Mémoires d’un révolutionnaire/V2

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AUTOUR D'UNE VIE
CINQUIÈME PARTIE — Chapitre II.
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Chapitre II


MON TRANSFERT À LA MAISON DE DÉTENTION. — MA MALADIE. — À L’HÔPITAL MILITAIRE. — PLANS DE FUITE. — MON ÉVASION. — VOYAGE À L’ÉTRANGER.


Deux années s’étaient écoulées. Plusieurs de mes camarades étaient morts, quelques-uns étaient devenus fous, mais il n’était pas encore question de juger notre affaire.

Ma santé était déjà ébranlée avant la fin de la seconde année. A présent le tabouret de chêne paraissait lourd à mon bras et les sept kilomètres me semblaient une distance sans fin. Comme nous étions près de soixante dans la forteresse et que les journées d’hiver étaient courtes, on ne nous faisait sortir pour la promenade dans la cour que pendant vingt minutes tous les trois jours. Je faisais de mon mieux pour garder toute mon énergie, mais « l’hivernage polaire » sans l’interruption de l’été avait raison de moi. J’avais rapporté de mes voyages en Sibérie de légers symptômes de scorbut qui se développaient maintenant plus sérieusement dans l’obscurité et l’humidité de la casemate ; le fléau des prisons m’avait atteint.

Au mois de mars ou d’avril 1876, nous fûmes enfin informés que la Troisième Section avait terminé son enquête préliminaire. Le dossier de l’affaire avait été transmis à l’autorité judiciaire et nous fûmes en conséquence transférés à la prison dépendant du Tribunal, ou Maison de Détention.

C’était une immense prison modèle, de construction récente, bâtie sur les plans des prisons de France et de Belgique, et consistant en quatre étages d’étroites cellules ; chaque cellule avait une fenêtre donnant sur la cour intérieure et une porte ouvrant sur un balcon de fer. Les balcons de chacun des divers étages étaient reliés entre eux par des escaliers de fer.

Pour la plupart de mes camarades ce changement de prison était un grand adoucissement à leurs peines. Il y avait là beaucoup plus de vie que dans la forteresse ; plus de facilité pour correspondre, pour voir ses parents et entretenir des relations réciproques. Les coups frappés contre les murs se succédaient tout le long du jour sans qu’on fût dérangé, et je pus par ce moyen raconter à mon jeune voisin l’histoire de la Commune de Paris depuis le commencement jusqu’à la fin. J’y employai, il est vrai, toute une semaine.

Quant à ma santé, elle était encore plus mauvaise qu’elle n’avait été dans les derniers temps de mon séjour à la forteresse. Je ne pouvais supporter l’atmosphère lourde de l’étroite cellule, qui ne mesurait que quatre pas d’un coin à l’autre et dans laquelle, dès que le calorifère à vapeur commençait à fonctionner, la température passait sans transition du froid glacial à une chaleur intolérable.

Étant forcé de tourner si souvent, j’avais le vertige après quelques minutes de marche, et dix minutes d’exercice au-dehors, dans le coin d’une cour entourée de hautes murailles de briques, ne suffisaient pas à me délasser. Quant au médecin, qui ne voulait pas entendre parler de « scorbut » « dans sa prison », mieux vaut n’en rien dire.

On m’autorisa à faire venir ma nourriture de chez une de mes parentes, mariée à un avoué, qui demeurait par hasard à quelques pas du tribunal. Mais ma digestion était devenue si mauvaise que je ne pouvais plus manger qu’un petit morceau de pain et un ou deux œufs par jour. Mes forces déclinaient rapidement et l’opinion générale était que je n’avais plus que quelques mois à vivre. Pour monter l’escalier qui menait à ma cellule au second étage, j’étais forcé de m’arrêter deux ou trois fois et je me souviens qu’un vieux soldat de garde me dit un jour avec pitié : « Pauvre homme, vous ne verrez pas la fin de l’été. »

Mes parents en furent très alarmés. Ma sœur Hélène essaya d’obtenir mon élargissement sous caution, mais le procureur Choubine lui répondit avec un sourire ironique : « Si vous m’apportez un certificat du médecin attestant qu’il mourra dans dix jours, je le relâcherai. »

Il eut la satisfaction de voir ma sœur s’affaisser sur une chaise et sangloter en sa présence. Elle réussit cependant à avoir gain de cause et obtint que je fusse examiné par un bon médecin — le médecin en chef de l’hôpital militaire de la garnison de Pétersbourg. C’était un vieux général, distingué et intelligent ; il m’examina de la façon la plus scrupuleuse et conclut que je n’avais aucune maladie organique. Les troubles dont je souffrais provenaient d’une oxygénation insuffisante du sang. « L’air, voilà tout ce qui vous manque, » dit-il. Puis il hésita pendant quelques minutes et ajouta d’un ton décisif : « C’est certain ; vous ne pouvez pas rester ici ; il faut qu’on vous transfère ailleurs. »

Je fus transféré à l’Hôpital militaire, qui est situé dans un quartier excentrique de Pétersbourg et qui possède une petite prison spéciale pour les officiers et les soldats qui tombent malades, étant sous le coup d’une instruction judiciaire. Deux de mes camarades avaient déjà été transférés à la prison de l’hôpital, quand il fut certain qu’ils mourraient bientôt de la phtisie.


A l’hôpital je ne tardai pas à me rétablir. J’occupais une grande pièce au rez-de-chaussée, tout près du poste militaire. J’avais une immense fenêtre grillée donnant sur le midi, qui s’ouvrait sur un étroit boulevard bordé d’arbres ; derrière le boulevard s’étendait un vaste espace, où deux cents charpentiers étaient en train de construire des baraquements en planches pour les typhiques. Tous les soirs ils consacraient une heure à chanter en chœur ; c’était un de ces chœurs comme de grands artels de charpentiers peuvent seuls en former. Sur le boulevard allait et venait une sentinelle dont la guérite se trouvait en face de ma chambre.

Ma fenêtre restait ouverte toute la journée et je me chauffais aux rayons du soleil dont j’étais privé depuis si longtemps. J’aspirais à pleins poumons l’air embaumé du mois de mai et ma santé s’améliorait rapidement, trop rapidement même, à mon gré. Je fus bientôt capable de digérer une légère nourriture, je pris des forces et je me remis au travail avec une nouvelle énergie. Ne voyant pas comment je pourrais finir le second volume de mon ouvrage, j’en écrivis un résumé qui fut imprimé à la suite du premier volume.

J’avais appris à la forteresse, par un camarade qui avait été à la prison de l’hôpital, qu’il ne me serait pas difficile de m’évader, c’est pourquoi je fis savoir à mes amis où je me trouvais. Cependant une évasion était beaucoup plus difficile que je n’avais été porté à le croire. J’étais soumis à une surveillance plus étroite que jamais. La sentinelle placée dans le corridor se tenait à ma porte et je ne sortais jamais de ma chambre. Les soldats de l’hôpital et les officiers de la garde qui y entraient semblaient craindre de s’y arrêter plus d’une minute ou deux.

Mes amis combinaient divers plans pour me délivrer, quelques-uns, entre autres, très amusants. Je devais, par exemple, limer les barreaux de fer de ma fenêtre. Puis, par une nuit pluvieuse, tandis que la sentinelle du boulevard sommeillait dans sa guérite, deux de mes amis devaient se glisser par derrière et renverser la guérite, de façon à prendre la sentinelle dessous, comme une souris dans une souricière, sans la blesser. En même temps je devais sauter par la fenêtre. Mais une meilleure solution se présenta d’une façon inattendue.

« Demandez la permission de sortir pour faire une promenade », me murmura un jour un des soldats. C’est ce que je fis. Le médecin appuya ma demande et chaque après-midi à quatre heures, je fus autorisé à me promener pendant une heure dans la cour de la prison. Je devais garder la robe de chambre de flanelle verte portée par les malades de l’hôpital, mais on me rendait tous les jours mes bottes et mon pantalon.

Je n’oublierai jamais ma première promenade. Quand on me fit sortir, j’aperçus devant moi une cour, longue d’au moins trois cents mètres et large de plus de deux cents, toute couverte de gazon. La porte cochère était ouverte et je pouvais voir à travers la rue l’immense hôpital situé en face, et les gens qui passaient devant. Je m’arrêtai sur les marches de la prison, incapable de faire un mouvement à la vue de cette cour et de cette porte ouverte.

A l’une des extrémités de la cour était la prison — un étroit bâtiment d’environ cent cinquante pas de long, flanqué à chaque extrémité d’une guérite. Les deux sentinelles montaient la garde devant le bâtiment et leurs allées et venues avaient tracé un sentier dans l’herbe. On me dit de me promener le long de ce sentier, tandis que les sentinelles continuaient à aller et venir, de sorte que je n’étais jamais à plus de dix ou quinze pas de l’une ou de l’autre. Trois soldats de l’hôpital s’étaient assis sur les marches de la porte.

A l’autre extrémité de cette vaste cour, on déchargeait d’une douzaine de charrettes du bois de chauffage que des paysans empilaient le long du mur. Toute la cour était entourée d’une haute palissade de planches épaisses. La porte cochère restait ouverte pour faire entrer et sortir les charrettes.

Cette porte me fascinait. « Je ne dois pas la fixer ainsi, » me dis-je, et pourtant je ne pouvais en détacher mes regards. Dès qu’on m’eût ramené dans ma cellule, j’écrivis à mes amis pour leur communiquer la bonne nouvelle. « Je me sens presque incapable de me servir de chiffres, » écrivis-je d’une main tremblante, qui traçait des signes presque illisibles. « Celle liberté si près de moi me fait trembler comme si j’avais la fièvre. On m’a fait sortir aujourd’hui dans la cour ; la porte était ouverte et il n’y avait aucune sentinelle. Je fuirai par cette porte non gardée, les sentinelles ne me rattraperont pas, » — et je leur expliquai mon plan de fuite. « Une dame vient à l’hôpital en voiture découverte. Elle descend et la voiture l’attend dans la rue à une cinquantaine de pas de la porte. Quand je sortirai, à quatre heures, je me promènerai un instant avec mon chapeau à ma main, et quelqu’un, en passant devant la porte, comprendra à ce signal que tout va bien dans la prison. De votre côté, vous devrez me faire signe que « la rue est libre ». Sans cela je ne bougerai pas : car une fois la porte franchie, on ne doit pas me rattraper. Vous ne pouvez vous servir pour ce signal que de la lumière ou du son. Le cocher peut envoyer un rayon de lumière, — les rayons du soleil, par exemple, réfléchis par son chapeau de toile cirée sur le corps du bâtiment principal de l’hôpital qui à cette heure est à l’ombre ; ou mieux encore, quelqu’un peut chanter une chanson tant que la rue sera libre ; à moins que vous ne puissiez occuper la petite maison grise, à un étage, que j’aperçois de la cour, et me faire signe par la fenêtre. La sentinelle courra après moi comme un chien après un lièvre, décrivant une courbe, tandis que j’irai en droite ligne, et je m’arrangerai pour conserver cinq ou six pas d’avance sur elle. Une fois dans la rue, je sauterai dans la voiture et nous filerons au galop. Si la sentinelle tire, eh bien, nous n’y pouvons rien. Cela échappe à nos prévisions ; et puis, devant la certitude de mourir en prison, la chose vaut la peine qu’on la risque. »

On fit des contre-propositions, mais ce plan fut finalement adopté. Notre cercle prit l’affaire en main ; des gens qui ne m’avaient jamais connu entrèrent dans le complot, comme s’il s’agissait de sauver le plus cher de leurs frères. Cependant l’entreprise était hérissée de difficultés et le temps passait avec une effrayante rapidité. Je travaillais beaucoup, et j’écrivais une partie de la nuit ; mais ma santé s’améliorait, néanmoins, avec une rapidité qui m’affligeait. Lorsque j’étais sorti dans la cour pour la première fois, je pouvais à peine marcher comme une tortue le long du sentier ; maintenant je me sentais assez fort pour courir. Naturellement, je continuais d’aller à mon pas de tortue, pour que mes promenades ne fussent pas suspendues ; mais ma vivacité naturelle pouvait me trahir à chaque instant. En même temps, mes camarades devaient enrôler plus de vingt personnes pour mener l’affaire à bonne fin, trouver un bon cheval et un cocher expérimenté, et régler des centaines de détails imprévus qui surgissent toujours dans ces sortes de conspirations. Les préparatifs prirent environ un mois, et à chaque instant je pouvais être ramené à la Maison de Détention.

* * *

Enfin le jour de l’évasion fut arrêté. Le 29 juin (ancien style) est le jour de la fête de saint Pierre et saint Paul. Mes amis, mettant à leur entreprise une pointe de sentimentalisme, voulaient que je fusse libre ce jour-là. Ils me firent savoir qu’en réponse à mon signal, « tout va bien à l’intérieur », ils lanceraient un de ces petits ballons rouges qui servent de jouet aux enfants, pour m’apprendre que « tout allait bien au-dehors ». Alors la voiture arriverait et on chanterait une chanson pour m’avertir que la rue était libre.

Je sortis le 29, j’ôtai mon chapeau et j’attendis le ballon. Mais je n’aperçus rien qui y ressemblât. Une demi-heure passa. J’entendis une voix d’homme chanter une chanson qui m’était inconnue : mais il n’y avait pas de ballon. L’heure était écoulée et le cœur brisé je rentrai dans ma chambre...

Il a dû se passer quelque chose de mauvais, me dis-je.

Il s’était passé quelque chose d’impossible en apparence. On trouve toujours à Pétersbourg, près du Gostinoï-Dvor, des centaines de petits ballons d’enfants à acheter. Ce matin-là il n’y en avait pas un ; impossible de trouver le moindre ballon. On finit par en découvrir un, entre les mains d’un enfant, mais il était vieux et ne s’enlevait pas. Mes amis coururent alors chez un opticien, achetèrent un appareil pour faire de l’hydrogène et en remplirent le ballon ; mais il ne s’enlevait pas davantage : l’hydrogène n’était pas assez sec. Alors une dame attacha le ballon à son ombrelle, et le tenant très haut au-dessus de sa tête, elle se promena dans la rue le long de la muraille de notre cour ; mais je n’en vis rien ; le mur étant trop élevé et la dame trop petite.

Cependant le retard occasionné par l’incident du ballon avait été on ne peut plus heureux. Quand l’heure de ma promenade fut passée, la voiture repartit par la rue que je devais suivre après mon évasion, et là, dans une ruelle étroite, elle fut arrêtée par une douzaine et plus de charrettes qui amenaient du bois à l’hôpital. Les chevaux de ces charrettes couvraient toute la ruelle, les uns prenant à droite, les autres à gauche ; la voiture dut s’avancer au pas au milieu d’elles et finalement elle fut complètement arrêtée à un tournant. Si j’avais été dedans, j’aurais été repris.

On établit alors tout un système de signaux le long des rues par lesquelles nous devions passer après l’évasion, pour nous avertir au cas où les rues ne seraient pas libres. Sur une longueur de trois kilomètres à partir de l’hôpital mes camarades se mirent en sentinelle. L’un devait se promener un mouchoir dans la main, qu’il remettrait dans sa poche à l’approche des chariots ; un autre, assis sur une borne, devait manger des cerises et s’arrêter si les chariots s’approchaient, etc. Tous ces signaux, transmis le long des rues devaient être continués jusqu’à la voiture. Mes amis avaient aussi loué la maisonnette grise que je pouvais apercevoir de la cour, et à la fenêtre ouverte de cette petite maison devait se tenir un violoniste, son instrument à la main, prêt à jouer quand le signal « la route est libre » lui parviendrait.

L’entreprise avait été fixée au lendemain, car tout délai aurait été dangereux. En effet, la voiture avait été remarquée par les gens de l’hôpital et quelques soupçons devaient être parvenus aux oreilles des autorités, car la veille de mon évasion j’entendis l’officier de patrouille demander à la sentinelle qui se tenait en face de ma fenêtre ; « Où sont tes cartouches ? » Le soldat se mit à les retirer lentement de sa cartouchière, ce qui prit une ou deux minutes. L’officier de patrouille se fâcha : « Ne vous a-t-on pas dit de prendre cette nuit quatre cartouche dans votre poche ? » Et il resta près de la sentinelle jusqu’à ce que celle-ci eût mis quatre cartouches dans sa poche. « Tiens l’œil ouvert, » lui dit l’officier en s’en allant.

Il fallait me communiquer sans retard les nouveaux arrangements relatifs aux signaux. Et le lendemain à deux heures, une dame — une de mes chères parentes — vint à la prison, demandant à me faire remettre une montre. Tous les objets qu’on me transmettait devaient passer par les mains du procureur ; mais comme il s’agissait ici d’une simple montre, sans boîte, on passa outre, et on me la remit de suite. Elle contenait une minuscule note chiffrée qui donnait le plan tout entier. En le voyant, je fus saisi de terreur en présence de tant d’audace. Cette dame, qui était elle-même recherchée par la police politique, aurait été arrêtée sur-le-champ si quelqu’un avait eu l’idée d’ouvrir le couvercle de la montre. Mais je la vis quitter tranquillement la prison et s’en aller lentement le long du boulevard.

Je sortis à quatre heures et fis mon signal. J’entendis bientôt le roulement de la voiture, et quelques minutes après les sons du violon de la maison grise retentirent dans notre cour. Mais à ce moment j’étais à l’autre bout du bâtiment. Lorsque je fus revenu à l’extrémité de mon sentier qui était le plus rapproché de la porte cochère, c’est-à-dire à environ cent pas - la sentinelle se trouvait sur mes talons. « Encore un tour, » pensai-je ; mais avant que j’eusse atteint l’autre extrémité du sentier, le violon cessa de jouer.

Plus d’un quart d’heure s’écoula, gros d’anxiété, avant que je pusse comprendre la cause de cette interruption. Alors une douzaine de lourdes charrettes, chargées de bois, entrèrent par la porte se dirigeant à l’autre bout de la cour.

Aussitôt le violoniste — un bon musicien, je dois le dire — se mit à exécuter une mazurka pleine de feu et d’entrain, de Kontsky, comme s’il voulait dire : « En avant maintenant — c’est le moment ! » Je m’avançai lentement vers l’extrémité du sentier, tremblant à la pensée que la mazurka s’arrêtât avant que je l’eusse atteint.

Arrivé au bout, je fis volte-face. La sentinelle était arrêtée à cinq ou six pas derrière moi. Elle regardait de l’autre côté. « Maintenant ou jamais ! » Je me souviens que cette pensée traversa mon cerveau comme un éclair. Je me débarrassai vivement de ma robe de chambre de flanelle verte et je me mis à courir.

Pendant plusieurs jours de suite je m’étais exercé à quitter ce vêtement incommode et démesurément long. Il était si long en effet que je portais le bas sur mon bras gauche, comme les dames portent la traîne de leurs amazones. J’avais beau faire, je ne parvenais pas à m’en débarrasser d’un seul coup. Je l’avais décousu sous les bras, mais cela ne m’avançait pas. Alors je me décidai à apprendre à m’en défaire en deux mouvements : d’un coup je lançais le bas de la robe que je portais sur le bras, de l’autre je jetais à terre le reste de la robe. Je m’exerçai patiemment dans ma chambre jusqu’à ce que je pus le faire avec la précision de soldats maniant leurs fusils : « Une, deux », et la robe était à terre.

Je n’avais pas grande confiance en ma vigueur et courus d’abord assez lentement, pour ménager mes forces. Mais je n’eus pas plutôt fait quelques pas que les paysans, qui empilaient le bois à l’autre bout de la cour, se mirent à crier : « Il se sauve ! Arrêtez-le ! Attrapez-le ! » et ils essayèrent de me barrer le chemin en courant vers la porte. Alors je volai, car il y allait de ma vie. Je ne songeai plus à rien qu’à courir, pas même au trou que les charrettes avaient creusées à la porte. « Cours, cours, de toutes tes forces ! »

La sentinelle, comme me l’ont raconté plus tard les amis qui assistaient à la scène de la fenêtre de la petite maison grise, courait derrière moi, suivie de trois soldats qui se tenaient assis sur le seuil de la porte. C’était un jeune soldat, agile. Il était si près de moi quand je me mis à courir qu’il se croyait certain de me rattraper. A plusieurs reprises il lança son fusil en avant, essayant de me piquer par derrière avec sa baïonnette. Un instant mes amis placés à la fenêtre crurent même qu’il me tenait. Il était si convaincu qu’il m’arrêterait ainsi qu’il ne tira pas. Mais je conservai ma distance, et arrivé à la porte, il dut abandonner sa poursuite. Ayant franchi la porte, j’aperçus, à mon grand étonnement, que la voiture — une voiture découverte — était occupée par un civil coiffé d’une casquette militaire. Il était assis de façon à me tourner le dos. « Vendu, » telle fut ma première pensée. Dans leur dernière lettre les camarades m’avaient écrit : « Une fois dans la rue, quoi qu’il arrive, ne vous rendez pas : il y aura des amis pour vous défendre en cas de besoin, » et je ne voulais pas bêtement sauter dans la voiture si elle était occupée par un ennemi. Cependant, en approchant du coche, je remarquai que l’homme qui y était avait des favoris blonds, qui ressemblaient à ceux d’un de mes meilleurs amis. Il n’appartenait pas à notre cercle, mais nous nous connaissions personnellement, et en plus d’une circonstance j’avais pu apprécier son audace, son courage admirable et sa force qui devenait soudain herculéenne, quand le danger était menaçant. « Pourquoi serait-il là ? Est-ce possible ? » me dis-je, et j’allai l’appeler par son nom, quand je me retins au bon moment ; au lieu de cela, je battis des mains, tout en courant pour attirer son attention. Il tourna son visage de mon côté — et je vis qui il était.

« Saute dans la voiture, vite, vite ! » me cria-t-il d’une voix terrible ; et un revolver à la main, prêt à tirer, il cria au cocher : « Au galop ! au galop ! ou je te tue ! » Le cheval — un superbe trotteur, acheté tout exprès — partit au grand galop. Des voix nombreuses criaient derrière nous : arrêtez-les ! attrapez-les ! tandis que mon ami profitait du moment pour me passer un élégant pardessus et me mettait un chapeau haute forme sur la tête. Mais le réel danger ne venait pas tant des soldats qui nous poursuivaient que d’un soldat posté à la porte principale de l’hôpital, presque en face de l’endroit où la voiture m’attendait. Celui-ci aurait pu m’empêcher de monter dans la voiture ou arrêter le cheval en faisant seulement quelques pas en avant. Un ami était donc chargé de détourner son attention en le faisant parler. Il s’acquitta de son rôle avec le plus grand succès. Le soldat ayant été employé à un moment au laboratoire de l’hôpital, mon ami donna un tour scientifique à la conversation, parlant du microscope et des choses merveilleuses qu’on y voyait. A propos de certain parasite de l’homme, il lui demanda : « Avez-vous déjà vu quelle formidable queue il possède ! — Comment, une queue ! — Sans doute ; vue au microscope elle est aussi grosse que ça. - Vous voulez m’en faire accroire !... répliqua le soldat, je sais cela mieux que vous. C’est la première chose que j’ai regardée au microscope » Cette discussion animée avait lieu juste au moment où je passais près d’eux en courant et où je sautais dans la voiture. Cela a l’air d’une fable, mais c’est la vérité.

La voiture tourna brusquement dans une rue étroite, pour longer le mur de la cour où les paysans empilaient leur bois, qu’ils avaient tous quitté pour courir après moi. Elle vira si court qu’elle faillit verser ; mais, d’un brusque mouvement j’attirai mon ami vers moi ; nous nous penchâmes du côté intérieur de la courbe et ce mouvement rapide redressa la voiture.

Le cheval suivit au trot la ruelle étroite, puis tourna à gauche. Deux gendarmes étaient là, à la porte d’un cabaret, et ils firent le salut militaire à mon ami, toujours coiffé de sa casquette militaire. « Assez, assez, tranquillise-toi, » lui chuchotai-je, car il était dans un état de surexcitation terrible, — « Tout va bien ! tu vois bien, les gendarmes nous saluent ! » A ce moment le cocher tourna son visage de mon côté et je reconnus en lui un autre ami, qui souriait d’un air heureux.

De tous côtés, nous apercevions des amis, qui nous faisaient signe ou nous souhaitaient bonne chance, tandis que nous passions au grand trot de notre magnifique cheval. Nous entrâmes enfin dans la Perspective Nevsky ; puis nous tournâmes dans une rue latérale. La voiture s’arrêta devant une maison et nous renvoyâmes le cocher. J’escaladai un escalier et arrivé en haut je tombai dans les bras de ma belle-sœur, qui m’avait attendu dans une douloureuse anxiété. Elle riait et pleurait à la fois ; elle me fit changer rapidement de costume et couper ma barbe compromettante. Dix minutes après, mon ami et moi quittions la maison et prenions un fiacre.

Pendant ce temps l’officier de garde à la prison et les soldats de l’hôpital s’étaient précipités dans la rue, ne sachant quelles mesures prendre. Il n’y avait pas un fiacre à des kilomètres à la ronde : tous étaient loués par nos amis. Une vieille paysanne dans la foule qui s’était rassemblée fut plus avisée que tout le monde. « Pauvres diables, disait-elle, comme se parlant à elle-même, ils vont sûrement passer par la Perspective et si quelqu’un suit en courant la rue qui mène droit à la Perspective, il la rattrapera. » Elle avait parfaitement raison, et l’officier courut au tramway qui stationnait tout près de là, et demanda aux conducteurs de lui prêter leurs chevaux pour envoyer quelqu’un jusqu’à la Perspective. Mais les conducteurs refusèrent énergiquement de donner leurs chevaux et l’officier n’osa pas les prendre de force.

Quant au violoniste et à la dame qui avaient loué la maison grise, ils s’étaient précipités dehors et s’étaient mêlés au groupe où se trouvait la vieille dame. Ils l’entendirent donner son avis, et quand la foule se fut dispersée, ils s’en allèrent tranquillement.

C’était une belle après-midi. Nous allâmes aux îles, où l’aristocratie pétersbourgeoise va voir le coucher du soleil pendant les beaux jours du printemps. Sur notre route, j’entrai chez un coiffeur dans une rue écartée et je me fis raser ma barbe, ce qui me changea naturellement, mais pas énormément. Nous errâmes sans but d’île en île, car, comme nous ne devions rentrer que très tard dans notre logement, nous ne savions où aller. « Qu’allons-nous faire en attendant ? » demandai-je à mon ami. Il examinait aussi la question. « Chez Donon ! » cria-t-il soudain à notre cocher ; c’était le nom de l’un des meilleurs restaurants de Pétersbourg. « Personne ne songera à nous chercher chez Donon, » remarqua-t-il tranquillement. « Ils nous chercheront partout ailleurs, excepté là ; nous ferons un bon dîner et nous boirons en l’honneur du succès de ton évasion. » Que pouvais-je répondre à une aussi raisonnable proposition ? Nous allâmes donc chez Donon, nous traversâmes les salons inondés de lumière et remplis de clients à l’heure du dîner et nous prîmes un cabinet particulier, où nous passâmes la soirée jusqu’au moment où nous étions attendus. La maison où nous étions descendus avait été fouillée deux heures à peine après notre départ, ainsi que les appartements de tous les amis. Personne ne songea à faire des recherches chez Donon.

Deux jours après je devais prendre possession d’un appartement qu’on avait loué pour moi et que je devais occuper avec un faux passeport. Mais la dame qui devait me conduire en voiture à cette maison, prit la précaution d’aller d’abord la visiter elle-même. Elle la trouva entourée d’une nuée de mouchards. Il était venu un si grand nombre de mes amis pour s’informer si j’étais sain et sauf que les soupçons de la police avaient été éveillés. De plus, la Troisième Section avait fait reproduire mon portrait à des centaines d’exemplaires qui avaient été distribués aux agents de la sûreté et aux agents de police. Tous les agents qui me connaissaient de vue me cherchaient dans les rues et ceux qui ne me connaissaient pas étaient accompagnés de soldats et de gardiens qui m’avaient vu pendant mon emprisonnement.

Le tsar était furieux qu’une pareille évasion eût pu se produire dans sa capitale en plein jour, et il avait donné l’ordre : « Il doit être retrouvé. »

Il était impossible de rester à Pétersbourg et je me cachai dans des fermes aux environs de la ville. Je me trouvais en compagnie d’une demi-douzaine d’amis, dans un village fréquenté à cette époque de l’année par des Pétersbourgeois qui s’y rendent en pique-nique. Il fut décidé que je devais passer à l’étranger. Mais j’avais appris par un journal allemand que toutes les stations de la frontière et les points terminus des lignes de chemin de fer dans les provinces de la Baltique et en Finlande étaient étroitement surveillés par des agents qui me connaissaient de vue. Je résolus donc de prendre une direction où l’on m’attendait le moins. Muni du passeport d’un ami, je traversai la Finlande et, me dirigeant au nord, j’arrivai dans un petit port éloigné du golfe de Botnie, d’où je passai en Suède.

Une fois à bord du bateau et au moment de partir, l’ami qui m’avait accompagné jusqu’à la frontière me fit part des nouvelles de Pétersbourg, qu’il avait promis à nos amis de ne pas me faire connaître auparavant. Ma sœur Hélène avait été arrêtée, ainsi que la sœur de la femme de mon frère, qui me visitait en prison une fois par mois après le départ de mon frère et de sa femme pour la Sibérie.

Ma sœur ne savait absolument rien des préparatifs de mon évasion. Ce fut seulement après ma fuite qu’un ami courut chez elle pour lui apporter la bonne nouvelle. En vain protesta-t-elle de son ignorance. Elle fut séparée de ses enfants et emprisonnée pendant quinze jours. Quant à la sœur de ma belle-sœur, elle avait su vaguement que l’on projetait quelque chose, mais elle n’avait pris aucune part aux préparatifs. Le simple bon sens aurait dû faire comprendre aux autorités qu’une personne qui me visitait ouvertement dans ma prison, ne pouvait être mêlée à une affaire de ce genre. Néanmoins elle resta en prison pendant plus de deux mois. Son mari, un avoué bien connu, essaya en vain d’obtenir sa mise en liberté.

« Nous savons maintenant, lui dirent les officiers de gendarmerie, qu’elle n’a pas eu de part à l’évasion ; mais, voyez-vous, nous l’avons dit à l’empereur, le jour où nous l’avons arrêtée, que la personne qui avait organisé l’évasion était découverte, et en état d’arrestation. Il nous faut maintenant quelque temps pour préparer l’empereur à l’idée qu’elle n’est pas la vraie coupable. »

Je traversai la Suède sans m’arrêter nulle part, et j’arrivai à Christiana, où j’attendis quelques jours un bateau en partance pour Hull ; je profitai de mon séjour pour étudier l’organisation du parti agraire du Storthing norvégien. En me rendant au vapeur, je me demandais avec anxiété : « Sous quel pavillon voyage-t-il ? Est-il norvégien, allemand, anglais ? » Je vis alors flotter au-dessus de l’arrière le pavillon anglais (l’Union Jack), sous lequel tant de fugitifs russes, italiens, français, hongrois, et de toutes les nations, ont trouvé asile. Je saluai ce pavillon du fond de mon cœur.