Mémoires d’un révolutionnaire/VI6

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AUTOUR D'UNE VIE
SIXIÈME PARTIE — Chapitre VI.
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Chapitre VI


UNE ANNÉE A LONDRES. — PREMIERS SYMPTÔMES DU RÉVEIL DE L’ESPRIT SOCIALISTE EN ANGLETERRE. — DÉPART POUR THONON. — LES MOUCHARDS. — COMPROMIS D’IGNATIEV AVEC LES TERRORISTES. — LA FRANCE EN 1881-82. — MISÈRE DES TISSEURS DE LYON. — EXPLOSION DANS UN CAFÉ DE LYON. — MON ARRESTATION ET MA CONDAMNATION.


Au mois d’octobre ou de novembre 1881, dès que ma femme eut passé son examen, nous partîmes de Thonon pour Londres, où nous restâmes près de douze mois. Peu d’années nous séparent de ce temps et pourtant je puis dire que la vie intellectuelle de Londres et de toute l’Angleterre était alors toute différente de ce qu’elle devint un peu plus tard. On sait que de 1840 à 1850 l’Angleterre était presque à la tête du mouvement socialiste en Europe ; mais durant les années de réaction qui suivirent, ce grand mouvement, qui avait affecté si profondément les classes ouvrières, et proclamé déjà tout ce qui est actuellement connu sous le nom de socialisme scientifique et d’anarchie, subit un arrêt soudain. Il fut oublié en Angleterre aussi bien que sur le continent, et ce que les écrivains français décrivent comme « le troisième réveil du prolétariat » n’avait pas encore commencé dans la Grande-Bretagne. Les travaux de la commission agricole de 1871, la propagande faite parmi les ouvriers des champs, et les efforts antérieurs des socialistes chrétiens avaient certainement contribué à préparer les voies ; mais l’explosion de sentiments socialistes, qui suivit en Angleterre la publication de Progrès et Pauvreté d’Henry George, ne s’était pas encore produite à cette époque (1881).

L’année que je passai alors à Londres fut une véritable année d’exil. Pour un homme qui professait des opinions socialistes avancées, il n’y avait pas d’atmosphère, de milieu. Il ne se manifestait pas alors le moindre signe de ce mouvement socialiste, plein d’animation, que je trouvai quand je revins en 1886. Burns, Champion, Hardie et les autres leaders du parti ouvrier n’avaient pas encore fait apparition ; les Fabiens n’existaient pas ; Morris n’avait pas encore fait sa profession de foi socialiste, et les trade-unions, limitées à Londres à quelques associations ouvrières privilégiées, étaient hostiles au socialisme. Les seuls représentants actifs et francs du mouvement socialiste étaient Mr. et Mrs. Hyndman, qui groupaient un très petit nombre de socialistes autour d’eux. Ils avaient tenu à l’automne de 1881 un petit congrès et nous disions en plaisantant — mais l’expression était presque exacte — que Mrs. Hyndnan avait reçu tout le congrès dans sa maison. Quant au mouvement radical, plus ou moins socialiste, qui se produisait certainement dans les opinions, il ne s’affirmait pas encore franchement. On ne constatait à ce moment aucune trace de cette phalange considérable d’hommes et de femmes instruits qui devaient entrer en scène quatre ans plus tard, et qui, sans faire profession de socialisme, prirent part aux divers mouvements en faveur du bien-être et de l’éducation des masses, et firent éclore plus tard, dans presque toutes les villes d’Angleterre et d’Ecosse, un nouvel esprit de réforme. Cette société nouvelle de réformateurs n’existait pas en 1882. C’est-à-dire, les individus existaient bien ; ils pensaient et parlaient ; tous les éléments nécessaires à un vaste mouvement étaient là ; mais comme ils ne trouvaient pas de ces centres d’attraction, qui furent formés plus tard par les groupes socialistes, ils restaient perdus dans la foule ; ils ne se connaissaient pas les uns les autres, et ils n’avaient pas même conscience d’eux-mêmes.

Tchaïkovsky était alors à Londres, et, comme autrefois, nous nous mîmes à faire de la propagande parmi les ouvriers. Aidés de quelques ouvriers anglais, dont nous avions fait connaissance au congrès de 1881, ou que les poursuites exercées contre John Most avaient attirés dans le camp socialiste, nous allions dans les clubs radicaux, parlant de la situation en Russie, du mouvement de notre jeunesse russe vers le peuple, et du socialisme en général. Nous avions un auditoire très restreint, rarement de plus de dix personnes. Quelquefois un vieux Chartiste à barbe grise se levait dans l’auditoire et nous disait que tout ce que nous racontions avait été exprimé quarante ans auparavant et accueilli alors avec enthousiasme par la foule des ouvriers, mais que tout cela était mort désormais et qu’il n’y avait pas d’espoir de le faire revivre.

Hyndman venait de publier son excellente étude sur le socialisme de Marx, sous le titre de England for All ; et je me souviens qu’un jour de l’été de 1882, je lui conseillai sérieusement de fonder un journal socialiste. Je lui racontai avec quelles ressources modiques nous avions commencé à publier Le Révolté et je lui prédisais un succès certain, s’il voulait tenter la chose. Mais la situation générale était si pauvre de promesses que même Hyndman prévoyait un échec certain, à moins de disposer de l’argent nécessaire pour couvrir toutes les dépenses. Il avait peut-être raison ; mais lorsqu’il fonda la Justice trois années plus tard, il trouva le plus cordial appui auprès des ouvriers ; en 1886 il y avait trois journaux socialistes et la fédération social-démocratique était alors une association influente.

Pendant l’été de 1882, je parlai en mauvais anglais devant les mineurs de Durham à leur grande assemblée annuelle ; je donnai des conférences à Newcastle, à Glasgow et à Edimbourg sur le mouvement socialiste en Russie, et je fus reçu avec enthousiasme... après les réunions la foule poussait dans les rues des hourras bruyants en l’honneur des nihilistes. Mais ma femme et moi nous nous sentions si seuls à Londres et nos efforts pour éveiller un mouvement socialiste en Angleterre paraissaient avoir si peu de chances de succès que nous nous décidâmes à partir pour la France dans l’automne de 1882. Nous étions sûrs qu’en France je ne tarderais pas à être arrêté ; mais nous nous disions souvent : « Mieux vaut la prison en France, que ce tombeau. »

Ceux qui aiment à parler des lenteurs de toute évolution feraient bien d’étudier le développement du socialisme en Angleterre. L’évolution est lente ; mais sa marche n’est jamais uniforme. Elle a ses périodes de sommeil comme elle a ses périodes de progrès soudains.

* * *

Nous nous fixâmes une fois encore à Thonon, chez notre ancienne hôtesse, madame Sansaux, Un frère de ma femme qui se mourait de la phtisie et qui était arrivé en Suisse, vint demeurer avec nous.

Je n’avais jamais vu un si grand nombre d’espions russes que durant les deux mois de notre séjour à Thonon. A peine avions-nous arrêté notre logement, qu’un personnage suspect, qui se faisait passer pour un Anglais, loua l’autre partie de la maison. Des bandes, de vrais troupeaux de mouchards russes, assiégeaient la maison, cherchant à s’y introduire sous tous les prétextes possibles, ou se contentant de se promener devant la porte par couples, ou par groupes de trois et de quatre. Je m’imagine les merveilleux rapports qu’ils devaient écrire, car un espion doit faire des rapports. S’il se contentait de dire qu’il a monté la garde dans la rue pendant une semaine sans remarquer quoi que ce soit de mystérieux, il serait bientôt mis à la demi-solde ou congédié.

C’était alors l’âge d’or de la police secrète en Russie. La politique d’Ignatiev avait porté ses fruits. Il y avait deux ou trois corps de police rivalisant de zèle, ayant chacun à sa disposition un énorme budget et ourdissant les intrigues les plus audacieuses. Ainsi, par exemple, le colonel Soudéikine, chef de l’un de ces corps, de connivence avec un certain Degaïev, qui du reste le tua, dénonçait les agents d’Ignatiev aux révolutionnaires, et offrait aux terroristes toutes les facilités nécessaires pour se débarrasser du comte Tolstoï, ministre de l’Intérieur, et du grand-duc Vladimir ; il ajoutait qu’il serait alors nommé lui-même ministre de l’intérieur, avec un pouvoir dictatorial, et qu’il aurait le tsar complètement dans sa main. Cette phase d’épanouissement de la police secrète russe atteignit plus tard son apogée dans l’enlèvement du prince de Battenberg de la Bulgarie.

La police française était aussi en éveil. La question de savoir ce que je faisais à Thonon l’intriguait. Je continuais à rédiger Le Révolté et j’écrivais des articles pour l’Encyclopædia Britannica et la Newcastle Chronicle. Mais quels sujets de rapports cela pourrait-il bien fournir ?

Un jour un gendarme de la localité vint voir ma propriétaire. Il avait entendu de la rue le ronflement d’une machine et il rêvait déjà de la découverte chez moi d’une imprimerie clandestine. I1 vint donc pendant mon absence et demanda à ma propriétaire de lui montrer la presse. Elle répondit qu’il n’y en avait pas et ajouta que le gendarme avait peut-être entendu le bruit de sa machine à coudre. Mais le représentant de l’autorité ne se contenta pas d’une explication aussi prosaïque et ma propriétaire dut faire marcher sa machine à coudre, pendant qu’il écoutait dans la maison et du dehors, pour s’assurer que le bruit était bien celui qu’il avait entendu.

— Que fait-il tout le long du jour ? demanda-t-il à mon hôtesse.

— Il écrit...

— Il ne peut pas écrire toute la journée.

— A midi, il scie du bois dans le jardin, et il fait une promenade à pied chaque après-midi entre quatre et cinq. — On était en novembre.

— Ah ? c’est ça ! A la tombée de la nuit ? » Et il écrivit dans son carnet :

« Ne sort jamais, que lorsqu’il fait nuit. »

Je ne pouvais pas bien m’expliquer à cette époque la surveillance spéciale des espions russes ; mais elle doit avoir eu quelque rapport avec ce qui suit. Quand Ignatiev fut nommé premier ministre, il conçut un nouveau plan, sur les conseils de l’ex-préfet de police de Paris, Andrieux. Il envoya une nuée de ses agents en Suisse et l’un d’eux entreprit la publication d’un journal qui prétendait plaider la cause de l’extension des zemtsvos (gouvernement provincial en Russie), mais dont le but principal était de combattre les révolutionnaires et de rallier sous sa bannière ceux des réfugiés qui étaient hostiles au terrorisme. C’était certainement un moyen de semer la division dans nos rangs. Puis, quand presque tous les membres du Comité exécutif eurent été arrêtés en Russie et que quelques-uns d’entre eux se furent réfugiés à Paris, Ignatiev envoya un agent à Paris pour proposer un armistice. Il promit qu’il n’y aurait plus désormais d’exécutions pour les complots remontant au règne d’Alexandre II, même si ceux qui n’avaient pas été arrêtés tombaient entre les mains du gouvernement ; que Tchernychevsky serait rappelé de Sibérie ; et qu’une commission serait nommée pour réviser les cas de ceux qui avaient été exilés en Sibérie sans jugement. D’un autre côté, il demandait au Comité exécutif de promettre de ne pas attenter à la vie du tsar jusqu’après le couronnement. Peut-être fut-il aussi question des réformes projetées par Alexandre III en faveur des paysans. L’entente se fit à Paris et fut observée des deux côtés. Les terroristes suspendirent les hostilités. Personne ne fut exécuté pour avoir pris part aux conspirations antérieures : ceux qui furent arrêtés plus tard sous cette accusation furent enfermés dans la Bastille russe de Schlüsselbourg, où on n’entendit plus parler d’eux pendant quinze ans et où ils se trouvent encore pour la plupart. Tchernychevsky fut ramené de Sibérie et on lui assigna comme séjour Astrakhan, où il était séparé du monde intellectuel de Russie et où il ne tarda pas à mourir. Une commission parcourut la Sibérie, rendant la liberté à quelques exilés et fixant un terme à l’exil des autres. Mon frère Alexandre fut condamné par elle à cinq années de plus.

Lorsque j’étais à Londres, en 1882, on me dit un jour qu’un homme qui se prétendait agent bona fide du gouvernement russe et s’offrait à en fournir la preuve, désirait entrer en pourparlers avec moi. « Dites-lui que s’il entre chez moi, je le jetterai au bas de l’escalier, » répondis-je. Le résultat de tout cela fut, à ce que je suppose, que si Ingatiev croyait le tsar à l’abri des attaques du conité exécutif, il pensait que les anarchistes pourraient bien comploter un attentat ; et c’est probablement pour cela qu’il désirait se débarrasser de moi.

* * *

Le mouvement anarchiste avait pris en France un développement considérable pendant les années 1881-1882. On croyait généralement que l’esprit français était hostile au communisme, et pour cette raison on prêchait au sein de l’Association Internationale des travailleurs le « collectivisme », par lequel on exprimait à cette époque « la possession en commun des moyens de production, et la liberté, pour chaque groupe de producteurs, de régler la consommation sur des bases individuelles ou communistes ». Au fond, l’esprit français n’était hostile qu’au communisme monastique du Phalanstère de la vieille école. Quand la Fédération Jurassienne se déclara hardiment anarchiste-communiste, à son congrés de 1880 — c’est-à-dire, favorable au communisme libre — l’anarchie gagna de nombreux partisans en France. Notre journal commença à s’y répandre, des lettres furent échangées en grand nombre avec les ouvriers français, et un mouvement anarchiste important se développa rapidement à Paris et dans quelques provinces, notamment dans la région de Lyon. Lorsque je traversai la France en 1881, pour me rendre de Thonon à Londres, je visitai Lyon, Saint-Etienne et Vienne, où je fis des conférences ; et je trouvai dans ces villes un nombre considérable d’ouvriers prêts à accepter nos idées.

Vers la fin de 1882 une crise terrible régnait dans la région lyonnaise L’industrie de la soie était paralysée et la misère était si grande parmi les tisserands que des bandes d’enfants se tenaient tous les matins aux portes des casernes, où les soldats leur distribuaient ce qu’ils pouvaient prélever sur leur pain et leur soupe. Ce fut le début de la popularité du général Boulanger, qui avait autorisé ces distributions de nourriture. Les mineurs de la région étaient aussi dans une situation très misérable.

Je savais qu’une grande fermentation travaillait les esprits, mais pendant les onze mois de mon séjour à Londres, j’avais perdu tout contact avec le mouvement français. Quelques semaines après mon retour à Thonon, j’appris par les journaux que les mineurs de Montceau-les-Mines, exaspérés par les vexations des propriétaires ultra-catholiques des mines, avaient commencé une sorte de mouvement ; ils tenaient des meetings secrets et parlaient de grève générale ; les croix de pierre érigées sur tous les chemins, autour des mines, furent renversées ou détruites au moyen de cartouches de dynamite, dont les mineurs se servaient fréquemment dans leurs travaux souterrains et qui, souvent, restent en leur possession. A Lyon, l’agitation prit aussi un caractère plus violent. Les anarchistes qui étaient assez nombreux dans la ville ne laissaient pas passer une seule des réunions tenues par les opportunistes sans s’y faire entendre, prenant la tribune d’assaut, quand on leur refusait la parole. Ils réclamaient alors la socialisation immédiate des mines et de tous les moyens de production, ainsi que des maisons d’habitation ; et les résolutions qu’ils proposaient a cet effet étaient accueillies et votées avec enthousiasme, à la terreur des classes moyennes.

Le mécontentement des ouvriers allait chaque jour grandissant contre le conseil municipal opportuniste, contre les chefs politiques, comme aussi contre la presse qui parlait à la légère d’une crise aussi aiguë et ne faisait rien pour combattre la misère croissante. Comme il arrive en pareille circonstance, la fureur des pauvres se tourna principalement contre les lieux de plaisirs et de débauche, qui frappent d’autant plus les esprits aux époques de désolation et de misère qu’ils personnifient pour l’ouvrier l’égoïsme et la dépravation des riches. Un endroit particulièrement détesté par les ouvriers était le café situé dans les sous-sols du théâtre Bellecour, qui restait ouvert toute la nuit et où on pouvait voir des journalistes et des hommes politiques festoyer et boire jusqu’au matin avec des filles de joie. Pas une réunion d’ouvriers n’était tenue sans qu’on n’y fit quelque menaçante allusion à ce café, et une nuit, une cartouche allumée de dynamite y fut déposée par une main inconnue. Un ouvrier socialiste qui se trouvait là par hasard, s’élança pour éteindre la mèche de la cartouche et fut tué, tandis que quelques politiciens en train de souper furent légèrement blessés.

Le lendemain, une cartouche de dynamite éclatait à la porte d’un bureau de recrutement et on racontait que les anarchistes se proposaient de faire sauter la statue de la Vierge qui s’élève sur la colline de Fourvière. Il faut avoir vécu à Lyon ou dans les environs pour comprendre à quel point la population et les écoles sont encore actuellement entre les mains du clergé catholique et pour se faire une idée de la haine que la partie masculine de la population nourrit contre le clergé.

Une véritable panique s’empara alors des classes riches de Lyon. Une soixantaine d’anarchistes, — tous ouvriers, à l’exception d’Emile Gautier, qui faisait une série de conférences dans la région — furent arrêtés. Les journaux de Lyon poussèrent alors le gouvernement à m’arrêter aussi, me représentant comme le chef de l’agitation, venu de Londres exprès, pour diriger le mouvement. Les espions russes commencèrent à se montrer en plus grand nombre encore dans notre petite ville. Presque chaque jour, je recevais des lettres, évidemment écrites par la police internationale, où il était question de complots de dynamite, ou qui m’annonçaient mystérieusement que des envois de dynamite m’avaient été adressés. Je fis toute une collection de ces lettres, sur chacune desquelles j’écrivis : « Police internationale. » Elles furent emportées par la police quand celle-ci vint faire une perquisition dans ma maison ; mais on n’osa pas les produire en justice, et elles ne me furent jamais rendues. En décembre, la maison où je demeurais fut fouillée, tout comme si c’eut été en Russie, et ma femme, qui se rendait à Genève, fut arrêtée à la gare de Thonon et fouillée aussi. Mais on ne trouva naturellement rien de compromettant, ni pour moi, ni pour qui que ce fût.

Dix jours se passèrent, pendant lesquels j’avais été libre de partir, si j’en avais eu le désir. Je reçus plusieurs lettres me conseillant de disparaître. L’une d’elles me venait d’un ami inconnu Russe, peut-être membre du corps diplomatique, qui paraissait m’avoir connu et qui m’écrivait de partir immédiatement, si je ne voulais pas être la première victime d’un traité d’extradition que la France était en train de conclure avec la Russie. Je restai où j’étais ; et quand le Times publia un télégramme disant que j’avais disparu de Thonon, j’écrivis une lettre à ce journal pour lui donner mon adresse et déclarer que, après l’arrestation d’un si grand nombre de mes amis, je n’avais nullement l’intention de partir.

Dans la nuit du 21 décembre, mon beau-frère mourut dans mes bras. Nous savions que sa maladie était incurable, mais c’est une chose terrible que de voir une jeune existence s’éteindre sous vos yeux après une lutte héroïque contre la mort. Ma femme et moi nous avions le cœur brisé. Trois ou quatre heures après, comme le jour gris en cette matinée d’hiver commençait à poindre, des gendarmes entrèrent dans la maison pour m’arrêter. Voyant l’état dans lequel se trouvait ma femme, je demandai à rester près d’elle jusqu’après les funérailles, leur donnant ma parole d’honneur de me trouver à l’heure fixée devant la porte de la prison ; mais cela fut refusé et la nuit suivante, je fus transféré à Lyon. Élisée Reclus, averti par dépêche, vint aussitôt et témoigna à ma femme toute la bonté de son grand coeur ; des amis vinrent de Genève ; et quoique l’enterrement fût absolument civil, ce qui était une nouveauté dans cette petite ville, la moitié de la population y assista pour montrer à ma femme que les cœurs des pauvres gens et des paysans savoyards étaient avec nous et non avec leurs gouvernants. Quand mon procès eut lieu, les paysans le suivirent avec le plus vif intérêt et ils venaient tous les jours de leurs villages dans la montagne à la ville pour avoir les journaux.

Un autre incident, qui me toucha profondément, fut l’arrivée à Lyon d’un ami d’Angleterre. Il était envoyé par un radical bien connu et très estimé dans le monde politique anglais, dans la famille duquel j’avais passé quelques heures heureuses à Londres en 1882. Il était porteur d’une somme considérable d’argent destinée à obtenir ma liberté sous caution, et il était chargé en même temps de me dire, de la part de mon ami de Londres, que je n’avais pas besoin de me préoccuper de la caution, mais que je devais quitter immédiatement la France. D’une façon ou d’une autre, il trouva moyen de me voir librement — et non dans la cage de fer à double grille où il m’était permis d’avoir des entrevues avec ma femme — et il se montra aussi affecté de mon refus d’accepter l’offre qui m’était faite, que je fus moi-même touché de ce témoignage d’amitié de la part d’un homme que j’avais déjà appris à estimer si hautement, ainsi que son excellente et admirable femme.

Le gouvernement français voulut avoir un de ces grand procès qui produisent une impression sur la population, mais il lui était impossible de poursuivre les anarchistes arrêtés pour les attentats à la dynamite. Il aurait été obligé pour cela de nous traduire devant la Cour d’Assises et le jury nous aurait probablement acquittés. En conséquence, le gouvernement adopta le plan machiavélique de nous poursuivre comme membres de l’Association Internationale des Travailleurs. Il y a en France une loi, votée immédiatement après la chute de la Commune, d’après laquelle on peut être traduit devant un tribunal de simple police pour avoir appartenu à cette association. Le maximum de la peine est de cinq années de prison ; et on est toujours sûr qu’un tribunal correctionnel prononcera les condamnations désirées par le gouvernement.

Les débats commencèrent à Lyon dans les premiers jours de janvier 1883 et durèrent une quinzaine de jours. L’accusation était ridicule, car tout le monde savait que pas un ouvrier de Lyon n’était affilié à l’Internationale et elle tomba piteusement, comme on peut le voir, par l’épisode suivant. Le seul témoin à charge était le chef de la police secrète de Lyon, un homme âgé, que le tribunal traitait avec le plus grand respect. Son rapport, je dois le dire, était tout à fait exact en ce qui concerne les faits. « Les anarchistes, dit-il, ont fait de nombreux prosélytes parmi la population, ils ont rendu impossibles les réunions opportunistes, en prenant la parole dans toutes ces réunions, en y prêchant le communisme et l’anarchie et en entraînant les auditeurs. » Voyant qu’il était à ce point sincère dans sa déposition, je me hasardai à lui demander :

— « Avez-vous jamais entendu parler à Lyon de l’Association Internationale des Travailleurs ? »

— « Jamais ! » répondit-il d’un ton maussade.

— « Quand je revins du congrès de Londres en 1881, et que je fis tous mes efforts pour reconstituer en France l’Internationale, eus-je du succès ? »

— « Non. Les ouvriers ne trouvaient pas l’Internationale assez révolutionnaire. »

— « Je vous remercie, » dis-je, et, me retournant du côté du procureur de la République, j’ajoutai : « Voilà tout l’échafaudage de votre accusation renversé par votre propre témoin ! »

Néanmoins, nous fûmes tous condamnés pour avoir fait partie de l’Internationale : quatre d’entre nous, au maximum de la peine, c’est-à-dire, à cinq ans de prison et à deux mille francs d’amende ; les autres, à une peine variant de un à quatre ans de prison. En réalité, nos accusateurs n’essayèrent pas de prouver quoi que ce fût au sujet de l’Internationale. On semblait l’avoir oublié. On nous demanda simplement de nous expliquer sur l’anarchie, et c’est ce que nous fîmes. Pas un mot ne fut prononcé sur les explosions de dynamite ; et lorsque un ou deux de nos camarades lyonnais demandaient des éclaircissements sur ce point, on leur fit brutalement remarquer qu’ils n’étaient pas poursuivis pour cela, mais pour s’être affiliés à l’Internationale, — dont je faisais seul partie.

Ces sortes de procès présentent toujours quelque incident comique et cette fois il fut amené par une lettre de moi. L’accusation ne reposait sur rien du tout. Des quantités de perquisitions avaient été faites chez les anarchistes, mais on n’avait trouvé que deux lettres de moi. L’accusation essaya d’en tirer le meilleur parti possible. L’une d’elles était adressée à un ouvrier français, qui se sentait découragé. Je lui parlais dans ma lettre de la grande époque où nous vivions, des grands changements qui se préparaient, des idées qui se faisaient jour et se répandaient. La lettre n’était pas longue, et le ministère public n’en tira pas grand-chose. Quant à l’autre, elle avait douze pages. Je l’avais écrite à un autre Français de mes amis, un jeune cordonnier. Il gagnait sa vie à faire des souliers dans sa chambre pour un magasin. A sa gauche il avait un petit poêle de fonte, sur lequel il préparait lui-même son repas de chaque jour, et à sa droite un banc étroit sur lequel il écrivait de longues lettres aux camarades, sans quitter son petit escabeau de cordonnier. Dès qu’il avait fait assez de paires de souliers pour couvrir les dépenses de sa vie matérielle, extrêmement modeste, et pour envoyer quelque argent à sa vieille mère à la campagne, il passait de longues heures à écrire des lettres, dans lesquelles il développait les principes théoriques de l’anarchisme avec une intelligence et un bon sens admirables. C’est maintenant un écrivain, bien connu en France et universellement respecté pour l’intégrité de son caractère. Malheureusement, il était capable à cette époque de couvrir huit ou douze pages de papier à lettre sans mettre un seul point, ni même une simple virgule, Je m’assis donc un jour à ma table et lui écrivis une longue lettre dans laquelle je lui expliquai comment nos pensées se subdivisent en groupes de propositions, qui doivent être séparés par des points, ou des points-virgules, et finalement en propositions d’ordre secondaire, auxquelles on fait au moins la charité d’une virgule. Je lui montrai, combien ses écrits gagneraient s’il prenait cette simple précaution.

La lettre fut lue par le procureur devant le tribunal et illustrée par les commentaires les plus pathétiques : « Vous avez entendu la lecture de cette lettre, commença-t-il, en s’adressant à la Cour, vous l’avez entendue, messieurs ! A première vue, elle n’offre rien de particulier. Il donne une leçon de grammaire à un ouvrier... Mais — et ici sa voix vibrait d’une vive émotion — ce n’était pas dans le but de compléter l’instruction d’un pauvre ouvrier, instruction que celui-ci avait négligé, probablement par paresse, d’acquérir à l’école. Ce n’était pas pour l’aider à gagner honnêtement sa vie... Non, messieurs ! Cette lettre a été écrite pour lui inspirer la haine de nos grandes et belles institutions, pour lui infuser d’autant mieux le venin de l’anarchie, pour faire de lui un ennemi d’autant plus terrible de la société... Maudit soit le jour où Kropotkine a mis le pied sur le sol de France ! » s’écria-t-il, pour finir, avec une merveilleuse emphase.

Nous ne pouvions nous empêcher de rire comme des gamins tout le temps que dura ce réquisitoire ; les juges regardaient le procureur comme pour lui dire « assez ! » mais il paraissait ne rien remarquer, et, emporté par son éloquence, il continua de parler avec des gestes et des intonations de plus en plus théâtrales. Il fit vraiment de son mieux pour obtenir sa récompense du gouvernement russe, qu’il obtint en effet.

Peu de temps après notre condamnation, le président du tribunal fut nommé conseiller à la cour. Quant au procureur et à un autre magistrat, — chose à peine croyable — le gouvernement russe leur offrit la croix de Sainte-Anne, et ils furent autorisés par la République à l’accepter. C’est ainsi que le procès de Lyon a été l’origine de la fameuse alliance franco-russe.

Ce procès, qui dura quinze jours, pendant lesquels les plus brillantes professions de foi anarchistes, reproduites par tous les journaux, furent faites par des orateurs de premier ordre, comme l’ouvrier Bernard et Emile Gautier, — procès pendant lequel tous les accusés montrèrent la plus ferme attitude, proclamant à chaque instant leurs doctrines, — eut une puissante influence sur le développement des idées anarchistes en France et contribua assurément dans une certaine mesure au réveil du socialisme dans les autres pays.

Quant à notre condamnation, elle était si peu justifiée par les faits que la presse française — à l’exception des journaux dévoués au gouvernement — blâma ouvertement les magistrats. Le Journal des Economistes lui-même, organe pourtant modéré, désapprouva ouvertement cette « condamnation que rien dans les faits produits au procès ne pouvait faire prévoir ». Le débat engagé entre nos accusateurs et nous, fut gagné par nous devant l’opinion publique. Une proposition d’amnistie fut immédiatement déposée à la Chambre des députés et recueillit une centaine de voix. Elle revint chaque année en discussion et chaque fois elle réunit un nombre de voix de plus en plus grand, jusqu’à ce qu’enfin nous fûmes graciés.