant bien le dicton russe : « Dieu est bien haut, et le tsar bien loin, » n’osaient porter témoignage. Même la femme qu’il avait fait fouetter craignait tout d’abord de faire une déposition écrite. Ce ne fut qu’après avoir passé une quinzaine de jours avec les paysans et avoir gagné leur confiance, que je pus mettre en lumière les méfaits de leur chef. Je recueillis des preuves écrasantes, et le chef de district fut destitué. Nous nous félicitions d’être débarrassé d’une telle peste. Mais quelle ne fut pas notre stupéfaction lorsque, quelques mois plus tard, nous apprîmes qu’il était nommé au poste plus élevé d’ispravnikdans le Kamtchatka ! Là il pouvait piller les habitants en dehors de tout contrôle, et c’est aussi ce qu’il fit. Quelques années plus tard il revint à Pétersbourg : il était riche. Les articles que de temps en temps il publie dans la presse réactionnaire sont, comme on doit s’y attendre, conçus dans un esprit on ne peut plus « patriotique ».

Comme je l’ai déjà dit, le mouvement de réaction n’avait pas alors atteint la Sibérie, et les déportés politiques continuaient à être traités avec toute la douceur possible, comme au temps de Mouraviev. En 1861, lorsque le poète Mikhaïlov fut condamné aux travaux forcés pour avoir publié un manifeste révolutionnaire et fut envoyé en Sibérie, le gouverneur de la première ville sibérienne qu’il traversa, Tobolsk, donna en son honneur un dîner auquel prirent part tous les fonctionnaires. Dans la Transbaïkalie on ne le fit pas travailler, mais on lui permit officiellement de séjourner dans la prison-hôpital d’un petit village minier. Sa santé étant très mauvaise — car il était atteint de phtisie et mourut quelques années plus tard — le général Koukel lui permit d’habiter la maison de son frère, un ingénieur des mines qui avait loué à la Couronne une mine pour l’exploiter à son propre compte. Cela n’était pas officiel, mais toute la Sibérie orientale le savait. Mais un jour nous apprîmes d’Irkoutsk que, à la suite d’une dénonciation secrète, le général de gendarmes (de la police d’État) était en route pour Tchita où il venait faire une enquête sérieuse sur cette affaire. Un aide de camp du gouverneur-général nous en apporta la nouvelle. Je fus dépêché en grande hâte pour avertir Mikhaïlov, et pour lui dire de retourner immédiatement à la prison-hôpital, pendant qu’on retenait le général de gendarmes à Tchita. Comme ce monsieur gagnait toutes les nuits des sommes considérables au tapis vert chez Koukel, il résolut bientôt de ne pas échanger cet agréable passe-temps contre un long voyage aux mines par une température de quelques degrés au-dessous du point de congélation du mercure, et enfin il retourna à Irkoutsk tout à fait satisfait de sa mission lucrative.

L’orage, cependant, approchait de plus en plus, et il balaya tout quelque temps après que l’insurrection eut éclaté en Pologne.

* * *

En janvier 1863, la Pologne se souleva contre la domination russe. Des bandes d’insurgés se formèrent et une guerre commença qui dura dix-huit mois pleins. Les réfugiés de Londres avaient supplié les comités révolutionnaires de Pologne d’ajourner le mouvement. Ils prévoyaient que les insurgés seraient écrasés et que ce soulèvement mettrait fin à la période des réformes en Russie. Mais ce n’était plus possible. La répression brutale des manifestations nationalistes de Varsovie en 1861 et les cruelles exécutions absolument immotivées qui suivirent, exaspérèrent les Polonais. Le sort en était jeté.

Jamais encore la cause polonaise n’avait eu autant de sympathies en Russie. Je ne parle pas des révolutionnaires ; mais même parmi les éléments les plus modérés de la société russe, on pensait et on disait ouvertement que ce serait tout bénéfice pour la Russie si elle avait la Pologne comme voisine pacifique au lieu de l’avoir comme sujet hostile. La Pologne ne perdra jamais son caractère national, elle est trop avancée dans son évolution ; elle possède et possédera toujours sa littérature, son art et son industrie. La Russie ne peut la maintenir en servitude qu’au moyen de la force et de l’oppression — état de choses qui a favorisé jusqu’ici et favorisera nécessairement l’oppression en Russie même. Les pacifiques slavophiles eux-mêmes étaient de cet avis ; et lorsque j’étais à l’école à Pétersbourg, la société pétersbourgeoise accueillit avec des marques d’entière approbation le « rêve » que le slavophile Ivan Aksakov eut le courage de publier dans son journal, Le Jour. Son rêve était que les troupes russes avaient évacué la Pologne et il discutait les excellents résultats de cet événements.

Lorsque la révolution de 1863 éclata, quelques officiers russes refusèrent de marcher contre les Polonais, tandis que d’autres embrassèrent ouvertement leur cause et moururent ou sur l’échafaud ou sur le champ de bataille. Dans la Russie on ouvrait des souscriptions pour les insurgés — en Sibérie même on le faisait au grand jour — et dans les universités russes, les étudiants équipaient ceux de leurs camarades qui allaient rejoindre les révolutionnaires.

Alors, au milieu de cette effervescence, la nouvelle se répandit en Russie que, pendant la nuit du 10 janvier, des bandes d’insurgés étaient tombés sur les soldats cantonnés dans les villages et les avaient assassinés dans leurs lits, bien que la veille même de ce jour les rapports entre les troupes et les Polonais eussent été tout à fait amicaux. Il y avait quelque exagération dans le récit, mais malheureusement le fond en était vrai, et l’impression qu’il produisit en Russie fut des plus désastreuses. Les vieilles antipathies entre les deux nations, si semblables dans leurs origines, mais d’un caractère national si différent, s’éveillèrent encore une fois.

Peu à peu cette mauvaise impression s’évanouit en partie. La lutte courageuse des braves fils de la Pologne et l’indomptable énergie avec laquelle ils résistaient à une armée formidable gagnèrent bien des cœurs à leur cause. Mais on apprit que le comité révolutionnaire polonais, en réclamant le rétablissement de la Pologne dans ses anciennes frontières, y comprenait la Petite Russie, c’est-à-dire l’Oukraine, dont la population grecque orthodoxe avait toujours détesté ses dominateurs polonais et les avait même plus d’une fois massacrés au cours des trois derniers siècles. D’autre part, Napoléon III et l’Angleterre menaçaient la Russie d’une nouvelle guerre — menace vaine qui fit plus de mal aux Polonais que tout le reste. Et, enfin, les radicaux de Russie voyaient avec regret qu’en Pologne c’était le mouvement purement nationaliste qui l’emportait : le gouvernement révolutionnaire ne se souciait guère d’accorder la terre aux serfs — faute grave dont le gouvernement russe ne manqua pas de profiter, afin d’apparaître dans le rôle de protecteur des paysans contre les seigneurs polonais.

Lorsque la révolution éclata en Pologne, on croyait généralement en Russie qu’elle prendrait un caractère démocratique, républicain. On croyait aussi que l’émancipation des serfs sur une base largement démocratique serait la première chose qu’accomplirait un gouvernement révolutionnaire luttant pour l’indépendance du pays.

La loi d’émancipation, telle qu’elle avait été promulguée en 1861 à Pétersbourg, fournissait amplement l’occasion de prendre de telles mesures. Les obligations personnelles des serfs envers leurs seigneurs ne prenaient fin que le 19 février 1863. Après cela il fallait passer par une longue procédure pour arriver à un arrangement entre les seigneurs et les paysans au sujet de la surface et de l’emplacement des lots de terre à donner aux serfs libérés. Les annuités à verser pour ces lots — beaucoup trop élevés d’ailleurs — étaient fixés par la loi à tant par acre. Mais les paysans devaient payer aussi une somme additionnelle pour leurs habitations, et la loi n’avait fixé que le maximum de cette somme : on avait pensé que les seigneurs se décideraient à renoncer en tout ou en partie à ce payement additionnel. Quant au « rachat de la terre », le gouvernement payait au seigneur la valeur entière de la terre en bons sur le Trésor, et les paysans qui recevaient la terre devaient en retour payer pendant quarante-neuf ans 6 pour cent de cette somme pour intérêts et annuités, et ces payements étaient non seulement très exagérés et ruineux pour les paysans, mais on ne fixait même pas un terme pour le rachat : c’était laissé à la volonté du seigneur, et dans un très grand nombre de cas, vingt ans après l’émancipation, on n’avait même fait aucune convention sur le rachat.

Dans de telles conditions, un gouvernement révolutionnaire avait la partie belle pour améliorer la loi russe. Il était tenu d’accomplir un acte de justice envers les serfs, dont la situation en Pologne était aussi mauvaise et même souvent pire qu’en Russie, en leur accordant l’émancipation dans des conditions meilleures et mieux définies. Mais on n’en fit rien. Le parti purement nationaliste et le parti aristocratique s’étant emparés du mouvement, cette question qui primait sur les autres fut entièrement perdue de vue. Il était donc facile au gouvernement russe de gagner les paysans à sa cause.

Alexandre II profita pleinement de cette faute en envoyant Nicolas Miloutine en Pologne avec la mission d’affranchir les serfs comme il avait désiré le faire en Russie. Le tsar lui dit : « Allez en Pologne. Appliquez là-bas votre programme rouge contre la noblesse polonaise ; » et Miloutine, de concert avec le prince Tcherkasky et beaucoup d’autres, fit réellement son possible pour prendre la terre aux seigneurs et la donner aux paysans.

Un jour, je rencontrai l’un des fonctionnaires russes qui allèrent en Pologne sous les ordres de Miloutine et du prince Tcherkasky. « Nous avions pleine liberté, me dit-il, de donner la terre aux paysans. Voici comme je procédais d’ordinaire. Je me rendais dans un village et convoquais l’assemblée des paysans. « Dites-moi d’abord, disais-je, quelle terre vous occupez en ce moment ? » — Ils me l’indiquaient. « Est-ce là toute la terre que vous ayez jamais eue ? » demandais-je alors. — Certainement non, répondaient-ils d’une seule voix. Il y a des années, ces prairies étaient à nous ; ce bois nous a appartenu autrefois ; et ces champs ont été en notre possession. » — Je les laissais parler, puis je leur demandais : « Maintenant, qui de vous peut jurer que telle ou telle terre a autrefois appartenu à la commune ? » — Naturellement personne ne se présentait : il fallait remonter trop loin dans le passé. Enfin, un vieillard qu’on poussait par derrière sortait de la foule pendant que les autres disaient : « Il connaît tout cela, il peut jurer, lui. » — Le vieillard commençait une longue histoire sur ce qu’il connaissait dans sa jeunesse, ou ce qu’il avait entendu dire par son père, mais je l’interrompais. « Indique-moi, sous serment, ce qui, d’après ce que tu sais, a appartenu à la gmina (communauté des paysans) et la terre sera à vous tous. » — Et dès qu’il avait prêté serment (on pouvait avoir une absolue confiance en ce serment), je rédigeais les documents et je déclarais à l’assemblée : « Maintenant, cette terre est à vous. Vous n’avez plus aucune obligation envers vos anciens maîtres ; vous êtes tout simplement leurs voisins. Il ne vous restera plus qu’à payer au gouvernement la taxe de rachat, tant par an. Vos habitations vous sont données avec la terre, gratis, par-dessus le marché. »

On peut s’imaginer les effets d’une telle politique sur les paysans. Un de mes cousins, Petr Nikolaïevitch, frère de l’aide de camp dont j’ai parlé, était en Pologne ou en Lithuanie avec son régiment de uhlans de la Garde. La révolution était si sérieuse qu’on avait même envoyé les régiments de la Garde de Pétersbourg pour la combattre, et on sait aujourd’hui que lorsque Mikhael Mouraviev partit pour la Lithuanie et vint prendre congé de l’impératrice Marie, celle-ci lui dit : « Conservez au moins la Lithuanie à la Russie. » La Pologne était regardée comme perdue.

« Les bandes armées des révolutionnaires tenaient la campagne, me disait mon cousin, et nous étions incapables de les battre ou même de les atteindre. Constamment de petites bandes d’insurgés attaquaient nos détachements isolés, et comme ils combattaient admirablement, qu’ils connaissaient le pays et qu’ils étaient soutenus par la population, ils étaient souvent vainqueurs dans ces escarmouches. Aussi étions-nous forcés de ne marcher qu’en colonnes nombreuses. Il nous arrivait de traverser une région, de parcourir les bois sans trouver aucune trace des bandes ; mais quand nous revenions sur nos pas, nous apprenions que des bandes étaient apparues sur nos derrières, qu’elles avaient levé la contribution patriotique à la campagne, et si quelque paysan avait rendu quelque service à nos troupes, nous le trouvions pendu à un arbre : les révolutionnaires l’avaient exécuté. Telle fut la situation pendant des mois, sans espoir d’amélioration, jusqu’à ce que Miloutine vînt affranchir les paysans et leur donner la terre. Alors tout fut fini. Les paysans se mirent de notre côté ; ils nous aidèrent à arrêter les bandes et l’insurrection prit fin. »

En Sibérie j’ai souvent parlé de cette question avec les exilés polonais, et quelques-uns comprenaient la faute qui avait été commise. Une révolution doit être dès ses premiers débuts, un acte de justice envers les « maltraités et les opprimés » et non une promesse de faire plus tard cet acte de réparation. Sinon elle est sûre d’échouer. Par malheur, il arrive souvent que les chefs sont tellement absorbés par de simples questions de tactique militaire qu’ils oublient le principal. Et lorsque les révolutionnaires ne réussissent pas à prouver aux masses qu’une nouvelle ère a réellement commencé pour eux, ils peuvent être sûrs que leur tentative échouera.

On connaît les désastreuses conséquences que cette révolution eut pour la Pologne : c’est du domaine de l’histoire. On ne sait pas encore aujourd’hui exactement combien d’hommes périrent dans les batailles, combien de centaines furent pendus et combien de dizaines de mille furent déportés dans différentes province de la Russie ou de la Sibérie. Mais les chiffres officiels publiés en Russie il y a quelques années montrent que dans les provinces lituaniennes seules — pour ne rien dire de la Pologne proprement dite — « Mouraviev le Pendeur », cet homme terrible à qui le gouvernement russe vient d’ériger un monument à Vilno, fit pendre, de sa propre autorité, 128 Polonais et fit déporter en Sibérie et en Russie 9 423 hommes et femmes. Des listes officielles, publiées aussi en Russie, indiquent 18 672 personnes exilées de Pologne en Sibérie, sur lesquelles 10 407 furent envoyées dans la Sibérie orientale. Je me souviens que le gouverneur-général de la Sibérie orientale me donna le même nombre, environ 11 000 personnes, condamnées à subir les travaux forcés ou l’exil sur ses domaines. Je vis là-bas les déportés et je fus témoin de leurs souffrances. Tout compté, environ 60 000 à 70 000 personnes, si ce n’est plus, furent arrachées à leur pays et transportées dans différentes provinces de la Russie, de l’Oural, le Caucase et la Sibérie.

Pour la Russie les conséquences furent tout aussi désastreuses. L’insurrection polonaise mit définitivement fin à la période des réformes. Il est vrai que la loi sur le self-government provincial (Zémstvos) et la réforme des tribunaux furent promulguées en 1864 et 1866 ; mais elles étaient prêtes en 1862 et, en outre, au dernier moment — Alexandre II donna la préférence au projet de gouvernement provincial préparé par le parti réactionnaire de Valouïev, rejetant ainsi le projet de Nicolas Miloutine ; et immédiatement après la promulgation de ces deux réformes leur importance fut diminuée, et dans quelques cas même annulée, par toute une série de règlements nouveaux.

Mais le pis fut que l’opinion publique elle-même fit un immense pas en arrière. Le héros du jour devenait Katkov, le meneur du parti du servage, qui se posait maintenant comme un « patriote » russe et entraînait derrière lui la plus grande partie de la société pétersbourgeoise et moscovite. A partir de ce moment tous ceux qui osaient parler de réformes étaient immédiatement dénoncés par Katkov comme des « traîtres à la Russie ».

* * *

Le mouvement réactionnaire atteignit bientôt notre province lointaine. Un jour du mois de mars une note fut apportée par un messager spécial d’Irkoutsk. Cette note intimait au général Koukel d’avoir à quitter immédiatement le poste de gouverneur de Transbaïkalie et de se rendre à Irkoutsk, où il attendrait de nouveaux ordres, mais sans y revêtir de nouveau les fonctions de chef de l’état-major.

Pourquoi ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Il n’y avait pas dans la note un mot d’explication. Le gouverneur-général lui-même, ami personnel de Koukel, n’avait pas osé ajouter un seul mot à l’ordre mystérieux. Cela signifiait-il que Koukel devait être emmené à Pétersbourg entre deux gendarmes et y être emmuré dans cet immense sépulcre de pierre, la forteresse Pierre et Paul ? Tout était possible. Plus tard nous apprîmes qu’on avait eu cette intention ; et elle aurait été mise à exécution sans l’intervention énergique du comte Nicolas Mouraviev, le « conquérant de l’Amour », qui supplia personnellement le tsar d’épargner ce triste sort à Koukel.

Notre séparation d’avec Koukel et sa charmante famille ressembla à des funérailles. Mon cœur était bien gros. Non seulement je perdais en lui un ami cher, mais je sentais aussi que ce départ était la fin de toute une époque pleine d’espérances longuement caressées - « pleines d’illusions », comme ce fut bientôt la mode de s’exprimer.

Je ne me trompais pas. Vint un autre gouverneur, un brave homme « qui ne voulait pas d’histoires ». Avec un redoublement d’énergie, voyant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, je complétai nos projets de réforme du système de déportation et du self-government municipal. Le gouverneur présenta des objections sur quelques points, pour la forme, mais il finit par signer les projets et il les envoya aux bureaux de la capitale. Mais à Pétersbourg on ne demandait plus de réformes. Notre projet est encore enterré dans les cartons avec des centaines d’autres venus de tous les coins de la Russie. Quelques prisons « améliorées », encore plus terribles que celles qui ne l’étaient pas encore, furent construites dans les capitales, pour qu’on pût les montrer lors des congrès pénitentiaires aux étrangers distingués ; mais tout le reste, y compris tout le système de déportation, fut trouvé par George Kennan en 1886 exactement dans le même état que lorsque je quittai la Sibérie en 1867. Ce n’est qu’aujourd’hui, après trente-six ans écoulés, que l’on introduit en Sibérie les tribunaux réformés et une parodie de self-government ; et l’on vient encore (en 1897) de nommer des comités pour étudier le système de déportation.

Lorsque Kennan revint à Londres au retour de son voyage en Sibérie, il trouva moyen de découvrir le lendemain même de son arrivée Stepniak, Tchaïkovsky, moi-même et un autre réfugié russe. Dans la soirée nous nous réunîmes dans la chambre de Kennan, dans un petit hôtel près de Charing Cross. Nous le voyions pour la première fois, et n’ayant point un excès de confiance dans les Anglais entreprenants qui avaient déjà essayé de se renseigner complètement sur les prisons sibériennes, sans même avoir appris un mot de russe, nous nous mîmes à faire subir à Kennan un interrogatoire en règle. A notre grand étonnement, non seulement il parlait un russe excellent, mais il savait sur la Sibérie tout ce qui mérite d’être su. La plupart des exilés politiques de Sibérie étaient connus de l’un ou de l’autre d’entre nous, aussi assiégeons-nous Kennan de questions : « Où est Un Tel ? Est-il marié ? Est-il heureux en ménage ? Ne perd-il pas courage ? » A notre grande satisfaction Kennan savait tout concernant ceux à qui nous nous intéressions.

Lorsque nous eûmes fini de poser ces questions et que nous nous préparions à sortir, je demandai : « Savez-vous, monsieur Kennan, si on a bâti une tour d’observation pour les pompiers de Tchita ? » Stepniak me regarda comme pour me reprocher d’abuser de la bonne volonté de Kennan. Mais Kennan se mit à rire et je l’imitai bientôt. Et au milieu de nos rires, nous nous lancions rapidement des questions et des réponses : « Eh quoi, vous connaissez l’affaire ? — Et vous aussi ? — Est-elle bâtie ? — Oui, ils ont doublé le devis. » Enfin Stepniak intervint et de son air à la fois sérieux et bon enfant il dit : « Dites-nous au moins de quoi vous riez. » Alors Kennan conta l’histoire de cette tour d’observation dont ses lecteurs doivent se souvenir. En 1859 les gens de Tchita voulaient construire une tour et ils ouvrirent une souscription. Mais leur devis dut être envoyé au Ministère de l’Intérieur. Il alla donc à Pétersbourg, mais quand il revint deux ans plus tard, dûment approuvé, tous les prix du bois de construction et de la main-d’œuvre avaient augmenté, car Tchita se développait rapidement. Un nouveau devis fut fait et envoyé à Pétersbourg, et cette histoire se répéta durant vingt-cinq ans. Enfin, perdant patience, les gens de Tchita indiquèrent sur leur devis des prix presque doubles des prix réels. Ce devis fantaisiste fut solennellement examiné à Pétersbourg et approuvé. Et voilà comment Tchita put avoir sa tour d’observation.

On dit souvent qu’Alexandre II commit une grande faute et causa sa propre ruine en faisant naître tant d’espérances qu’il ne devait pas ensuite réaliser.

On peut voir d’après ce que je viens de dire — et l’histoire de la petite ville de Tchita était l’histoire de toute la Russie — on peut voir qu’il fit pis encore. Il ne se contenta pas de faire naître des espérances. Cédant pour un moment au courant de l’opinion publique, il invita dans toute la Russie des hommes à se mettre à l’ouvrage, à sortir du domaine des espoirs et des rêves et à toucher du doigt les réformes nécessaires. Il leur faisait voir ce qui pouvait être fait immédiatement, et combien c’était facile à réaliser ; il les engageait à sacrifier ce qui dans leurs projets idéaux ne pouvait être obtenu immédiatement et à ne demander que ce qui était pratiquement possible à ce moment. Et lorsqu’ils eurent donné un corps à leurs idées, lorsqu’ils leur eurent donné la forme de lois, auxquelles il ne manquait que sa signature pour devenir des réalités, cette signature, il la leur refusa. Pas un réactionnaire ne pourrait prétendre, et aucun non plus ne l’a fait, que les tribunaux non réformés, le défaut d’administration municipale, ou le système de déportation fussent une bonne chose digne d’être conservée. Personne n’a osé le soutenir. Cependant, par crainte de rien faire, tout fut laissé en l’état. Pendant trente-cinq ans ceux qui avaient l’audace de proclamer la nécessité d’un changement étaient traités de « suspects » ; et on laissait subsister des institutions unanimement reconnues mauvaises, afin seulement qu’on n’entendît plus le mot abhorré de « réformes ».