Mémoires de Hector Berlioz/Deuxième voyage en Allemagne

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 344-395).


DEUXIÈME VOYAGE EN ALLEMAGNE

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L’AUTRICHE, LA BOHÊME ET LA HONGRIE


À M. HUMBERT FERRAND


première lettre
Vienne.


Je reviens encore d’Allemagne, mon cher Humbert, et à peine arrivé, j’éprouve le besoin de vous rendre compte de ce que j’y ai fait. Vous m’avez tant de fois soutenu dans l’ardeur de la lutte, raffermi aux heures de découragement, rassuré sur l’avenir en lui comparant le passé ; vous avez un si vif et si noble sentiment du beau, un respect si religieux pour le vrai, une telle conviction de la grandeur et de la puissance de l’art, que le récit de mes explorations, de mes découvertes et de mes expériences en Europe, vous intéressera, je l’espère, et ne saurait être placé sous un patronage plus sympathique que le vôtre, ni plus intelligent. Malgré les passions sérieuses que votre cœur enferme, malgré les travaux que vous accomplissez dans ce coin du monde où une bienveillance royale vous a ménagé une si douce retraite, la poésie et la musique ne sont jamais, je le sais, oubliées de vous un seul jour. Votre amour pour ces deux sœurs divines fut trop profond et trop pur pour n’être pas inaltérable et je suis sûr que souvent, du haut des montagnes de votre île, vous prêtez l’oreille aux rumeurs musicales et littéraires que le vent du nord peut vous apporter de Paris. Et pourtant que Paris me paraît triste et morne, depuis ce dernier voyage surtout ! Et que j’envie, pendant ces ardeurs caniculaires, vos rêveries parfumées sous les grands bois d’orangers de l’île de Sardaigne, et les concerts nocturnes de la Méditerranée, et même les chansons naïves de vos laboureurs sardes, Africains d’Europe, hommes antiques du temps présent ! Non nobis Deus hæc otia fecit.

Je retrouve notre capitale préoccupée avant tout des intérêts matériels, inattentive et indifférente à ce qui passionne les poëtes et les artistes, amoureuse du scandale et de la raillerie, riant d’un rire strident et sec aux occasions qu’elle a de satisfaire cet amour étrange ; je retrouve la puanteur de ses infernales chaudières d’asphalte, tempérée par les âcres parfums de ses mauvais cigares de la régie, ses figures ennuyées, ses visages ennuyeux, ses artistes découragés, ses hommes d’esprit fatigués, ses imbéciles fourmillant, ses théâtres exténués, affamés, mourants ou morts ; le même orgue de Barbarie vient comme autrefois à la même heure me jouer le même air de Barbarie, j’entends émettre et soutenir les mêmes opinions de Barbarie, prôner les mêmes œuvres et les mêmes hommes de Barbarie.

En somme, tout cela me paraît former un ensemble assez triste, et d’ailleurs je ne suis pas dans une disposition d’esprit qui puisse me le montrer sous les couleurs de l’arc-en-ciel. Vous souvenez-vous des mélancolies désolantes dont nous étions affectés dans notre adolescence, le lendemain des bals ou des fêtes quelconques auxquels nous avions assisté ? Un certain malaise de l’âme, une souffrance vague du cœur, un chagrin sans objet, des regrets sans cause, des aspirations ardentes vers l’inconnu, une inquiétude inexprimable de l’être tout entier, c’est ce que nous éprouvions. J’ai honte de l’avouer, mais c’est ce que j’éprouve. Je suis comme au lendemain d’une fête, que m’auraient donnée les étrangers. Les grands orchestres, les grands chœurs dévoués, ardents, chaleureux, que je dirigeais chaque jour avec tant de joie, me manquent ; ce beau public, si courtois, si brillant, si attentif et si enthousiaste me manque ; ces rudes émotions des grands concerts où, en dirigeant, l’on parle soi-même à la foule par les mille voix de l’orchestre et des chœurs, me manquent ; cette étude des impressions diverses que produisent sur un auditoire sans préventions les tentatives récentes de l’art moderne, me manque ; en un mot j’éprouve un tel malaise de cette immobilité après tant de clameurs harmonieuses, que je n’ai qu’une idée depuis mon retour, idée qui m’obsède et que je repousse jour et nuit, celle de m’embarquer sur un navire au long cours et de faire le tour du monde. Et précisément, comme si le hasard voulait conspirer aussi contre mes bonnes résolutions, ne m’envoie-t-il pas avant-hier la tentation de l’exemple, en me faisant rencontrer un de nos anciens amis, Halma le virtuose, qui arrive tout droit de Canton ! Vous jugez si je l’ai questionné sur la Chine, sur les îles Malaises, sur le cap Horn, le Brésil, le Chili, le Pérou, qu’il a visités ; avec quelle avidité j’ai examiné tous les objets rares et curieux qu’il en a rapportés ! Je palpitais réellement et si j’avais eu un royaume, j’eusse à coup sûr parodié le mot de Richard III, en criant : «Mon royaume pour un vaisseau !» Mais n’ayant ni vaisseau, ni royaume, je reste dans cette petite ville qui s’étend, au dire de notre charmant poëte Méry, depuis la rue du Mont-Blanc jusqu’au faubourg Montmartre, et qu’on nomme Paris, et je m’y promène chaque soir en répétant sur tous les tons et sur tous les rhythmes imaginables ce vers de Ruy-Blas :

«Ah çà, mais on s’ennuie horriblement ici !»

Heureusement le néo-proverbe n’a pas tort, l’ennui porte conseil, il m’a suggéré un moyen d’oublier Paris sans en sortir ; c’est de revoir par la pensée les lieux éloignés que j’ai parcourus, les artistes étrangers que j’ai connus, les monuments que j’ai visités, les institutions que j’ai étudiées, c’est enfin, de vous écrire, en choisissant toutefois les heures et les jours où le spleen m’oublie, afin de vous ennuyer vous-même le moins possible. Mais qui sait si vous me lirez seulement ? Je vous vois d’ici, dormant à l’ombre d’un bosquet de citronniers, comme l’heureux vieillard du poëte romain, au doux murmure des abeilles laborieuses, qui butinent sur les fleurs autour de vous ; un Virgile ou un Horace ouvert est dans votre main, cette immortelle poésie berce votre sommeil, et vous n’avez que faire de ma prose. Par bonheur, je sais le moyen de vous éveiller sans encourir de reproches écoutez : Je veux vous parler de... Gluck, de Gluck, entendez-vous ? de son pays que je viens de voir, et de Mozart et de Haydn, et de Beethoven, qui tous comme Gluck ont vécu longtemps à Vienne... Je savais bien que ces noms magiques me feraient pardonner mon interpellation intempestive. Maintenant je commence.

Il ne m’est resté de mon voyage de Paris à Vienne que deux souvenirs remarquables, celui d’une douleur violente (ce n’est pas une douleur morale, il n’y a point de roman là dedans, ainsi ne cherchez pas à deviner ; il s’agit d’une fort prosaïque douleur de côté) qui m’obligea de m’arrêter à Nancy, où je pensai mourir, incident fort ordinaire, car, en vérité, on ne vit que pour cela, et celui d’un Dieu que j’aperçus par la fenêtre d’une auberge d’Augsbourg. Ce brave homme qui vient de fonder une sorte de néo-christianisme assez en vogue déjà en Bavière et en Saxe montait en voiture au moment où, pâle d’émotion l’aubergiste me le montra : j’ai oublié son nom, mais il me parut avoir une figure vive, intelligente, et en somme l’air d’un assez bon diable. Ce voyage fait en voiturin comme les voyages d’Italie, fut d’autant plus long que le dernier bateau à vapeur était parti de Ratisbonne quand j’y arrivai, et qu’obligé de séjourner deux jours dans cette grande petite ville, j’eus ensuite le crève-cœur d’être brouetté lourdement le long des bords du Danube jusqu’à Lintz, au lieu de descendre rapidement le cours du fleuve emporté par un nuage. Combien de siècles séparent ces deux manières de voyager ? En quittant Ratisbonne, je pouvais me croire contemporain de Frédéric Barberousse ; à Lintz, en mettant le pied sur le pont d’un élégant et rapide navire à vapeur, je me retrouvais en 1845. Le nom de ces deux villes me rappelle une observation que j’ai faite souvent sur la sotte manie que nous avons en Europe de dénaturer ou de changer les noms de certaines villes en les faisant passer d’une langue dans une autre. Par exemple, disons-nous Londres au lieu de London, et quel besoin ont les Italiens de dire Parigi au lieu de Paris ? J’avais dans ce voyage une carte d’Allemagne que je consultais souvent : j’y trouvais bien Lintz, parce que nous avons la bonté, en France, de prononcer et d’écrire ce nom comme les Allemands, mais je ne pus jamais découvrir Ratisbonne, par la raison bien simple que ce nom est de notre composition et n’offre aucun rapport avec Regensburg, véritable dénomination de la ville que je cherchais. Nous faisons à certains noms, et des plus difficiles à prononcer, l’honneur de les conserver, et nous en dénaturons d’autres sans savoir pourquoi. Nous disons les noms de Stuttgard, de Karlsruhe, de Darmstadt, du royaume de Wurtemberg, comme ceux qui les ont inventés, et l’instant d’après, au lieu de Baiern, nous dirons Bavière, au lieu de Munchen, Munich, au lieu de Donau, Danube ! Mais au moins y a-t-il quelque analogie éloignée entre ces traductions françaises et les mots originaux, tandis qu’il n’en existe aucune entre Regensburg et Ratisbonne. Nous trouverions cependant passablement absurdes les Allemands, s’ils s’étaient avisés d’appeler Lyon Mittenberg et Paris Triffenstein.

En débarquant à Vienne, j’eus tout de suite une idée de la passion des Autrichiens pour la musique : l’un des douaniers en examinant les ballots et les malles qui sortaient du bateau à vapeur, aperçut mon nom et s’écria aussitôt (en français bien entendu) :

« — Où est-il ? où est-il ?

— C’est moi, monsieur.

— Oh ! mon Dieu ! monsieur Berlioz, que vous est-il donc arrivé ? Depuis huit jours nous vous attendions : tous nos journaux ont annoncé votre départ de Paris et vos prochains concerts à Vienne. Nous étions fort inquiets de ne pas vous voir.»

Je remerciai de mon mieux l’honnête douanier, en me disant à part moi que j’étais bien sûr de ne jamais donner d’inquiétudes pareilles aux préposés de l’octroi des portes de Paris.

J’étais à peine installé dans cette joyeuse cité de Vienne, que je fus invité à assister au premier concert annuel du Manége. Ce concert est donné au profit du Conservatoire, et la troupe immense des exécutants (ils sont plus de mille) est presque entièrement composée d’amateurs. Le gouvernement faisant très-peu ou presque rien pour soutenir le Conservatoire, il était raisonnable que les vrais amis de la musique vinssent en aide à cette institution ; mais c’est justement parce que cela me paraissait raisonnable et beau que j’en fus profondément étonné. Tous les ans, à pareille époque, l’Empereur met à la disposition de la Société des amateurs l’immense local du Manége. Une liste d’inscription est ouverte pour les exécutants, chez les marchands de musique, et tel est à Vienne le nombre des amateurs plus ou moins habiles, instrumentistes ou chanteurs, qu’on est obligé chaque année d’en refuser plus de cinq cents, et qu’on n’a que l’embarras du choix pour former ce chœur de six cents chanteurs et cet orchestre de quatre cents instrumentistes. La recette de ces concerts gigantesques (il y en a toujours deux) est fort considérable, la salle du Manége pouvant contenir près de quatre mille personnes, malgré la place énorme que prend l’amphithéâtre sur lequel sont élevés les exécutants. Les billets ne sont d’ordinaire tous pris cependant qu’au premier concert ; le second est moins fréquenté, le programme de cette deuxième séance n’étant que la reproduction de celui de la première. Un grand nombre de Viennois seraient-ils donc incapables d’entendre sans ennui les mêmes chefs-d’œuvre deux fois de suite en huit jours ?...

Tous les publics du monde se ressemblent à cet égard. Il est vrai de dire que les morceaux dont se compose le programme de ces fêtes musicales sont presque toujours tirés des partitions les plus connues des vieux maîtres, et que le public viendrait très-probablement avec autant d’empressement à la seconde séance qu’à la première, si on devait y entendre quelque œuvre nouvelle écrite spécialement pour ces concertants et pour la masse d’exécutants qu’on y réunit. Et ce serait même là une proposition musicale très-digne d’intérêt. Sans doute les morceaux de musique largement écrits, comme les oratoires de Handel, de Bach, de Haydn et de Beethoven gagnent beaucoup à être rendus par des masses puissantes ; mais il ne s’agit après tout, en ce cas, que d’un plus ou moins grand redoublement des parties ; tandis que, en écrivant en vue d’un orchestre colossal et d’un chœur immense, comme ceux dont il s’agit, un compositeur, qui connaîtrait les ressources multiples d’une pareille agglomération de moyens d’exécution, devrait nécessairement produire quelque chose d’aussi neuf dans les détails que de grandiose dans l’ensemble. C’est ce qu’on n’a pas encore fait. Dans toutes les œuvres dites monumentales, la forme et le tissu sont restés les mêmes. On les exécute en pompe dans de vastes locaux, mais on pourrait les faire entendre dans un local moindre, avec une petite quantité d’exécutants, sans qu’elles perdissent beaucoup de leur effet. Elles n’exigent pas impérieusement un concours inusité de voix et d’instruments ; et quand ce concours a lieu, ces œuvres n’en reçoivent qu’une accentuation plus forte et ne produisent rien d’extraordinaire ni d’inattendu. Néanmoins, j’avoue que ce concert m’émut profondément, par l’effet des chœurs surtout. La beauté des voix de soprano me parut incomparable, et l’ensemble général excellent. En voyant sur le programme l’ouverture de la Flûte enchantée de Mozart, je craignis que ce merveilleux morceau, d’un mouvement si rapide, d’une trame si serrée et si délicatement ouvragée, ne pût être bien rendu par un orchestre aussi vaste ; mais mon inquiétude fut de courte durée, et l’orchestre (un orchestre d’amateurs) l’exécuta avec une précision et une verve qu’on ne trouve pas souvent même parmi les artistes.

Un motet de Mozart, un autre de Haydn, un air de la Création, l’ouverture que je viens de citer, et l’oratorio du Christ au mont des Oliviers, de Beethoven, formaient le programme. Staudigl et madame Barthe-Hasselt chantaient les soli. Staudigl a une basse veloutée, onctueuse, suave et puissante à la fois, d’une étendue de deux octaves et deux notes (du mi grave au sol haut), qu’il ne pousse jamais, mais qu’il laisse sortir, s’exhaler et se répandre sans le moindre effort, et qui remplit même une salle démesurée comme celle du Manége. Cette voix a en soi un principe d’émotion très-actif, bien que l’artiste soit en général peu ému lui-même ; elle vous pénètre et vous charme. Staudigl, d’ailleurs, tout enchantant avec cette simplicité de bon goût qui est le propre des virtuoses parfaitement maîtres du style large, exécute aisément les vocalisations et les traits d’une certaine rapidité. Enfin il sait la musique à fond et lit à première vue tout ce qu’on lui présente avec un aplomb si imperturbable, que cette facilité excessive amène quelquefois même des résultats fâcheux. Staudigl met un peu d’amour-propre à en faire parade, et ne jette, en conséquence, jamais un regard sur un morceau qu’il n’est pas tenu de chanter par cœur, avant de se présenter devant l’orchestre. Quand donc une répétition générale est annoncée, il arrive, prend son cahier qu’il n’a pas encore vu, et chante couramment paroles et musique sans se tromper d’un mot ni d’une intonation. Il lit cela comme un livre qu’on lui mettrait pour la première fois entre les mains, mais il ne le lit pas mieux, et c’est ce mieux qui est indispensable dans une répétition générale, où il s’agit non-seulement d’une exactitude littérale, mais aussi d’une reproduction intelligente, vive, animée, de l’œuvre du compositeur. Or, comment mettre ce feu, cette âme, cette vie dans une lecture pareille, où rien n’a été préparé par l’exécutant, où l’esprit général, les nuances et même les mouvements de la composition lui sont encore inconnus ? Cette légère critique, non pas du talent, mais des habitudes de ce grand artiste, a été faite à Vienne devant moi, par des compositeurs qu’elle avait maintes fois inquiétés dans des circonstances importantes. Louis XVIII disait : «Il ne faut pas être plus royaliste que le roi !» On pourrait dire à Staudigl : Il ne faut pas vouloir être plus musicien que la musique. L’air en ré majeur de la Création qu’il chanta au concert du Manége enthousiasma tout l’auditoire, et Staudigl, déjà sur le point de sortir de la salle où sa présence après son air n’était plus nécessaire, se vit forcé d’y rentrer pour le recommencer. Staudigl est à la fois premier sujet et régisseur du théâtre de la Vienne, que dirige avec autant de talent que de probité M. Pockorny. Sa magnifique voix de basse, malgré la beauté exquise de son timbre, n’est pas de ces voix délicates qui exigent des précautions hygiéniques et un régime particulier chez les artistes qui en sont doués : loin de là, Staudigl se permet, aux époques les plus rigoureuses de l’hiver, de chasser dans la neige des journées entières, le col nu, suivant son habitude, et revient le soir chanter Bertram, Marcel ou Gaspard sans le moindre embarras vocal. Ce théâtre de la Vienne, ainsi appelé parce qu’il se trouve sur le bord de la petite rivière de ce nom, est ouvert depuis trois ans à peine, et déjà il marche de façon à donner à son rival, celui de Kerntnerthor, de graves embarras ; c’est vers lui que se dirigent presque tous les artistes célèbres qui veulent se faire entendre à Vienne ; c’est sur ce théâtre que débutèrent Pischek pendant l’hiver de 1846, et Jenny Lind quelque temps après. Et Dieu sait la furie d’enthousiasme qu’ils y excitèrent l’un et l’autre, et les recettes fabuleuses qu’ils y ont fait faire.

Le chœur, sans être très-nombreux a beaucoup de force ; il est presque entièrement composé de jeunes sujets, hommes et femmes, dont les voix sont fraîches et d’un beau timbre. Ils ne sont pas tous très-bons lecteurs. L’orchestre, qu’on avait fort calomnié auprès de moi, dès mon arrivée, ne saurait être mis sans doute à la hauteur de celui du théâtre de Kerntnerthor, dont je parlerai bientôt, mais il marche bien cependant, et les jeunes artistes qui le composent sont pleins de cette chaleur et de cette bonne volonté qui, dans l’occasion enfantent des miracles. J’ai remarqué dans la troupe chantante, une femme d’un talent précieux pour les rôles tendres et passionnés, dont j’ai le regret de ne pouvoir citer le nom, qui m’échappe malgré tous mes efforts pour le retrouver. Elle excellait dans le rôle d’Agathe du Freyschütz.

Je dois citer en outre mademoiselle Treffs, cantatrice gracieuse, et mademoiselle Marra, prima donna, dont le talent a tout à la fois de l’éclat et de la gentillesse, dont la voix est brillante et légère, quoique rebelle à certaines vocalises, mais qui, par malheur, est très-peu musicienne, et commet en conséquence, parfois, de graves erreurs de mesure, capables de mettre en désarroi un morceau d’ensemble, malgré toute la sagacité et la prestesse des chefs d’orchestre. Mademoiselle Marra excelle dans la Lucie de Donizetti ; elle vient d’obtenir cet hiver encore de beaux succès dans le nord de l’Allemagne et dans quelques villes de Russie.

Mais les ténors ! les ténors ! voilà le côté faible du théâtre de la Vienne comme de presque tous les théâtres du monde en ce moment ; et je crains bien que, malgré ses efforts, M. Pockorny ne puisse parvenir de sitôt à combler cette lacune dans son personnel chantant.

Le théâtre de Kerntnerthor est plus heureux sous ce rapport, il possède Erl, ténor haut, à la voix blanche, un peu froid, réussissant mieux dans les morceaux calmes que dans les scènes passionnées, et dans le chant purement musical que dans le chant dramatique. Ce théâtre est dirigé par un Italien, M. Balochino ; la ville et la cour, les artistes et les amateurs jugent très-sévèrement son administration. Je ne puis apprécier les motifs de cette réprobation : elle m’a paru avoir pour effet d’éloigner le public de Kerntnerthor, malgré les efforts intelligents de l’éminent artiste, M. Nicolaï, qui y dirige toute la partie musicale, à laquelle M. Balochino, en sa qualité de directeur d’un théâtre lyrique, est nécessairement étranger. C’est déjà beaucoup que M. Balochino n’ait pas pris des tailleurs[1] pour jouer de la basse, et qu’il ait eu l’idée d’engager des violonistes pour jouer du violon. En France on subit aussi cette cruelle nécessité de recourir presque toujours à des musiciens pour faire de la musique ; mais on s’occupe à résoudre le problème qui permettrait de s’en affranchir complètement.

Outre une très-belle basse profonde et vibrante, M. Balochino possède encore dans sa troupe la cantatrice dont j’ai cité le nom plus haut, madame Barthe-Hasselt. C’est un talent de premier ordre, musicalement et dramatiquement parlant. La voix de madame Hasselt manque un peu de fraîcheur, mais elle est d’une grande étendue, d’une force peu commune, très-juste et d’un timbre émouvant, peut-être par cela même qu’il est un peu voilé. J’ai entendu chanter à madame Hasselt, et d’une triomphante manière, la scène si difficile et si belle du soprano dans Obéron. Je ne crois pas que sur cent prime donne il y en ait une capable d’interpréter avec autant de fidélité, de feu, de grandeur et d’audace cette page brûlante de Weber. À la fin du dernier allegro, après l’explosion de joie de l’amante d’Huon, une véritable lutte s’établit entre l’orchestre et la cantatrice. Madame Hasselt en est sortie à son honneur, sa voix stridente dominait l’orage instrumental et semblait le défier sans jamais cependant laisser échapper un son exagéré ou d’une nature douteuse. L’impression que je reçus de cette scène d’Obéron, ainsi exécutée dans un concert, est une des plus vives dont j’aie conservé le souvenir. Quelque temps après l’occasion se présenta pour moi de connaître le mérite de madame Hasselt comme tragédienne : ce fut dans l’opéra de Nicolaï, le Proscrit, dont le dernier acte, admirable sous tous les rapports, place à mon avis, Nicolaï très-haut parmi les compositeurs.

Dans cet opéra tiré d’un drame de Frédéric Soulié, une femme croyant son mari mort en exil, a épousé un autre homme qu’elle aimait et se voit, au retour de son premier époux, qu’elle respecte sans l’avoir jamais aimé d’amour, contrainte de quitter le second pour lui. Ses forces ne suffisent point à l’accomplissement de ce terrible devoir. Résolue de s’y soustraire, la malheureuse s’empoisonne, après avoir réconcilié les deux rivaux, et meurt en pressant sur son cœur leurs deux mains unies. Madame Hasselt joua et chanta ce rôle en tragédienne lyrique consommée, et je retrouvai en elle les beaux élans de l’âme, les savantes combinaisons unies à des inspirations soudaines qui firent si justement en France, il y a quarante ans, la gloire de madame Branchu.

Hélas ! mon cher Humbert, elles disparaissent aussi peu à peu comme les ténors, ces cantatrices tragédiennes, sans lesquelles le drame lyrique est perdu. Il semble, à voir la rareté toujours croissante des artistes capables de reproduire avec les moyens de notre art les grandes et nobles passions du cœur humain, que ces passions soient une invention des poëtes et des musiciens, et que la nature ayant créé par exception quelques êtres doués de la faculté de les comprendre et de les exprimer, se refuse maintenant à en créer de nouveaux, les considérant comme des objets de luxe en dehors de la race humaine.


À M. HUMBERT FERRAND


deuxième lettre
Vienne. (Suite)


Quand je vous disais dernièrement que les cantatrices dramatiques devenaient aussi rares que les ténors, et que la nature semblait n’en plus vouloir produire, ce n’est pas que les voix de soprano puissantes et étendues soient, comme les véritable ténors, des diamants hors de prix. Non, les belles voix de femme se rencontrent encore, les voix même très-exercées, mais que faire de ces instruments si la sensibilité, l’intelligence et l’inspiration ne les animent ? C’est des talents dramatiques réels et complets que je voulais parler. Nous trouvons un assez bon nombre de cantatrices aimées du public parce qu’elles chantent d’une façon brillante de brillantes niaiseries, et détestées des grands maîtres parce qu’elles seraient incapables d’interpréter dignement leurs œuvres. Elles ont la voix, le savoir musical, un larynx agile : il leur manque l’âme, le cerveau et le cœur : de telles femmes sont de véritables monstres, et d’autant plus redoutables pour les compositeurs que, souvent, ces monstres-là sont charmants. Ceci explique la faiblesse qu’ont bien des maîtres d’écrire des rôles d’un sentiment faux, qui séduisent le public par l’éclat de leur apparence, et les œuvres bâtardes que nous voyons naître, et l’abaissement gradué du style, l’anéantissement du sens de l’expression, l’oubli des convenances dramatiques, le mépris du vrai, du grand, du beau, et le cynisme et la décrépitude de l’art dans certains pays.

Je ne vous ai point encore parlé de l’orchestre ni des chœurs du théâtre de Kerntnerthor : ils sont de première force ; l’orchestre surtout, choisi, discipliné et dirigé par Nicolaï, a des égaux, mais n’a pas de supérieurs. Outre l’aplomb, la verve et une extrême habileté de mécanisme, cet orchestre est d’une sonorité exquise, qui tient sans doute à la rigoureuse justesse de l’accord des divers instruments entre eux, autant qu’à l’absence de toute intonation fausse dans chacune des exécutions individuelles dont l’ensemble se compose. On ne sait pas combien cette qualité est peu commune et quels désastres les imperfections de justesse, si rares qu’on les suppose, produisent dans les masses instrumentales, même les meilleures sous d’autres rapports. L’orchestre de Kerntnerthor sait accompagner le chant dans tous les styles, il sait dominer quand le rôle principal lui est dévolu ; ses forte ne sont jamais du bruit, à moins qu’il n’ait à exécuter quelques-uns de ces misérables tissus de notes qui le contraignent alors d’être aussi mauvais que leur auteur. Il est parfait dans l’opéra, triomphant dans la symphonie, et, pour achever enfin d’en faire l’éloge, cet orchestre ne contient point de ces artistes boursouflés de vanité, qui repoussent les justes observations, regardent tout parallèle établi entre eux et les virtuoses étrangers comme une insulte, et croient faire honneur à Beethoven quand ils daignent l’exécuter. Nicolaï compte des ennemis à Vienne ; c’est fâcheux pour les Viennois, car je le regarde comme un des plus excellents directeurs d’orchestre que j’aie jamais rencontrés, et comme un de ces hommes dont l’influence suffit à donner une supériorité musicale évidente à la ville qu’ils habitent, quand on les entoure des éléments dont ils ont besoin pour rendre manifestes leur force et leur intelligence. Nicolaï possède, à mon avis, les trois conditions indispensables pour former un chef d’orchestre accompli. C’est un compositeur savant, exercé, et susceptible d’enthousiasme ; il a le sentiment de toutes les exigences du rhythme, et possède un mécanisme de mouvement parfaitement clair et précis : enfin c’est un organisateur ingénieux et infatigable ne plaignant ni son temps, ni sa peine aux répétitions, et qui sait ce qu’il fait parce qu’il ne fait que ce qu’il sait. De là les dispositions morales et matérielles excellentes, la confiance, la soumission, la patience, et enfin l’assurance merveilleuse et l’unité d’action de l’orchestre de Kerntnerthor.

Les concerts spirituels que Nicolaï organise et dirige tous les ans dans la salle des Redoutes, font le digne pendant de nos concerts du Conservatoire de Paris. C’est là que j’entendis la scène d’Obéron dont je vous ai parlé dans ma lettre précédente, avec l’air d’Iphigénie en Tauride : «Unis dès la plus tendre enfance», assez tristement chanté par Erl, une belle symphonie de Nicolaï, et la merveilleuse, l’incomparable symphonie en si bémol de Beethoven. Tout cela fut exécuté avec cette fidélité chaleureuse, ce fini dans les détails et cette puissance d’ensemble qui font, pour moi du moins, d’un pareil orchestre ainsi dirigé, le plus beau produit de l’art moderne et la plus véritable représentation de ce que nous appelons la musique aujourd’hui.

C’est dans cette grande et belle salle des Redoutes que Beethoven faisait entendre, il y a trente ans, ses chefs-d’œuvre adorés maintenant de toute l’Europe, et accueillis alors des Viennois avec le plus mortel dédain. M. le comte Michel Wielhorski m’a dit y avoir assisté, en 1820, et lui cinquantième, à l’exécution de la symphonie en la ! ! ! Les Viennois se pressaient alors aux représentations des opéras de Salieri !... Pauvres petits hommes, à qui un colosse était né !... Ils aimaient mieux les nains.

Vous concevrez, mon cher Humbert, que les jambes m’aient tremblé quand je suis monté pour la première fois sur cette estrade où s’appuya naguère son pied puissant. Rien n’y est changé depuis Beethoven, le pupitre-chef dont je me servais fut le sien : voilà la place occupée par le piano sur lequel il improvisait ; cet escalier conduisant au foyer des artistes est celui par lequel il redescendait quand, après l’exécution de ses immortels poëmes, quelques enthousiastes clairvoyants se donnaient la joie de le rappeler en l’applaudissant avec transports, au grand étonnement des autres auditeurs, amenés là par une curiosité désœuvrée, et qui ne voyaient, dans les sublimes élans de son génie, que les mouvements convulsifs et les brutales excentricités d’une imagination en délire. Quelques-uns approuvaient tout bas les enthousiastes, mais n’osaient se joindre à eux. Ils ne voulaient pas heurter de front l’opinion publique. Il fallait attendre. Et cependant, Beethoven souffrait. Sous combien de Ponce-Pilate ce Christ a-t-il ainsi été crucifié ! ! !

La vaste salle des Redoutes est très-belle pour la musique. C’est un parallélogramme, mais ses angles ne produisent pas d’échos. Il n’y a qu’un parquet et une galerie. Ce fut dans un des concerts que j’y donnais que le célèbre chanteur Pischek voulut se faire entendre pour la première fois à Vienne. Je fus ravi de sa proposition, l’ayant connu et admiré à Francfort trois ans auparavant. Il choisit pour ce jour-là une ballade de Uhland intitulée : Des Sængers Fluch, mise en musique par Esser et qui lui est très-favorable. Ce morceau étant avec piano obligé, je priai Seymour-Schiff, un habile et vigoureux pianiste allemand, de l’accompagner ; en véritable artiste qu’il est, Seymour-Schiff y consentit. Nous allâmes donc ensemble chez Pischek pour répéter sa ballade. Je n’ai pas besoin de dire qu’il ne s’agit pas là d’une de ces babioles musicales que nous nommons ballades à Paris, celle de Uhland est un poëme d’une certaine étendue que le musicien a traité largement à la manière de Schubert, et l’œuvre d’Esser, essentiellement variée, forte et dramatique, ne ressemble en aucune façon à nos petits couplets plus ou moins bien recouverts d’un vernis gothique. Je ne saurais vous dire, mon cher Humbert, l’impression que fit sur moi la voix incomparable et la verve frémissante de Pischek, tant depuis trois ans il avait fait de progrès. Ce fut une sorte d’ivresse assez semblable à celle que produisit Duprez sur le public de l’Opéra le jour de son début dans Guillaume Tell. On n’a pas d’idée de la beauté de ce baryton, de sa force, de sa plénitude dans les sons de poitrine, de sa douceur ravissante dans les notes de tête, de son agilité et de sa puissance. Son étendue est d’ailleurs considérable ; elle embrasse, en voix franche de poitrine, deux octaves, du la bémol grave au la bémol aigu. Et quel souffle brûlant anime ce rare instrument ! quelle passion, tantôt savamment contenue, tantôt éclatant sans contrainte ! Comme, en écoutant Pischek, on reconnaît vite l’artiste, le vrai musicien ! Il agite son auditeur et le calme à son gré ; il le fascine, il l’entraîne. Son enthousiasme, en chantant sa ballade, me saisit dès les premières mesures ; je me sentis rougir jusqu’aux yeux ; mes artères battaient à se rompre, et, fou de joie, je m’écriai : «Voilà don Juan, voilà Roméo, voilà Corte !» Pischek est en outre doué d’un extérieur avantageux ; sa taille est haute et bien prise, sa physionomie vive et animée. Il est lecteur intrépide, pianiste d’une grande force, et assez fort contre-pointiste pour improviser sans peine dans le style fugué, sur le premier thème venu. Il faut vraiment déplorer, pour notre Opéra de Paris que Pischek ne sache pas un mot de français. Né à Prague en 1810, je crois, la première langue qu’il parla fut le bohême ; il apprit ensuite l’allemand, plus tard l’italien, c’est de l’étude de l’anglais qu’il s’occupe à cette heure ; et c’est en anglais qu’il chantera à Londres cet hiver.

Son succès dans la ballade d’Esser à mon concert fut spontané et général. Une romance, qu’à la demande du public, il chanta, en outre, en s’accompagnant lui-même, acheva de faire délirer l’auditoire. On ne pouvait, en effet, rien entendre de plus délicieux. Peu de jours après, il parut au théâtre de la Vienne, d’abord dans le Zimmerman, de Lortzing, puis dans les Puritains, où le fameux duo lui fournit l’occasion de lutter avec Staudigl. Il devait jouer Don Juan quand je partis pour Prague ; je regrettai vivement de ne pouvoir l’entendre dans le rôle de ce héros de la séduction et de l’audace, dont il est, j’en suis convaincu, l’idéal personnifié. Pischek, cependant, a trouvé à Vienne, et parmi d’excellents esprits, des critiques sévères qui reprochaient à son chant de l’affectation et de la manière. J’avoue n’avoir jamais rien observé en lui qui me parût de nature à mériter ce grave reproche, qui du reste a été souvent aussi adressé à Rubini. Et je répète que si Pischek parvenait à savoir tout à fait bien le français (ce que je ne crois plus possible aujourd’hui) et que si l’on écrivait pour lui un rôle à la fois brillant et passionné, il bouleverserait à plaisir le public de l’Opéra et les Parisiens seraient ses esclaves.

La salle des Redoutes doit ce nom à de grands bals qu’on y donne fréquemment dans la saison d’hiver. C’est là que la jeunesse viennoise se livre à sa passion pour la danse, passion réelle et charmante, qui a amené les Autrichiens à faire de la danse des salons un art véritable, aussi au-dessus de la routine de nos bals, que les valses et l’orchestre de Strauss sont supérieurs aux polkas et aux racleurs des guinguettes de Paris. J’ai passé des nuits entières à voir tourbillonner ces milliers d’incomparables valseurs, à admirer l’ordre chorégraphique de ces contredanses à deux cents personnes disposées sur deux rangs seulement, et la piquante physionomie des pas de caractère, dont je n’ai vu qu’en Hongrie surpasser l’originalité et la précision. Et puis Strauss est là, dirigeant son bel orchestre ; et quand les valses nouvelles qu’il écrit spécialement pour chaque bal fashionable ont du succès, les danseurs s’arrêtent parfois pour l’applaudir, les dames s’approchent de son estrade lui jettent leurs bouquets, et l’on crie bis, et on le rappelle à la fin des quadrilles. Ainsi la danse n’est pas jalouse et fait à la musique sa part de joie et de succès. C’est justice, car Strauss est un artiste. On n’apprécie pas assez l’influence qu’il a déjà exercée sur le sentiment musical de toute l’Europe, en introduisant dans les valses les jeux de rhythmes contraires, dont l’effet est si piquant, que les danseurs eux-mêmes ont déjà voulu l’imiter, en créant la valse à deux temps, bien que la musique de cette valse ait conservé le rhythme ternaire. Si l’on parvient hors de l’Allemagne à faire concevoir au gros public le charme singulier qui résulte, dans certains cas, de l’opposition et de la superposition des rhythmes contraires, c’est à Strauss qu’on le devra. Les merveilles de Beethoven en ce genre sont trop haut placées, et n’ont agi jusqu’à présent que sur des auditeurs exceptionnels : Strauss, lui, s’est adressé aux masses, et ses nombreux imitateurs ont été forcés, en l’imitant, de le seconder.

L’emploi simultané des diverses divisions de la mesure et des accentuations syncopées de la mélodie, même dans une forme constamment régulière et identique, est au rhythme simple, comme les ensembles à plusieurs parties diversement dessinées sont aux accords plaqués, je dirai même comme l’harmonie est à l’unisson et à l’octave. Mais ce n’est pas ici le lieu d’approfondir cette question ; j’osai l’aborder déjà, il y a quelque douze ans, dans une étude sur le rhythme qui me valut les anathèmes d’un foule de gens dont certes la plupart ne pouvaient se douter de ce que je voulais dire. Vous savez, mon ami, que sans être aussi arriérée que l’Italie sur ce point, la France est encore le foyer de la résistance aux progrès de l’émancipation du rhythme.

Un très-petit public épars dans Paris commence seulement aujourd’hui, à force d’avoir entendu au Conservatoire Weber et Beethoven, à soupçonner que l’emploi constant d’un seul rhythme amène la monotonie et parfois même d’énormes platitudes. Mais je n’ai plus la moindre velléité de tracasser les retardataires à ce sujet. Nos paysans français ne chantent qu’à l’unisson. Je suis bien convaincu maintenant que si jamais les partisans enragés du rhythme simple, des phrases de huit mesures et des coups de grosse caisse sur le temps fort exclusivement, en viennent à sentir et à aimer les harmonies de rhythmes, ce ne sera guère qu’au jour où ces mêmes paysans seront parvenus à chanter à six parties. C’est dire assez qu’ils n’y arriveront jamais. Laissons-les donc à leurs jouissances primitives.

Je rêvais tristement, à une de ces fêtes nocturnes (car les valses de Strauss, avec leurs ardentes mélodies qui ressemblent à des cris d’amour, ont le don de m’attrister profondément), je rêvais, dis-je, pendant l’un de ces bals étincelants de radieux sourires, quand un petit homme d’une figure spirituelle, fendant la foule, s’approcha de moi ; c’était le lendemain d’un de mes concerts.

« — Monsieur, me dit-il vivement, vous êtes Français, je suis Irlandais, il n’y a donc point d’amour-propre national dans mon suffrage, et (me saisissant la main gauche) je vous demande la permission de serrer la main qui a écrit la symphonie de Roméo. Vous comprenez Shakespeare !

— En ce cas, monsieur, répliquai-je, vous vous trompez de main ; j’écris toujours avec celle-ci.»

L’Irlandais souriant, prit la main droite que je lui présentais, la secoua très-cordialement, et s’éloigna en disant :

«Oh, les Français ! les Français ! il faut qu’ils se moquent de tout, et de tous, même de leurs admirateurs !»

Je n’ai jamais su quel était cet aimable insulaire qui prenait mes symphonies pour des filles de la main gauche.

Je ne vous ai rien dit de cet admirable Ernst qui fit tant de sensation à Vienne a cette époque ; je me réserve de parler de lui dans le récit de mon voyage en Russie ; car je l’ai retrouvé à Saint-Pétersbourg, où son prodigieux succès est allé toujours grandissant. Il se repose en ce moment sur les bords de la Baltique, à prendre de la mer des leçons de grandiose et d’accents sublimes. J’espère bien le rencontrer encore dans quelque coin du monde ; car Liszt, Ernst et moi nous sommes, je crois, parmi les musiciens, les trois plus grands vagabonds que le désir de voir et l’humeur inquiète aient jamais poussés hors de leur pays.

Il faut un talent immense comme celui d’Ernst pour attirer seulement l’attention dans une ville comme Vienne, où l’on entendit tant de violonistes supérieurs, et qui en possède encore de si remarquables. Je citerai d’abord parmi ceux-là, Mayseder, dont la célébrité, dès longtemps établie est grande et méritée ; le jeune Joachim[2] dont le nom commence à poindre, et le fils d’Helmesberger (le concert-meister de Kerntnerthor). Mayseder est un violoniste brillant, correct, élégant, irréprochable, toujours sûr de lui ; les deux autres, Joachim surtout, sont bouillants, téméraires, comme on l’est à leur âge, ambitieux d’effets nouveaux, d’une énergie indomptable, et ne croient guère à l’impossible. Mayseder est le chef de l’excellent quatuor du prince Czartoryski ; il a pour second violon Strebinger, pour alto Darst, et pour violoncelle Borzaga. Tous les trois, ainsi que Mayseder, appartiennent à la chapelle impériale. Ce quatuor est une des belles choses qu’on peut entendre à Vienne, et bien digne de l’attention religieuse avec laquelle le prince et un petit nombre d’auditeurs d’élite l’écoutent chaque semaine interpréter les chefs d’œuvre de Beethoven, de Haydn et de Mozart. Madame la princesse Czartoryska, musicienne parfaite par le savoir et par le goût, distinguée, pianiste en outre, prend quelquefois aussi une part active à ces concerts de musique intime. Après une quintette de Humel, qu’elle venait d’exécuter avec une supériorité magistrale, quelqu’un me dit :

« — Décidément il n’y a plus d’amateurs !

— Oh !... répondis-je, en cherchant bien... vous en trouveriez peut-être... même parmi les artistes. Mais en tout cas la princesse est une exception.»

La chapelle impériale, formée d’instrumentistes et de chanteurs choisis parmi les meilleurs de Vienne, est nécessairement excellente. Elle possède quelques enfants de chœur doués de fort jolies voix. Son orchestre est peu nombreux mais exquis ; la plupart des solos sont confiés à Staudigl. En somme, cette chapelle m’a rappelé celle des Tuileries en 1828 et 1829, époques de sa plus grande splendeur. J’y ai entendu une messe composée de fragments de divers maîtres, tels que Asmayer, Joseph Haydn et son frère Michel. On faisait aussi quelquefois à Paris de ces pots-pourris pour le service de la chapelle royale, mais rarement cependant : je pense qu’il en doit être de même à Vienne, et que le hasard (malgré la beauté remarquable des fragments que j’ai entendus) m’a mal servi. L’empereur avait alors, si je ne me trompe, trois maîtres de chapelle, les savants contre-pointistes Eybler et Asmayer, et Weigl, qui mourut peu de jours avant mon départ de Vienne. Ce dernier nous est connu en France par son opéra la Famille Suisse, qui fut représenté à Paris en 1828. Cet ouvrage eut peu de succès ; il parut aux musiciens fade et incolore, et les mauvais plaisants prétendirent que c’était une pastorale écrite avec du lait.

Une chose m’a frappé et péniblement affecté à Vienne, c’est l’ignorance incroyable ou l’on est généralement des œuvres de Gluck. À combien de musiciens et d’amateurs n’ai-je pas demandé s’ils connaissaient Alceste, ou Armide, ou Iphigénie, toujours la réponse a été la même : «On ne représente jamais à Vienne ces ouvrages, nous ne les connaissons pas.» Mais malheureux ! qu’on les représente ou non, vous devriez les savoir par cœur ! Il est bien clair que des entrepreneurs comme MM. Balochino et Pockorny, moins soucieux de belles partitions que de grosses recettes, n’imiteront pas le roi de Prusse, et ne se donneront pas le luxe de faire représenter des chefs-d’œuvre anciens, quand ils peuvent offrir au public des produits nouveaux, tels qu’Alessandro Stradella ou Indra.

On citait même comme un des événements remarquables de la saison, la découverte qu’on venait de faire de la tombe de Gluck ! La découverte ! concevez-vous cela ? Elle était donc inconnue ?... Parfaitement. Ô Viennois de mon âme, vous êtes dignes d’habiter Paris ! Ce fait pourtant n’a rien en soi de bien étrange, si l’on songe qu’à cette heure on ignore absolument où reposent les restes de Mozart !

J’ai dit quelques mots dans ma première lettre qui ne doivent pas vous avoir donné une idée brillante du Conservatoire de Vienne. Malgré tout le mérite de son directeur M. Preyer, et le talent bien apprécié de M. Joseph Fischhoff, de M. Bœhm et de quelques autres excellents professeurs, le Conservatoire ne répond pas, par l’importance et le nombre de ses classes, à ce qu’on s’attend à trouver dans une capitale musicale telle que Vienne. Il paraît même qu’il fut, il y a quelques années, dans un état de délabrement tel que sans l’extrême énergie, l’intelligence et le dévouement du docteur J. Bacher, qui prit en main sa défense et parvint à le remettre sur pied, il n’existerait plus. Le docteur Bacher n’est point un artiste ; c’est un de ces amis de la musique comme on en trouve deux ou trois en Europe, qui entreprennent et mènent à bien quelquefois les plus rudes tâches, mus par le seul amour de l’art ; qui par la pureté de leur goût, acquièrent sur l’opinion une autorité réelle, et en viennent même souvent à accomplir par leurs propres forces ce que des souverains devraient faire et ce qu’ils ne font pas. Actif, persévérant, volontaire et généreux au delà de toute expression, le docteur Bacher est à Vienne le plus ferme soutien de la musique et la providence des musiciens.

C’est dans la salle du Conservatoire, petite, mais excellente, qu’ont lieu les concerts philharmoniques, sous l’habile direction de M. le baron de Lannoye, et les réunions de l’académie de chant d’hommes, précieuse institution dirigée par M. Barthe avec autant d’intelligence que de zèle. J’ai entendu là, cinq ou six fois au moins, et avec un plaisir toujours nouveau, l’étonnant pianiste Dreyschock ; talent jeune, frais, brillant, énergique, d’une habileté technique immense, dont le sentiment musical est des plus élevés, et qui a introduit dans sa musique de piano une foule de combinaisons nouvelles d’un effet charmant.

Je demande pardon à tant d’artistes remarquables du laconisme avec lequel je me vois contraint de parler d’eux. L’espace me manque ; il faudrait écrire un livre pour rendre pleine justice à chacun et énumérer en détail toutes les richesses musicales de Vienne.

Et pourtant je n’ai rien dit encore de quelques-uns de ses plus éminents esprits : de ceux que la nature de leur talent porte surtout vers les compositions dites di camera, telles que les quatuors et les lieder avec piano. De ce nombre sont M. Becher, âme rêveuse et concentrée, dont l’audace harmonique dépasse tout ce qu’on a tenté jusqu’à présent, qui cherche à agrandir la forme du quatuor et à lui donner des allures nouvelles. M. Becher est d’ailleurs un écrivain fort distingué, et sa critique est en grande estime parmi les maîtres de la presse viennoise[3].

M. le conseiller Wesque de Putlingen, qui publie ses œuvres sous le pseudonyme de Hoven, m’a fait passer de bien douces heures en chantant ses lieder d’un tour mélodique si heureux et si plein d’humour, et accompagnés d’harmonies si piquantes. J’ai remarqué les mêmes qualités dans les fragments de deux opéras de sa composition que je n’ai pu malheureusement entendre qu’au piano.

M. Dessauer nous est plus connu, à cause du séjour qu’il fit à Paris pendant deux ans, de 1840 à 1842, je crois. Il y mit en musique une foule de morceaux de nos premiers poëtes. Il continue à grossir sa collection de lieder, dont la plupart obtiennent dans les salons délicats un incontestable succès. Dessauer est tout entier acquis à l’élégie ; il n’est à son aise que dans les malaises de l’âme ; les souffrances du cœur sont sa plus douce jouissance, et les larmes toute sa joie. Dessauer, à Vienne comme à Paris, me faisait toujours une guerre courtoise. Son idée fixe est de me convertir à une doctrine musicale que je ne connais pas encore, car il n’a jamais pu se décider à me la dévoiler. Toutes les fois que l’occasion s’est présentée pour nous de causer à fond, comme il disait, au moment de commencer son homélie, si je le regardais bien en face avec mon air le plus sérieux, il en concluait que j’allais me moquer de lui, et, retombant dans son silence, remettait ma conversion à des temps plus heureux. Si tous les prédicateurs avaient fait ainsi, nous croupirions encore dans les ténèbres du paganisme.

Je ne dois pas oublier de signaler ici la cordialité avec laquelle m’ont accueilli à Vienne la plupart des écrivains qui labourent, comme je l’ai fait jusqu’à ce jour, l’âpre et rocailleux terrain de la critique, pour y voir pousser trop souvent chardons et orties. Ils m’ont traité en confrère, et je les en remercie. L’un d’eux, M. Saphir, donne tous les ans une académie littéraire et musicale dans laquelle, en dépit des entraves de la censure, son étincelant esprit trouve le moyen de flageller les hommes et les choses à la grande joie de son auditoire, qui, semblable à tous les auditoires du monde, est toujours ravi si l’on éreinte quelqu’un.

Je ne vous parle pas du bâton de mesure[4] que m’offrirent si gracieusement dans un souper, mes amis de Vienne, après mon troisième concert, ni du beau présent que me fit l’Empereur, ni de beaucoup d’autres choses, dont les journaux du temps vous ont rebattu les oreilles. Vous n’ignorez rien de tout ce qui m’arriva d’heureux dans ce voyage, il serait donc au moins inutile d’y revenir.


M. HUMBERT FERRAND


troisième lettre
Pesth.


Quand on voyage en Autriche, il faut absolument visiter au moins trois de ses capitales : Vienne, Pesth et Prague. À la vérité, certains esprits chagrins prétendent bien que Pesth est en Hongrie et que Prague est en Bohême ; mais ces deux États n’en font pas moins parties intégrantes de l’empire d’Autriche auquel ils sont attachés et dévoués corps, âmes et biens à peu près comme l’Irlande est dévouée à l’Angleterre, la Pologne à la Russie, l’Algérie à la France, comme tous les peuples conquis ont dans tous les temps été attachés à leurs vainqueurs. Ainsi donc partons pour Pesth, grande ville d’Autriche, en Hongrie. Je ne suis pas heureux dans mes relations avec le Danube. Ainsi que je vous l’ai dit, il avait emporté son dernier bateau à vapeur quand je voulus m’embarquer à Ratisbonne pour Vienne ; il se couvrit de brouillards pour m’empêcher de descendre son cours jusqu’à Pesth, et vous allez voir que le vieux fleuve ne borna pas là ses mauvais procédés à mon égard. Il semble qu’il ait été tout à fait mécontent de me voir arriver dans ses domaines, et qu’il ait voulu non-seulement ne pas m’en faciliter l’accès, mais me l’interdire même tout à fait. Et pourtant combien je l’ai admiré, comme je l’ai loué ce puissant et majestueux fleuve ! Il aurait dû être sensible à mon admiration. Mais loin de là, plus je m’extasiais devant ses magnificences, et plus il me devenait hostile ; et je pourrais dire de lui ce que La Fontaine disait de son lion :

Ce monseigneur du lion-là
Fut parent de Caligula.


Avant de quitter Vienne, je manifestai le désir d’être présenté à M. le prince de Metternich : ceux mêmes de mes amis qui se trouvaient les mieux placés pour me procurer cet honneur, se montrant alors vraiment embarrassés de ma demande, je fus sur le point d’y renoncer. Il s’agissait de voir un officier lié avec un conseiller, qui parlerait à un membre de la chancellerie de cour, assez puissant pour m’introduire auprès d’un secrétaire d’ambassade, qui obtiendrait de l’ambassadeur qu’il voulût bien parler à un ministre, afin qu’il me présentât. Je trouvai le circuit infiniment trop prolongé, et l’idée me vint enfin de remplacer à moi tout seul l’officier, le conseiller, le chancelier, le secrétaire, l’ambassadeur et le ministre, en me présentant moi-même. Mes amis, en me voyant déterminé à tenter l’aventure, m’ont très-probablement, in petto, traité de fou, ou tout au moins de Français et demi. Quoi qu’il en soit, bravant l’étiquette autrichienne ou l’opinion que l’on se fait à Vienne de ses rigueurs, je m’acheminai vers le palais du prince. Je monte, je trouve dans le salon un officier de garde, je lui présente ma carte en lui exprimant le désir qui m’amenait. Il entre chez le prince, et revient un instant après m’annoncer que Son Altesse allait être libre dans quelques minutes et qu’elle voulait bien me recevoir. Je fus admis, en effet, sans autre préambule. Le prince se montra d’une amabilité parfaite, me fit beaucoup de questions sur la musique et surtout sur ma musique dont il me parut que Son Altesse, qui n’en avait point encore entendu alors, s’était fait une fort drôle d’idée. Je m’efforçai de lui en donner une autre. Bref, je me retirai, enchanté de l’accueil que j’avais reçu, prodigieusement étonné qu’il fût si facile de brutaliser ainsi les lois de l’étiquette allemande, et tout fier d’avoir rempli les fonctions d’officier, de conseiller, de chancelier, de secrétaire d’ambassadeur et de ministre, sans embarras, pendant quelques instants. Et voilà comment je reconnus encore une fois la vérité de la parole évangélique : «Frappez et il vous sera ouvert», et le tact exquis avec lequel certains princes savent dire aussi parfois : Sinite parvulos venire ad me. À la condition, bien entendu, que les parvuli soient étrangers, quelque peu clercs, et appartiennent à cette classe, curieuse à voir de près, de gens inutiles qu’on nomme aujourd’hui poëtes, musiciens, peintres, artistes enfin, et qu’on désignait au moyen âge par les dénominations assez malhonnêtes de ménestrels, trouvères, histrions et bohémiens.

Vous vous étonnerez peut-être, mon cher Humbert, que je n’aie point usé de ma puissante influence pour me faire admettre à présenter mes hommages à la famille impériale, et vous aurez raison. Il y a eu en effet à ma réserve une raison d’état que je m’en vais vous dire très-confidentiellement. Il m’était revenu, dès les premiers temps de mon séjour à Vienne, que l’Impératrice, cet ange de piété, de douceur et de dévouement, avait de moi une opinion encore plus extraordinaire que celle du prince Metternich sur ma musique. Certains passages un peu trop sauvages de style de mon Voyage en Italie, habilement commentés en outre auprès de S. M. par de bons amis (vous savez qu’on est exposé à en avoir partout, même à la cour d’Autriche), m’avaient valu en si haut lieu la réputation d’un véritable brigand, tout bonnement. Or, je fus non pas flatté, c’est trop peu dire, mais vraiment glorieux de ce renom excentrique qui me tombait du ciel. Je me dis, ce que vous vous fussiez dit à ma place bien certainement, qu’une légère auréole de crimes est chose trop distinguée, depuis que Byron l’a mise à la mode, pour ne pas la conserver précieusement quand on a le bonheur de la posséder ; fût-elle même posée sur un front tout à fait indigne. Je raisonnai donc ainsi : Si je me présente à la cour, il est probable que l’Impératrice daignera m’adresser la parole ; je devrai lui répondre, de mon mieux nécessairement, et la conversation une fois engagée, Dieu sait où elle peut me conduire. S. M. est capable de perdre en un clin d’œil l’opinion originale qu’elle s’est faite de mon individu ; elle ne verra plus en moi qu’un adorateur, comme tant de millions d’autres, de sa grâce et de sa bonté ; elle ne trouvera rien de sanglant dans mes yeux, rien de fauve dans mon égard, rien de tigridien dans ma voix ; j’aurai bien toujours le nez un peu aquilin, il est vrai, mais, en somme, je ne paraîtrai point du tout avoir le physique de mon emploi, et je passerai pour un simple honnête homme, incapable de faire un malheur et d’arrêter seulement une diligence ; me voilà donc perdu de réputation. Ah, diable ! non ! j’aime mieux rester brigand et partir au plus vite ; l’éloignement devant être surtout favorable au développement de mon auréole, qui ne fera que croître et embellir.

Voilà pourquoi j’ai obstinément refusé de me faire l’honneur de me présenter à la cour d’Autriche, et pourquoi je suis ainsi brusquement descendu en Hongrie un beau matin. C’est ici maintenant que doit avoir place le récit de mes démêlés avec le Danube. Chaque jour il s’enveloppait dans un nuage, comme les dieux d’Homère quand ils avaient à commettre quelque méchante action ; de là interruption de la navigation et nécessité pour les voyageurs de prendre pour Pesth la voie de terre. C’est bien honnête ce que je dis là. Sachez, mon ami, que sur toute la surface de cette plaine immense qui s’étend de Vienne à Pesth, les simples cailloux sont aussi rares que les émeraudes ; que le sol y est formé d’une fine poussière qu’on dirait tamisée et qui, détrempée par la pluie, forme des fondrières au travers desquelles il faut se traîner à grand renfort de chevaux, en y enfonçant à tout instant au risque de n’en plus sortir. C’est donc la voie de boue et non la voie de terre que j’aurais dû dire. Vous jugez des charmes d’un pareil voyage. Mais ce n’est rien encore. Ne voilà-t-il pas le Danube qui s’avise de déborder et de couvrir de ses ondes furieuses le noir fossé dans lequel nous barbotions depuis quinze heures et qu’on s’obstine dans le pays à appeler la grande route. À minuit je fus tiré de ma somnolence résignée par l’immobilité de la voiture et le bruit des eaux qui roulaient autour de nous avec fracas. Le cocher, marchant à l’aventure, nous avait amenés dans le lit du fleuve, et n’osait plus faire un mouvement.

L’eau montait cependant. Un officier hongrois placé dans le coupé m’avait deux ou trois fois adressé la parole par une petite fenêtre pratiquée dans la cloison intermédiaire de la malheureuse voiture.

« — Capitaine, lui dis-je alors à mon tour.

— Monsieur !

— Ne pensez-vous pas que nous allons nous noyer ?

— Oui, monsieur je le pense ! Vous offrirai-je un cigare ?»

Son insolent sang-froid me donnait envie de lui asséner un coup de poing, et de fureur je me mis à accepter son cigare et à le fumer précipitamment.

L’eau montait toujours.

Alors le cocher, faisant un effort désespéré, tourne court au risque de nous verser dans le courant, parvient à gravir la rive droite, dont nous étions encore heureusement assez rapprochés, se dirige à travers champs, et nous conduit... droit dans un lac. Cette fois, je crus bien que c’était fini, et, appelant de nouveau le militaire :

« — Capitaine, avez-vous encore un cigare ?

— Oui, monsieur !

— Eh bien, donnez-le moi vite, car, pour le coup, nous allons nous noyer tout à fait !»

Heureusement un brave paysan vint à passer par là (où diable allait-il à une pareille heure et par de pareils chemins ?) nous aida à sortir du lac et donna à notre malencontreux phaéton des indications, grâce auxquelles il parvint à retrouver sa route. Enfin, le lendemain, de cahots en soubresauts, de fossés en fondrières, passant alternativement de l’eau dans la boue et de la boue dans l’eau, nous parvînmes à Pesth ; c’est-à-dire en face de Pesth, sur la rive droite du Danube, qui eut la bonté de nous permettre de le traverser en barque, faute d’un pont. Sur cette rive droite se trouve une assez grande ville ; je demandai son nom à mon capitaine.

« — C’est Buda, me dit-il...

— Comment ! Buda ? sur ma carte d’Allemagne, la ville placée en face de Pesth porte une tout autre désignation. Tenez, voyez, elle s’appelle Ofen.

— Justement, c’est Buda ; Ofen est une traduction allemande très-libre du mot hongrois.

— J’y suis ; les cartes allemandes, à ce qu’il paraît sont aussi ingénieusement rédigées que les cartes françaises. Seulement on devrait mettre sur les unes : Ratisbonne, prononcez Regensburg, et sur les autres : Ofen, prononcez Buda.»

En arrivant je me donnai une partie de plaisir que je m’étais promise la veille si j’échappais au Danube et à la boue ; je pris un bain, je bus deux verres de tokai et je dormis vingt heures, non sans rêver de noyades et de lacs de boue. Après quoi il fallut bien s’occuper des préparatifs de mon premier concert, faire un arrangement avec les directeurs, chercher des violons, voir le maître de chapelle, les chanteurs, etc., etc. Grâce à la bienveillante influence de M. le comte Radaï, surintendant du Théâtre-National, dans lequel on m’avait engagé à donner mes concerts de préférence au Théâtre-Allemand, les principales difficultés furent bientôt levées. J’eus seulement un instant d’inquiétude, pour la composition de mon orchestre ; car celui du Théâtre-National est si peu nombreux qu’il n’y avait pas moyen de songer à monter mes symphonies avec sa petite bande de violons seulement. D’un autre côté il était impossible de recourir aux artistes du Théâtre-Allemand, à cause d’un règlement qui vous donnera une idée de la touchante affection des Hongrois pour tout ce qui leur vient d’Allemagne. Il est défendu d’admettre dans le Théâtre-National aucun artiste du Théâtre-Allemand, chanteur, choriste ou instrumentiste, quel que soit le besoin que l’on puisse avoir de son concours. Bien plus, il est permis de chanter au théâtre hongrois dans toutes les langues anciennes et modernes, à la seule exception de la langue allemande, dont l’usage est formellement interdit. Cette exclusion étrange et hardie, dans un pays soumis à l’empire d’Autriche, tient à une imitation du système continental de Napoléon, pratiquée à l’égard de l’Allemagne en général et de l’Autriche en particulier par la nation hongroise. Ainsi les produits de l’industrie allemande sont généralement repoussés, et dans toutes les classes de la population on considère comme un devoir de n’employer que des objets confectionnés en Hongrie par des Hongrois. De là, sur la plupart des magasins de Pesth, derrière les vitraux mêmes des marchandes de modes, l’inscription en gros caractères du mot hony qui m’avait si fort intrigué le premier jour, et qui signifie national.

Un éditeur de musique de Vienne, Henri Müller (le plus serviable des hommes, qui m’a comblé de marques de dévouement pendant mon séjour en Autriche), m’avait fort heureusement donné une lettre pour un de ses confrères de Pesth, M. Treichlinger, l’un des grands violonistes qu’a produits l’ancienne école d’Allemagne. M. Treichlinger me mit en rapport avec les principaux membres de la Société philharmonique de Pesth et m’obtint promptement un renfort d’une douzaine d’excellents violons à la tête desquels il me pria de le compter lui-même. Ils s’acquittèrent tous à merveille de la tâche qu’ils avaient si gracieusement acceptée et l’exécution de mon programme fut une des meilleures qu’on eût, je crois, entendues à Pesth depuis longtemps. Au nombre des morceaux qui le composaient se trouvait la marche qui sert maintenant de finale à la première partie de ma légende de Faust. Je l’avais écrite dans la nuit qui précéda mon départ pour la Hongrie. Un amateur de Vienne, bien au courant des mœurs du pays que j’allais visiter, était venu me trouver avec un volume de vieux airs quelques jours auparavant. «Si vous voulez plaire aux Hongrois, me dit-il, écrivez un morceau sur un de leurs thèmes nationaux ; ils en seront ravis et vous me donnerez au retour des nouvelles de leurs Elien (vivat) et de leurs applaudissements. En voici une collection dans laquelle vous n’avez qu’à choisir.» Je suivis le conseil et choisis le thème de Rákóczy, sur lequel je fis la grande marche que vous connaissez.

À peine eut-on répandu dans Pesth l’annonce de ce nouveau morceau de musique hony, que les imaginations commencèrent à fermenter nationalement. On se demandait comment j’aurais traité ce thème fameux et pour ainsi dire sacré qui, depuis tant d’années, fait battre les cœurs hongrois et les enivre de l’enthousiasme de la liberté et de la gloire. Il y avait même une sorte d’inquiétude à ce sujet, on craignait une profanation... Certes, loin d’être offensé de ce doute, je l’admirais. Il était d’ailleurs trop bien justifié par une foule de pitoyables pots-pourris et arrangements, dans lesquels on a fait d’horribles outrages à des mélodies dignes de tous les respects. Peut-être aussi plusieurs amateurs hongrois avaient-ils été témoins, à Paris, de l’impiété barbare avec laquelle, aux jours de fêtes nationales, nous traînons dans les égouts musicaux notre immortelle Marseillaise ! !

Enfin l’un d’eux, M. Horwath, rédacteur en chef d’un journal hongrois, incapable de contenir sa curiosité, va chez l’éditeur avec lequel je me trouvais en relations pour l’organisation du concert, s’informe de la demeure du copiste chargé d’extraire les parties d’orchestre de ma partition, court chez cet homme, demande mon manuscrit et l’examine attentivement. M. Horwath, peu satisfait de cet examen, ne put, le lendemain, me déguiser son inquiétude.

« — J’ai vu votre partition de la Marche de Rákóczy, me dit-il.

— Eh bien ?

— Eh bien ! j’ai peur.

— Bah !

— Vous avez exposé notre thème piano, et nous avons au contraire l’habitude de l’entendre jouer fortissimo.

— Oui, par vos Zingari. D’ailleurs, n’est-ce que cela ? Soyez tranquille, vous aurez un forte comme jamais de votre vie vous n’en avez entendu. Vous n’avez pas bien lu. En toute chose il faut considérer la fin.»

Le jour du concert, néanmoins, une certaine anxiété me serrait la gorge quand vint le moment de produire ce diable de morceau. Après une sonnerie de trompettes dessinée sur le rhythme des premières mesures de la mélodie, le thème paraît, vous vous en souvenez, exécuté piano par les flûtes et les clarinettes, et accompagné par un pizzicato des instruments à cordes. Le public resta calme et silencieux à cette exposition inattendue ; mais quand, sur un long crescendo, des fragments fugués du thème reparurent, entrecoupés de notes sourdes de grosse caisse simulant des coups de canon lointains, la salle commença à fermenter avec un bruit indescriptible : et au moment où l’orchestre déchaîné dans une mêlée furieuse, lança son fortissimo si longtemps contenu, des cris, des trépignements inouïs ébranlèrent la salle ; la fureur concentrée de toutes ces âmes bouillonnantes fit explosion avec des accents qui me donnèrent le frisson de la terreur ; il me sembla sentir mes cheveux se hérisser, et à partir de cette fatale mesure je dus dire adieu à la péroraison de mon morceau, la tempête de l’orchestre étant incapable de lutter avec l’éruption de ce volcan dont rien ne pouvait arrêter les violences. Il fallut recommencer, cela se devine ; et la seconde fois ce fut à grand’peine que le public put se contenir deux ou trois secondes de plus qu’à la première, pour entendre quelques mesures de la coda. M. Horwath se démenait dans sa loge comme un possédé ; je ne pus m’empêcher de rire en lui jetant un regard qui signifiait : «Eh bien ! avez-vous encore peur ? Êtes-vous content de votre forte ?» Bien me prit d’avoir placé à la fin du concert la Ràkòczy-indulò (c’est le titre du morceau en langue hongroise), car tout ce qu’on aurait voulu faire entendre ensuite eût été perdu.

J’étais violemment agité, on peut croire, après un ouragan de cette nature, et je m’essuyais le visage dans un petit salon derrière le théâtre, quand je reçus un singulier contre-coup de l’émotion de la salle. Voici comment : je vois entrer à l’improviste dans mon réduit un homme misérablement vêtu, et le visage animé d’une façon étrange. En m’apercevant, il se jette sur moi, m’embrasse avec fureur, ses yeux se remplissent de larmes, c’est à peine s’il peut balbutier ces mots :

« — Ah ! monsieur, monsieur ! moi Hongrois... pauvre diable... pas parler français... un poco l’italiano... Pardonnez... mon extase... Ah ! ai compris votre canon... Oui, oui... la grande bataille... Allemands chiens !» Et se frappant la poitrine à grands coups de poing : «Dans le cœur moi... je vous porte... Ah ! Français... révolutionnaire... savoir faire la musique des révolutions.»

Je n’essayerai pas de dépeindre la terrible exaltation de cet homme, ses pleurs, ses grincements de dents ; c’était presque effrayant, c’était sublime !

Vous pensez bien, mon cher Humbert, que la Ràkòczy-indulò, après cela, fut de tous les programmes et toujours avec le même résultat. Je dus même, en partant, laisser à la ville de Pesth mon manuscrit qu’on désira garder, et dont je reçus une copie à Breslau un mois après. On l’exécute maintenant en Hongrie dans les grandes occasions. Mais je dois avertir ici le maître de chapelle, M. Erckl, que j’ai fait depuis ce temps plusieurs changements dans l’instrumentation de ce morceau, en ajoutant à la coda une trentaine de mesures qui, ce me semble, en augmentent l’effet. Je m’empresserai de lui adresser la partition, revue, corrigée et augmentée, dès que mon éditeur me le permettra[5]. M. Erckl est un excellent et digne homme d’un grand talent : j’ai entendu, pendant mon séjour à Pesth, et sous son habile direction, un opéra de lui, intitulé Hunyady, dont le sujet est tiré des annales héroïques de la Hongrie. Il y a dans cette œuvre une foule de choses remarquables par leur originalité et surtout par la profondeur du sentiment qui les a dictées. C’est d’ailleurs purement écrit et instrumenté d’une façon très-intelligente et très-fine ; ce qui ne veut pas dire, loin de là, que cette instrumentation manque d’énergie. Madame Schodel, véritable tragédienne lyrique de l’école de madame Branchu (école perdue dont je ne m’attendais pas à trouver un rejeton en Hongrie), joua et chanta d’une belle manière le rôle principal. Je dois encore signaler dans la troupe hongroise un ténor très-méritant, nommé Feredy. Il dit surtout à merveille, en les accentuant d’une façon charmante dans son étrangeté, les romances et les chansons nationales si chères aux Hongrois, mais qui, ainsi chantées, plairaient certes à tous les peuples. Le concert-meister est un violoniste de beaucoup de talent, nommé Kohne qui séjourna longtemps à Paris et sort même, si je ne me trompe des classes de notre Conservatoire. Pour le chœur du théâtre national de Pesth, il est très-faible, tant par le nombre que par la nature et le peu d’exercice des voix. La langue hongroise n’est point défavorable à la musique, elle est même, à mon sens, beaucoup moins dure que l’allemand. Voilà une vraie langue ! que personne ne comprend... sans l’avoir apprise. Il ne faut pas chercher des analogies entre le hongrois et aucune autre langue connue, ou ne les trouverait pas. Certains termes de musique même, venus de l’italien, et conservés à peu près intégralement dans tous les idiomes de l’Europe sont remplacés en hongrois par des termes spéciaux, composés ou simples, mais entièrement différents. Tel est le mot concert qu’on retrouve à peu près toujours le même en italien, en espagnol, en français, en allemand, en anglais, en russe. Devinez ce qu’il devient sur les affiches hongroises hangverseny, ni plus, ni moins. Ce mot étrange signifie littéralement concours de sons.

Mes préoccupations musicales ne m’empêchèrent point, pendant mon séjour à Pesth, d’assister à deux bals et à un grand banquet politique donnés par la noblesse hongroise. Je n’ai rien vu d’aussi splendidement original que ces bals, tant à cause du luxe prodigieux qu’on y étale que de la singularité pittoresque des costumes nationaux et de la beauté de cette fière race de Madgyars. Les danses y diffèrent essentiellement par leur caractère de celles qu’on connaît dans le reste de l’Europe. Nos froides contredanses françaises n’y jouent qu’un rôle très-obscur. Les mazur, les trasalgo, les keringo et les csardas y règnent en joyeuses souveraines. La csardas surtout, cette importation perfectionnée des fêtes agrestes et que les paysans hongrois dansent avec une exubérance de joie et un entrain si ravissants, me parut jouir de la faveur particulière des danseurs aristocratiques ; malgré les timides observations d’un malencontreux critique, lequel, dans un journal, s’était avisé de trouver un peu lestes les figures et les mouvements de la csardas, qu’il comparait, bien à tort selon moi, aux excentricités de la danse inexprimable, prohibée par les sergents de ville parisiens. Aussi Dieu sait par quelle bordée de reproches il fut accueilli, et de quels regards tant de beaux yeux le foudroyèrent, quand, après la publication de son article, il osa paraître au bal. L’écrivain hony fut honni. Il y a quarante-huit heures que je couvais ce calembour. Le banquet politique auquel je fus admis me donna l’occasion de voir et d’entendre le célèbre orateur Deak, l’O’Connell de la Hongrie, dont le nom est dans toutes les bouches et le portrait dans toutes les maisons. Comme le voulait l’illustre défenseur de l’Irlande, M. Deak ne veut arriver aux réformes nécessaires à son pays que graduellement et par des moyens légaux ; et il a grand’peine à contenir la frémissante impatience de son parti. Il parla peu et avec beaucoup de calme ce jour-là, et je compris le sujet de son discours par cette exclamation échappée en forme d’aparté à un de mes voisins à l’air sombre et mécontent «Fabius cunctator !»

On me montra parmi les convives un jeune homme d’une figure très-caractérisée. «C’est un Atlas, me dit M. Horwath. — Comment, un Atlas ? — Oui, il est poëte et porte le nom d’Hugo...»

Pendant le dîner, un petit orchestre de noirs Zingari exécutait à sa manière, c’est-à-dire de la façon la plus naïvement sauvage, des mélodies nationales, qui, alternant avec les discours et les toasts, et bien secondés par les vins brûlants de Hongrie, surexcitaient encore la fièvre révolutionnaire des convives.

Le lendemain je dus faire mes adieux à mes hôtes hongrois. Je partis donc tout vibrant encore de tant d’émotions diverses et plein de sympathie pour cette ardente, chevaleresque et généreuse nation. Pendant mon séjour à Pesth, le Danube s’était apaisé, toute expression de courroux avait disparu de sa face vénérable, et il me permit cette fois de remonter son cours sans encombre jusqu’à Vienne. J’y étais à peine arrivé que je reçus la visite de l’amateur dont l’officieux conseil m’avait persuadé d’écrire la marche de Rákóczy. Il était en proie à une anxiété des plus comiques.

« — L’effet de votre morceau sur le thème hongrois, me dit-il, a retenti jusqu’ici, et j’accours vous conjurer de ne pas dire un mot de moi à ce sujet. Si l’on savait à Vienne que j’ai contribué d’une façon quelconque à vous le faire composer, je serais fort compromis, et il pourrait m’en arriver malheur.»

Je lui promis le secret. Si je vous dis son nom maintenant, c’est que cette grave affaire a eu, je pense, depuis lors, le temps de s’assoupir. Il s’appelait... Allons, le nommer serait décidément une indiscrétion ; j’ai voulu seulement lui faire peur.


À M. HUMBERT FERRAND


quatrième lettre
Prague.


J’avais déjà parcouru l’Allemagne dans tous les sens avant que l’idée de visiter la Bohême me fût venue. Quand elle me vint enfin, à Vienne, je dus prudemment la repousser d’après les conseils de plusieurs personnes en apparence bien informées. «N’allez pas à Prague, me disait-on, c’est une ville de pédants, où l’on n’estime que les œuvres des morts ; les Bohêmes sont excellents musiciens, il est vrai, mais musiciens à la manière des professeurs et des maîtres d’école ; pour eux, tout ce qui est nouveau est détestable, et il est à croire que vous n’auriez point à vous louer d’eux.»

J’avais donc pris mon parti de m’abstenir et de renoncer à ce voyage, quand on m’apporta une Gazette musicale de Prague contenant trois grands articles sur mon ouverture du Roi Lear. Je me les fis traduire, et bien loin d’y trouver l’humeur malveillante et le pédantisme qu’on attribuait aux Bohêmes, je reconnus avec joie que cette critique avait au plus haut degré les qualités contraires. L’auteur, M. le docteur Ambros, me parut unir un véritable savoir à un jugement sain et à une brillante imagination. Je lui écrivis pour le remercier et lui soumettre mes doutes sur les dispositions de ses compatriotes à mon égard. Sa réponse les détruisit complètement, et m’inspira autant d’envie de visiter Prague que j’avais auparavant de crainte de m’y montrer. On ne m’épargna pas les plaisanteries à Vienne, quand on sut que j’étais décidé à partir. «Les Pragois prétendent avoir découvert Mozart, ils ne jurent que par lui, ils ne veulent entendre que ses symphonies, ils vont bien vous arranger, etc.»

Mais le docteur Ambros m’avait donné de la confiance, rien ne put l’ébranler cette fois ; et malgré les tristes présages des rieurs, je partis.

N’est-il pas agréable de retrouver, à cinq cents lieues de chez soi, en descendant de diligence dans une ville étrangère, un ami inconnu qui vous attend au débarcadère, devine à votre physionomie admirablement caractérisée que vous êtes son homme, vous aborde, vous serre la main et vous annonce dans votre langue que tout est préparé pour vous recevoir ?...

Ceci précisément m’advint avec le docteur Ambros quand j’arrivai à Prague. Seulement ma physionomie admirablement caractérisée ayant complètement manqué son effet, il ne me reconnut pas. Ce fut moi, au contraire, qui, apercevant un petit homme d’une figure vive et bienveillante, et l’entendant dire en français à une autre personne qui l’accompagnait : «Mais comment voulez-vous que je découvre M. Berlioz dans cette foule ? je ne l’ai jamais vu !» ce fut moi, je le répète, qui eus la malice inconcevable de deviner en lui M. Ambros, et m’approchant brusquement des deux interlocuteurs :

— «Me voilà ! leur dis-je.

— C’est M. Berlioz ?

— Ni plus, ni moins.

— Bonjour donc ! Nous sommes bien aises de vous voir enfin. Venez, venez, on vous a préparé un appartement et un orchestre bien chauds : vous serez bien content. Reposez-vous ce soir, demain nous nous mettrons à l’œuvre.»

Dès le jour suivant, en effet, après avoir fait connaissance avec les autorités musicales de la ville, nous commençâmes les préparatifs de mon premier concert. M. Ambros me présenta au directeur du Conservatoire, M. Kittl ; celui-ci fut mon introducteur auprès des frères Scraub, les maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, et auprès du concert-meister, M. Mildner. Puis vint le tour des chanteurs, des journalistes, des amateurs principaux ; et quand toutes ces visites furent faites :

« — Si vous me présentiez maintenant la ville, dis-je à M. Ambros : j’aperçois une montagne littéralement couverte d’édifices monumentaux, et, contre mon ordinaire, je me sens extrêmement curieux de voir tout cela de près.

— Allons-y, répond l’obligeant docteur.»

C’est peut-être la seule fois que je n’aie pas regretté ma peine, après une pareille ascension. (J’excepte celle du Vésuve, bien entendu ; et je n’ai pas vu l’Etna.) Plaisanterie à part, la montée est rude : mais quelles merveilles que cette succession continue de temples, de palais, de créneaux, de clochers, de tourelles, de colonnades, de vastes cours et d’arceaux ! Quelle vue du haut de cette montagne brodée de marbre ! D’un côté, une forêt descend jusqu’à une assez vaste plaine ; de l’autre, un torrent de maisons va se jeter à gros bouillons fumeux dans la Moldau qui traverse majestueusement la ville, au bruit des moulins et des ateliers divers qu’elle met en action, franchit une barre que l’industrie bohême lui a imposée pour modifier sur ce point la direction de ses eaux, laisse derrière elle deux petites îles, et va se perdre au loin, à travers les sinuosités de collines d’un ton rouge et chaud qui semblent la conduire avec sollicitude jusqu’à l’horizon.

« — Voilà l’île des Chasseurs, me dit mon guide, ainsi nommée sans doute parce qu’on n’y trouve pas de gibier. Derrière elle, en remontant le fleuve, vous apercevez l’île de Sophie, au centre de laquelle se trouve la salle de Sophie où vous allez donner votre concert, et qui est consacrée presque exclusivement aux séances de l’Académie de chant, l’Académie de Sophie.

— Et quelle est cette Sophie, dans la salle de l’Académie de l’île de laquelle je vais avoir l’honneur de donner mon concert ? Est-ce une nymphe de la Moldau, l’héroïne de quelque roman dont cette île fut le théâtre, ou tout simplement une blanchisseuse aux mains rouges et gercées, qui, Calypso nouvelle, y aurait fait retentir ses chants et le bruit de ses battoirs ?

— Votre dernière supposition est, je crois, la plus probable. Pourtant la tradition ne dit pas qu’elle ait eu les mains gercées...

— Ah ! docteur, vous m’avez l’air d’avoir joué auprès de Sophie le rôle d’Ulysse ! Y a-t-il une Eucharis ? Voyons, je me propose pour être Télémaque, et aller à votre recherche dans l’île de Calypso.»

La rougeur du docteur fut sa seule réponse, je vis qu’il ne fallait pas faire vibrer plus longtemps cette corde-là... Et c’est ainsi que je n’ai rien appris de positif au sujet de cette Sophie, patronne d’une académie de chant, d’une salle de concerts et d’une île.

Malheureusement cette délicieuse retraite au milieu des eaux vives de la Moldau, ombragée l’été d’une ceinture verdoyante, et couronnée de fleurs, recèle, non loin de son temple à l’Harmonie, deux ou trois de ces établissements abominables, pour lesquels je n’eus jamais assez de malédictions, qu’on appelle en français guinguettes, où de mauvais musiciens font d’exécrable musique en plein mauvais air, où des filles et des garçons de mauvaise vie se livrent à des danses de mauvais caractère, pendant que des oisifs fument de mauvais tabac en buvant de la bière qui ne vaut pas mieux, et que de mauvaises ménagères tricotent en donnant carrière a leur mauvaise langue. Quelle déplorable idée de dépoétiser ainsi un tel berceau de fleurs et de feuillage, de mêler des senteurs si nauséabondes à ses parfums, et de pareilles rumeurs à ses douces mélodies !... L’île des Chasseurs n’est-elle pas là avec ses tavernes, le bruit de ses moulins et le voisinage de ses tanneries ? Et ne convient-elle pas mieux sous tous les rapports à ces joies populaires ? Décidément, entre nous, je crains bien que Sophie n’ait eu les mains gercées...

Je reviens brusquement à la musique, en me réservant de divaguer encore, et de la quitter de nouveau quand bon me semblera. Vous ne prétendez pas, j’espère, mon cher ami, que je vous écrive une dissertation assommante plus que savante, aussi prétentieuse qu’ennuyeuse, plus futile qu’utile (je suis poëte évidemment ! admirez un peu avec quelle facilité les rimes se pressent sous ma plume !) sur les révolutions de la musique en Bohême, sur les tendances particulières de l’esprit slave, et sur l’époque présumée où les anciens maîtres de ce pays permirent l’emploi de la septième de dominante sans préparation. Sur ces hautes et graves questions, il faut avouer mon ignorance incurable ; et si ma paresse même était moins obstinée à l’endroit de l’étude de l’histoire ou des histoires, j’aimerais certes mieux faire des recherches au sujet de la fameuse guitare ornée d’ivoire, dont le philosophe Koang-fu-Tsée, vulgairement dit Confucius, se servit pour moraliser l’empire de la Chine. Car je joue de la guitare, moi aussi, et pourtant je n’ai jamais moralisé seulement la population d’une chambre à coucher de dix pieds carrés ; au contraire. Ma guitare, il est vrai, est fort simple, et la dent de l’éléphant n’entra pour rien dans ses ornements. N’importe, le passage suivant que je relisais hier pour la centième fois au moins, est un bien beau sujet de méditations pour les musiciens philosophes, (je ne compte pas les philosophes musiciens, on n’en a pas vu depuis Leibnitz). Voici mon passage, que je crois avoir déjà reproduit quelque part :

«Koang-fu-Tsée, ayant entendu par hasard le chant Li-Pô, dont l’antiquité remontait, de l’avis de tout le monde, à quatorze mille ans (dites après cela que la musique est un art de mode) fut saisi d’un tel enthousiasme qu’il demeura sept jours et sept nuits, sans dormir, ni boire ni manger. Il formula aussitôt sa sublime doctrine, la répandit sans peine en en chantant les préceptes sur l’air de Li-Pô, et moralisa ainsi toute la Chine avec une guitare à cinq cordes, ornée d’ivoire.» Voyez mon malheur ; ma guitare a non-seulement cinq cordes, comme celle de Confucius, mais même six bien souvent, et je n’ai pas encore, je vous le répète, la moindre réputation de moraliste. Ah ! si elle eût été ornée d’ivoire, que de bienfaits n’eussé-je pas répandus ! que d’erreurs dissipées, que de vérités inculquées, quelle belle religion fondée, et comme nous serions tous heureux à l’heure qu’il est ! Cependant, non, il n’est pas possible qu’un filet d’ivoire de moins ait pu seul amener d’aussi grands malheurs ! Il a dû y contribuer, et beaucoup, je n’en doute pas ; mais ces calamités ont encore une autre cause hors de l’atteinte de ma pénétration, et plus digne, sans doute, que les questions relatives aux Bohêmes et à la septième de dominante, d’une série d’existences humaines employées à la découvrir.

Quoi qu’il en soit, revenons à la musique européenne moderne ; elle n’empêche personne de boire, de manger, ni de dormir, comme l’ancienne mélopée chinoise, néanmoins elle a son prix. C’est-à-dire, entendons-nous, elle n’empêche ni de boire, ni de manger, c’est vrai, mais j’ai souvent entendu dire, pourtant, par d’excellents musiciens que, dans la pratique de leur art, il n’y avait pas de l’eau à boire, et que tel ou tel compositeur ou instrumentiste célèbre mourait de faim. Quant à empêcher de dormir, les plus anciennes compositions de nos anciens maîtres n’ont évidemment jamais eu à ce mérite la moindre prétention. Maintenant il s’agit d’exprimer mon opinion sur les institutions musicales de Prague et sur le goût et l’intelligence de ses habitants. Il faudrait avoir habité plus longtemps que je ne l’ai fait cette belle capitale, pour la connaître à fond sous ce rapport ; cependant je vais tâcher de recueillir mes souvenirs, et dire seulement ce qui m’a semblé vrai. Je vous parlerai donc :

De son théâtre, de la troupe chantante, de l’orchestre et des chœurs que j’y ai entendus ;

De son Conservatoire, du compositeur habile qui le dirige, des professeurs et des élèves qu’il m’a été permis d’y connaître ;

De l’Académie de chant ;

De la maîtrise ou du service religieux de la cathédrale ;

Des bandes militaires ;

Des virtuoses et compositeurs indépendants des établissements précités ;

Et enfin du public.

Le théâtre, quand je le vis (en 1845), me parut obscur, petit, malpropre et d’une très-mauvaise sonorité. Il a été restauré depuis lors, je le sais, et son nouveau directeur, M. Hoffmann, fait de louables efforts pour y ramener un état de prospérité qui semblait s’en éloigner rapidement sous l’administration précédente. Sa troupe était alors mieux composée que ne le sont, en général, la plupart des compagnies chantantes d’Allemagne. Le premier ténor, le baryton (Strackaty), mesdemoiselles Grosser, Kirchberger, et madame Podhorsky, me parurent des artistes de mérite, doués de voix précieuses par leur timbre et leur justesse, et musiciens en outre... comme des Bohêmes ; on ne saurait guère l’être davantage. Malheureusement le personnel de l’orchestre et du chœur, étant dans un rapport par trop exact avec les dimensions exiguës de la salle, semblait accuser la parcimonie du directeur. Avec un si petit nombre d’exécutants, il n’est vraiment pas permis de s’attaquer aux chefs-d’œuvre du haut style ; et cependant c’est ce que le théâtre de Prague faisait de temps en temps. Alors c’étaient des mutilations déplorables et dont tous les artistes gémissaient. Les décors étaient, en pareil cas, d’une splendeur et d’une fidélité comparables à la fidélité et à la splendeur de l’exécution. Je me souviens d’avoir vu dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck, au finale du quatrième acte, un vaisseau orné d’une rangée de canons, prêt à partir pour la Grèce.

Le répertoire courant était ordinairement mieux traité pour la mise en scène, et n’avait que peu ou point à souffrir de la faiblesse des masses vocales et instrumentales ; il se composait en effet de petites vilenies peu exigeantes traduites du français, déjà noyées dans la profonde indifférence parisienne, et dès longtemps effacées de l’affiche de notre Opéra-Comique. Les directeurs sont tous les mêmes : rien n’égale leur sagacité pour découvrir des platitudes, si ce n’est l’aversion instinctive que leur inspirent les œuvres prévenues de tendances à la finesse du style, à la grandeur et à l’originalité. Ils se montrent à cet égard en Allemagne, en Italie, en Angleterre et ailleurs plus publics que le public. Je ne cite pas la France ; on sait que nos théâtres lyriques, sans exception, sont et ont toujours été dirigés par des hommes supérieurs. Et quand l’occasion s’est présentée de choisir entre deux productions, dont l’une était vulgaire et l’autre distinguée, entre un artiste créateur et un misérable copiste, entre une ingénieuse hardiesse et une sottise prudente et plate, leur tact exquis ne les a jamais trompés. Aussi, gloire à eux ! Tous les amis de l’art professent pour ces grands hommes une vénération égale à leur reconnaissance.

Je me suis mille fois demandé pourquoi la plupart des directeurs de théâtres avaient, presque en tout pays, des prédilections si marquées pour ce que les artistes véritables, les esprits cultivés, et même une portion du public, s’obstinent à regarder comme des produits d’une assez pauvre industrie ; produits dont la main-d’œuvre n’a pas plus de valeur que la matière première, et dont la durée est en général si limitée. Ce n’est pas que les platitudes obtiennent constamment plus de succès que les belles œuvres, on voit même souvent le contraire ; ce n’est pas non plus que les compositions soignées nécessitent plus de dépenses que les travaux de pacotille, l’inverse a lieu fréquemment. Cela tient, peut-être, simplement à ce que les unes exigent de tout le monde dans le théâtre, depuis le directeur jusqu’au souffleur, du soin, de l’étude, de l’attention, de la patience, et de quelques individus mêmes, de l’esprit, du talent, de l’inspiration ; tandis que les autres faites spécialement pour les paresseux, les médiocres, les superficiels, les ignorants et les imbéciles, trouvent naturellement un grand nombre de prôneurs. Or un directeur aime, avant tout, les choses qui lui valent promptement de bonnes paroles, des regards satisfaits de ses administrés ; les choses que chacun sait sans les avoir apprises, qui ne dérangent aucune idée acceptée, aucune habitude, qui suivent tout doucement le courant des préjugés, qui ne blessent aucun amour-propre, en ne dévoilant aucune incapacité ; les choses surtout qui ne demandent pas trop de temps pour les mettre en œuvre. Il chérit les compositions qui ne résistent pas, les compositions bonnes filles et même un peu filles.

En outre, il y a des directeurs ambitieux de tout faire, qui, par cela seul, sont hostiles aux gens assez mal avisés pour présenter des ouvrages qu’on ne peut mettre en scène sans l’assistante des auteurs. L’importance qu’acquièrent alors ces auteurs indiscrets étant prise sur celle du directeur ce dernier en souffre et s’en indigne. Le capitaine du navire ainsi humilié devant son équipage, ne pardonne pas au pilote qui le réduit à l’inaction, et l’a fait redescendre, sans même y prendre garde, au grade de lieu tenant ou de sous-lieutenant. Il maudit en conséquence à toutes les heures du jour et de la nuit, l’imprudence qu’il a eue de s’aventurer dans des parages dont les écueils ne lui sont pas connus, et jure de ne plus naviguer à l’avenir hors des eaux en tout sens sillonnées.

On trouve encore les directeurs monomanes ou, pour parler plus poliment, monophiles. Ceux-là aiment par-dessus tout une certaine direction d’idées, un certain ordre de faits, une certaine époque historique, certains costumes, certains décors, certains effets de mise en scène, ou certaine cantatrice, ou certaine danseuse, ou autre chose. Il faut alors, bon gré mal gré qu’ils cherchent à placer partout leur dada. Ainsi le dada de M. Duponchel, directeur de l’Opéra, fut, est et sera le cardinal en chapeau rouge sous un dais. Les opéras sans dais, sans cardinal et sans chapeau rouge, et ils sont nombreux, n’ont jamais eu pour lui le moindre attrait. Et, comme je l’entendais dire un jour à M. Méry, si le bon Dieu avait un rôle dans un ouvrage nouveau, Duponchel, voudrait encore l’affubler de sa coiffure favorite. Il aurait beau lui dire : «Mais, mon cher directeur, je suis le bon Dieu, il ne convient pas que je paraisse sous le costume d’un cardinal ! — Excusez-moi, Éternité, lui répondrait M. Duponchel, il faut absolument que votre Immensité daigne s’enfermer dans ce beau costume, et marcher sous le dais, sans quoi mon opéra n’aurait pas de succès.» Et le bon Dieu serait obligé de se soumettre ! ! ! Je ne parle pas de son amour pour les chevaux, une passion aussi profonde est trop respectable.

Tout ceci n’a point trait à l’ancien directeur du théâtre de Prague, j’ai peut-être eu tort de ne pas le dire plus tôt. C’était un honnête homme, peu versé, comme tous ses confrères, dans les choses musicales, mais contre l’ordinaire, aimé et estimé de ses administrés, qui lui exprimèrent très-vivement leurs regrets, lorsque, par suite du mauvais état de ses affaires, il se vit contraint de remettre la direction en d’autres mains. Il faut compter aussi M. Pockorny, directeur du théâtre An-der-Wien à Vienne, parmi les plus honorables exceptions. Les directeurs entrepreneurs, tels que ceux-ci, exploitant pour leur compte et à leurs risques et périls, sont peu nombreux en Allemagne. Je n’en connais guère que cinq ou six : ce sont ceux de Leipzig, de Prague, de Vienne, celui du théâtre allemand de Pesth, et celui de Hambourg. Les autres théâtres lyriques sont presque tous sous la direction d’intendants titrés, administrant pour le compte de leur souverain. En général, quelle que soit la nuance de froideur aristocratique avec laquelle plusieurs d’entre eux traitent leurs subordonnés, il faut convenir que les artistes préfèrent de beaucoup ces directeurs, comtes ou barons, aux industriels qui les exploitent. Les premiers ont souvent au moins des manières d’une politesse exquise, dont les seconds se piquent peu ; ils possèdent en outre les avantages d’une éducation littéraire et quelquefois, musicale, encore plus rares chez les directeurs entrepreneurs. M. le comte de Rœdern, qui eut longtemps entre les mains les destinées de l’Opéra de Berlin, en est un exemple. Toutefois, bien qu’on puisse rencontrer en Allemagne parmi les directeurs, intendants ou entrepreneurs, des hommes peu intelligents ou d’une ignorance extrême des choses de l’art, je ne crois pas qu’il s’en soit jamais trouvé de comparables, sous ce rapport, à quelques-uns de ceux qu’a produits la France depuis trente ans. Noble ou roturier, aucun directeur allemand, je le parlerais, n’a ignoré les noms de Gluck ou de Mozart, ni ceux de leurs chefs-d’œuvre. En France, au contraire, on pourrait citer, en ce genre, bon nombre d’énormités plus ou moins incroyables. Par exemple, un directeur de l’Opéra[6] recevant une visite de Cherubini, lui demanda assez cavalièrement, quoique l’illustre compositeur eût décliné son nom, quelle était sa profession, s’il faisait partie du personnel de l’Opéra, et s’il était attaché au service des ballets ou des machines. À peu près vers la même époque, le même Cherubini, qui venait de faire exécuter avec éclat une nouvelle messe, se trouvant un soir chez le surintendant des Beaux-Arts[7], reçut de lui cet étrange compliment : «Votre messe est fort belle, mon cher Cherubini, son succès est incontestable ; mais pourquoi vous être toujours borné à la musique religieuse ? Vous auriez dû écrire un opéra !» Se figure-t-on l’embarras indigné de l’auteur de Médée, des Deux Journées, de Lodoiska, du Mont Saint-Bernard, de Fnauiska, des Abencérages, d’Anacréon, et de tant d’autres œuvres dramatiques, à cette bourrade inattendue !

Un directeur du Théâtre-Français[8] demandait bien un jour de qui était la comédie intitulée le Médecin malgré lui, et s’offensait des éclats de rire de son interlocuteur, quand celui-ci lui eut répondu qu’elle était de Molière...

À Paris, en outre, il y a tel directeur dont le cabinet est plus difficilement accessible que celui d’un ministre, qui ne répond pas quand on lui écrit, et qui pousse l’aplomb jusqu’à prier les gens dont il a besoin, quels qu’ils soient, de vouloir bien passer chez lui. M. le directeur a un service à leur demander et trouve tout naturel que ce soient eux qui se dérangent. Il ne se vante pas toujours, il est vrai, des réponses qu’il reçoit en pareil cas...

Nous avons eu néanmoins, il faut le reconnaître, à la tête de certains théâtres de Paris, des hommes qui réunissaient à une véritable urbanité, du bon sens, de l’esprit et une incontestable valeur littéraire (je ne dis pas musicale, cela ne s’est jamais vu). Parmi les plus spirituels, sinon parmi les plus heureux et les plus désintéressés, il faut citer Harel, mort il y a deux ans, après avoir obtenu de l’Académie le prix proposé pour l’éloge de Voltaire. Ses bons mots jouissaient de quelque célébrité. Aucun de ces mots, pourtant, ne saurait être comparé à celui qu’il suggéra à Frédérick Lemaître, dans la circonstance que je vais citer. Harel dirigeait le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Un de nos écrivains grands seigneurs (vieux style), fort riche, très-épris d’art et de poésie[9], avait fait représenter sur ce théâtre une tragédie[10] pour la mise en scène de laquelle des sacrifices d’argent considérables lui avaient été imposés. Il se trouvait un jour dans le cabinet d’Harel en même temps que le célèbre acteur ; il venait de solder le compte des décors, des costumes, des accessoires, etc., et se croyait enfin libéré, quand l’insatiable directeur lui présenta un compte de trois ou quatre mille francs pour frais de cordages appliqués au service des machines. M. de C*** eut beau se révolter, contre ce qu’il appelait, non sans apparence de raison, une spoliation, il dut s’exécuter ; il paya et sortit indigné. Frédérick étudiait en silence cette scène curieuse ; alors frappant vivement sur l’épaule du directeur :

«Paresseux ! lui dit-il, il avait encore sa montre !»


À M. HUMBERT FERRAND


cinquième lettre
Prague (Suite).


Je me sens d’humeur assez sérieuse aujourd’hui pour vous parler du Conservatoire de Prague et, par occasion, des conservatoires en général. Ces institutions, quel que soit encore l’état d’imperfection où elles se trouvent, me semblent néanmoins les seules relatives à l’art musical, qui aient été fondées sous l’influence du bon sens et de la raison. Tous les conservatoires de l’Europe sont en ce moment (il n’en a pas toujours été ainsi) dirigés par des musiciens. Il faut s’en étonner et remercier la Providence. Sous le règne de cette opinion aujourd’hui fort répandue, que plus une question d’art est importante et difficile à résoudre, plus il faut que les hommes à qui les gouvernements en confient la solution soient étrangers à ce même art ; sous le règne, dis-je, de ces doctrines qu’on croirait formulées par la folie, si l’œuvre de l’envie n’était si facile à reconnaître, on doit s’applaudir que l’enseignement des diverses branches de la musique soit confié à des artistes spéciaux, possédant plus ou moins bien les connaissances qu’il s’agit de répandre. Beaucoup de gens sans doute, à Paris surtout, ne manqueront pas de dire que c’est un malheur, et qu’il vaudrait infiniment mieux prendre des mathématiciens pour enseigner le violon, placer des hommes de lettres à la tête des classes de composition, ou choisir des médecins pour maîtres de chant. D’autres (l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut est de cette opinion) pensent que la musique, en général, n’est bien connue, bien sentie, bien comprise, et partant, bien jugée, que par les peintres, les sculpteurs, les architectes et les graveurs. Plusieurs enfin, c’est l’immense majorité, mettent le plus touchant accord à poser en principe que, non-seulement il ne faut pas des musiciens pour enseigner la musique, pour diriger des conservatoires et des théâtres d’opéras, mais que les mathématiciens, les hommes de lettres, les médecins, les graveurs, les peintres, les sculpteurs et les architectes forment encore une race dangereuse par son intelligence et par un détestable sentiment qui lui est propre : le respect de la science et de l’art. Aux yeux des partisans de ce principe, les meilleurs juges, les meilleurs directeurs de l’art musical, ceux qui doivent exercer la plus excellente influence sur son état présent et à venir, sont les hommes étrangers à toute science, à tout art, à tout sentiment du beau, à toute aspiration vers l’idéal, à toute œuvre, à toute pensée, qui n’ont jamais rien fait, qui ne savent rien, ne croient à rien, n’aiment rien, ne veulent ni ne peuvent rien, et qui réunissent à ces indispensables conditions d’ignorance, d’impuissance et d’indifférence, une certaine paresse d’esprit voisine de la stupidité. On voit que le nombre des gens intéressés à soutenir cette belle thèse est incalculable, et qu’il ne faut pas s’étonner de la quantité de prosélytes qu’ils font chaque jour. Je suis surpris seulement que leur triomphe ne soit pas plus complet, et qu’ils progressent si lentement dans la voie qui leur est ouverte. De là l’à-propos de mon observation sur les conservatoires livrés à cette heure exclusivement aux musiciens.

Il y a plus : celui de Prague, dont j’ai à parler spécialement ici, est dirigé par un compositeur de talent plein d’amour pour son art, actif, ardent, infatigable, sévère dans l’occasion, prodigue de louanges quand elles sont méritées,... et jeune. Tel est M. Kittl. On aurait pu aisément trouver quelque lourde médiocrité consacrée par les années, car il y en a en Bohême comme ailleurs, et lui confier la tâche de paralyser peu à peu le mouvement de la musique à Prague. Point du tout ; on a fait le contraire, on a pris M. Kittl, âgé de trente-cinq ans, et la musique vit à Prague, et elle se meut et elle grandit. Il faut évidemment qu’il y ait eu quelque vertige dans l’esprit des membres du comité qui a fait un pareil choix, ou que ce comité ait été composé exclusivement de gens de cœur et d’esprit.

Un conservatoire de musique, à mon sens, devrait être un établissement destiné à conserver la pratique de l’art musical dans toutes ses parties, les connaissances qui s’y rattachent, les œuvres monumentales qu’il a produites, et de plus, se plaçant à la tête du mouvement progressif inhérent à un art aussi jeune que la musique européenne, maintenir ce que le passé nous a légué de beau et de bon en marchant prudemment vers les conquêtes de l’avenir. Je ne crois pas céder à un mouvement de partialité nationale en déclarant que de tous les conservatoires qui me sont connus, celui de Paris est le moins éloigné de répondre à cette définition. Le Conservatoire de Prague[11] vient ensuite ; et si l’on tient compte de la différence immense qui existe naturellement entre les ressources d’une ville comme Prague et celles de la capitale de la France, c’est faire de lui un bel éloge que de le placer au second rang. Il est donc moins riche que le nôtre sous tous les rapports ; les professeurs et les élèves y sont moins nombreux, et les efforts que l’autorité fait à Prague pour le soutenir ne sont pas comparables à l’appui constant et énergique prêté au Conservatoire de Paris par la direction des beaux-arts ; mais les études y sont bien faites, et l’esprit de l’école est excellent. Parmi les professeurs qui enseignent sous la direction de M. Kittl, je citerai surtout MM. Milner et Gordigiani. Le premier, violoniste habile, qui remplit aussi, je l’ai déjà dit, les fonctions de concert-meister et de violon solo au théâtre de Prague, a produit un nombre considérable de bons élèves. Le second, qui possède depuis longtemps la réputation d’un des meilleurs maîtres de chant envoyés à l’Allemagne par l’Italie, est en outre un compositeur de mérite. Je connais de lui un Stabat à deux chœurs d’un très-beau style, et un opéra, Consuelo, dont il a écrit les paroles et la musique, remarquable par le naturel des mélodies, et une sobriété élégante d’orchestration, dont on trouve bien peu d’exemples aujourd’hui. On a dit quelquefois, avec raison, je crois, qu’il était utile au compositeur de savoir chanter ; il est peut-être plus nécessaire encore à un maître de chant de savoir composer. C’est en effet dans l’appréciation exacte des qualités que le compositeur peut et doit exiger de ses interprètes, que le maître de chant trouvera son plus solide point d’appui pour bien diriger les études de ses élèves. Un maître de chant compositeur, à moins qu’il ne soit d’une détestable médiocrité, ne donnera pas dans les travers qui menacent aujourd’hui, dans les trois quarts de l’Europe musicale, de détruire radicalement l’art du chant. Il n’enseignera pas à ses élèves le mépris du rhythme et de la mesure ; il ne leur laissera jamais prendre l’insolente liberté de broder à tort et à travers les mélodies dont la reproduction exacte est impérieusement exigée par l’expression de la phrase, par le caractère du personnage et par le style de l’auteur ; il ne permettra pas qu’ils s’habituent à considérer l’intérêt privé de leur organe vocal comme le seul qui doive les guider lorsqu’ils chantent en public ; ses élèves, par conséquent, ne dénatureront pas les plus belles œuvres pour éviter quelques notes sourdes de leur voix, ou pour faire un étalage aussi long et aussi ridicule que possible des sons plus avantageux que la nature leur a donnés. Ce maître ne manquera pas de raisonner l’art du chant avec ses élèves, et de les bien convaincre que ce n’est point celui d’exécuter, avec plus ou moins de bonheur, des tours de force dénués de raison et d’intérêt musical, et moins encore celui de faire sortir d’un larynx humain des sons étranges par leur gravité, leur acuité, leur violence ou leur durée. Il leur demandera compte de chacun de leurs accents, en leur démontrant que s’il est choquant de chanter faux relativement au diapason, il ne l’est pas moins de chanter faux relativement à l’expression ; que si une note trop haute ou trop basse fait mal à l’oreille, un passage rendu fort quand il doit être doux, ou faible quand il doit être énergique, ou pompeux quand il doit être naïf, irrite bien plus douloureusement encore la sensibilité des auditeurs intelligents, fait un tort plus grave à l’œuvre ainsi interprétée à contre-sens, et prouve jusqu’à l’évidence que l’artiste qui chante de la sorte, fût-il doué d’une voix admirable et d’une vocalisation exceptionnelle, n’est qu’un idiot. Les élèves d’un tel maître n’abuseront pas, comme on le fait partout aujourd’hui, avec un cynisme inqualifiable, de la patience des chefs d’orchestre, en leur imposant l’obligation de suivre les plus grotesques divagations rhythmiques, d’introduire à chaque instant dans la mesure des temps supplémentaires ; de ralentir du triple la moitié d’une période et même d’une mesure isolée, pour en précipiter follement la seconde moitié ; d’attendre le bras levé que le chanteur ait fini de pousser jusqu’à perte d’haleine sa note favorite ; d’être, en un mot, les complices forcés d’une insulte faite au bon sens et à l’art, et les esclaves frémissants d’une sottise armée de poumons despotiques. Un tel maître ne souffrira pas non plus que ses élèves abordent jamais l’étude des belles partitions sans comprendre le sujet du poëme, sans en connaître la partie historique, sans avoir réfléchi aux passions mises en jeu par les auteurs, et tâché d’en bien saisir le caractère. Il sera honteux qu’un chanteur sorti de sa classe ne respecte pas la langue dans laquelle il chante, et les règles imposées par l’essence même du rhythme et de l’euphonie à l’enchaînement des mots. Il fera bien comprendre en outre à ses disciples, que s’ils se permettent dans les points d’orgue ou ailleurs de changer les traits écrits par l’auteur, au moins faut-il que ces changements s’accordent harmoniquement avec les parties accompagnantes, et que le virtuose correcteur et augmentateur de son rôle ne vienne pas folâtrer étourdiment sur les notes de l’accord de sixte et quarte, quand l’orchestre soutient l’accord de la dominante, et réciproquement.

Les conversations que j’ai eues avec M. Gordigiani, et la méthode de ceux de ses élèves que j’ai entendus, m’ont prouvé qu’il était entièrement dans ces idées-là.

Si, comme je le démontrerai tout à l’heure, il manque beaucoup de classes spéciales dans le Conservatoire de Paris, il ne faut pas s’étonner qu’il en soit de même dans celui de Prague. L’enseignement, en effet, est loin d’y être complet. Il a produit néanmoins un assez grand nombre d’élèves capables, pour pouvoir aujourd’hui, avec ses forces presque seules, exécuter d’une manière satisfaisante des œuvres difficiles, telles que la symphonie avec chœurs de Beethoven. C’est là sans doute un des plus beaux résultats que M. Kittl ait encore obtenus.

Si un conservatoire est un établissement destiné à conserver toutes les parties de l’art musical et les connaissances qui s’y rattachent directement, il est étrange qu’on ne soit pas encore parvenu, même dans celui de Paris, à réaliser un semblable programme. Pendant longtemps notre école instrumentale ne possédait point de classes pour l’étude des instruments les plus indispensables, tels que la contre-basse, le trombone, la trompette et la harpe. Depuis quelques années ces lacunes sont comblées. Il en reste malheureusement beaucoup d’autres, et je vais les signaler. Mes observations à ce sujet feront jeter les hauts cris à beaucoup de gens ; on les trouvera folles, ridicules, absurdes... je l’espère du moins. Je dirai donc :

1º L’étude du violon n’est pas complète ; on n’enseigne pas aux élèves le pizzicato ; d’où il résulte qu’une foule de passages arpégés sur les quatre cordes, ou martelés avec deux ou trois doigts sur la même corde, dans un mouvement vif, passages et arpéges parfaitement praticables, puisque les joueurs de guitare les exécutent (sur le violon), sont déclarés impossibles par les violonistes, et, par suite, interdits aux compositeurs. Il est probable que dans cinquante ans quelque directeur aura poussé la hardiesse jusqu’à exiger l’enseignement du pizzicato dans les classes du violon. Alors les artistes, maîtres d’en tirer les effets neufs et piquants qu’on en peut attendre, se moqueront de nos violonistes du siècle dernier qui criaient : Gare l’ut !» et ils auront raison. L’emploi des sons harmoniques n’est pas non plus étudié d’une manière officielle et complète. Le peu que nos jeunes violonistes savent à cet égard, ils l’ont appris seuls depuis l’apparition de Paganini.

2º Il est fâcheux qu’on n’ait point de classe spéciale d’alto. Malgré sa parenté avec le violon, cet instrument, pour être bien joué, a besoin d’études qui lui soient propres et d’une pratique constante. C’est un déplorable, vieux et ridicule préjugé qui a fait confier jusqu’à présent l’exécution des parties d’alto à des violonistes de seconde ou de troisième force. Quand un violon est médiocre, on dit : Il fera un bon alto. Raisonnement faux au point de vue de la musique moderne, qui (chez les grands maîtres au moins) n’admet plus dans l’orchestre de parties de remplissage, mais donne à toutes un intérêt relatif aux effets qu’il s’agit de produire, et ne reconnaît point que les unes soient à l’égard des autres dans un état d’infériorité.

3º On avait eu grand tort jusqu’ici de ne point enseigner le cor de basset dans les classes de clarinette. Il en résultait cette conséquence ridiculement désastreuse qu’une foule de morceaux de Mozart ne pouvaient être (en France) exécutés intégralement. Aujourd’hui les perfectionnements apportés par Adolphe Sax à la clarinette-basse la rendant propre à exécuter tout ce qu’on a pu écrire pour le cor de basset, et plus encore, puisque son étendue au grave dépasse celle du cor de basset d’une tierce mineure, le timbre de la clarinette basse étant, en outre, d’une nature semblable à celui de cet instrument, mais plus belle seulement, c’est la clarinette basse qu’on devrait étudier dans les conservatoires, conjointement avec les clarinettes soprani et les petites clarinettes en mi bémol, en fa et en la bémol haut.

4º Le saxophone, nouveau membre de la famille des clarinettes, et d’un grand prix quand les exécutants sauront en faire valoir les qualités, doit prendre aujourd’hui une place à part dans l’enseignement des conservatoires, car le moment n’est pas éloigné où tous les compositeurs voudront l’employer.

5º Nous n’avons point de classe d’ophicléïde, d’où il résulte que sur cent ou cent cinquante individus soufflant à cette heure, à Paris, dans ce difficile instrument, c’est à peine s’il en est trois qu’on puisse admettre dans un orchestre bien composé. Un seul, M. Caussinus, est d’une grande force.

6º Nous n’avons point de classe de bass-tuba, puissant instrument à cylindres, différant de l’ophicléïde par le timbre, le mécanisme et l’étendue, et qui remplit très-exactement, dans la famille des trompettes, le rôle de la contre-basse dans la famille des violons. La plupart des compositeurs pourtant emploient aujourd’hui dans leurs partitions soit un ophicléïde, soit un bass-tuba et quelquefois l’un et l’autre.

7º Les sax-horns et les cornets à piston devraient être également enseignés dans notre Conservatoire, puisqu’ils sont maintenant, les cornets surtout, d’un usage général.

8º L’enseignement de la famille entière des instruments à percussion n’existe pas. Y a-t-il pourtant un seul orchestre en Europe, petit ou grand, qui n’ait pas un timbalier ? Non, tous les orchestres ont un homme appelé de ce nom : mais combien compte-t-on de timbaliers véritables, c’est-à-dire d’artistes musiciens familiers avec toutes les difficultés du rhythme, possédant à fond le mécanisme (bien moins aisé qu’on ne le croit) de cet instrument et doués d’une oreille assez exercée pour pouvoir le bien accorder et en changer l’accord avec certitude, même pendant l’exécution d’un morceau et au milieu de la rumeur harmonique de l’orchestre ? Combien compte-t-on de pareils timbaliers ? Je déclare qu’après celui de l’Opéra de Paris, M. Poussard, je n’en connais pas plus de trois dans toute l’Europe. Et vous savez combien de différents orchestres il m’a été permis d’examiner depuis neuf ou dix ans. La plupart des timbaliers que j’ai rencontrés ne savaient pas même tenir leurs baguettes, et se trouvaient conséquemment dans l’impossibilité d’exécuter un véritable trémolo ou roulement. Or, un timbalier qui ne sait pas faire le roulement serré dans toutes les nuances, n’est bon à rien.

Il devrait donc y avoir dans les conservatoires une classe d’instruments à percussion, où de très-bons musiciens apprendraient à fond l’usage des timbales, du tambour de basque et du tambour militaire. L’habitude aujourd’hui intolérable, et que Beethoven et quelques autres ont déjà abandonnée, de traiter avec négligence ou d’une façon grossière autant qu’inintelligente les instruments à percussion, a sans doute contribué à maintenir si longtemps une opinion qui leur est défavorable. De ce que les compositeurs ne les avaient employés jusqu’ici qu’à produire des bruits, plus ou moins inutiles ou désagréables, ou à marquer platement les temps forts de la mesure, on en avait conclu qu’ils n’étaient propres qu’à cela, qu’ils n’avaient pas d’autre mission à remplir dans l’orchestre, pas d’autres prétentions à élever, et qu’il n’était nécessaire, par conséquent, ni d’en étudier soigneusement le mécanisme, ni d’être véritablement musicien pour en jouer. Or, il faut maintenant des musiciens très-forts pour exécuter même certaines parties de cymbales ou de grosse caisse dans les compositions modernes. Et ceci m’amène directement à signaler une autre lacune, la plus fâcheuse, peut-être, dans l’enseignement de tous les conservatoires, y compris celui de Paris.

9º Il n’y a pas de classe de rhythme, consacrée à rompre tous les élèves sans exception, chanteurs ou instrumentistes, aux difficultés diverses de la division du temps. De là cette insupportable tendance de la plupart des musiciens français et italiens à marquer les temps forts de la mesure, et à tout ramener à une phraséologie monotone ; de là l’impossibilité où la plupart d’entre eux se trouveraient, d’exécuter avec quelque finesse, des compositions écrites dans le style syncopé, telles, par exemple, que les airs charmants (déclarés bizarres chez nous), populaires en Espagne. Les chanteurs italiens et français sont à mille lieues de pouvoir jouer avec le rhythme, et lorsque l’occasion se présente pour eux de le tenter, ils éprouvent un embarras, ils montrent une maladresse et une lourdeur, qui font résulter de leur tentative un mauvais effet musical au lieu d’un bon. De là leur haine pour tout ce qui n’est pas carré, disent-ils, c’est-à-dire, très-souvent, plat. De là les idées puériles et risibles qu’ils se font de la carrure, et l’étonnement que leur causent toutes les mélodies dont la forme et l’accent différent de l’accent et de la forme invariablement adoptés en France et en Italie. De là cette mollesse des exécutants en général, habitués à être soutenus et guidés par des divisions de temps et une accentuation toujours prévues, comme le sont les enfants qui ne savent pas encore marcher, par les supports de leur petit chariot à quatre roues. Les symphonies de Beethoven ont violemment arraché un grand nombre de nos instrumentistes parisiens à ces puériles habitudes, en leur donnant en outre du goût pour les rhythmes piquants et originaux. Mais rien de pareil n’ayant été essayé pour interrompre le sommeil des chanteurs, faire circuler le sang dans leurs veines, les accoutumer à l’attention, à l’adresse et à la vivacité des mouvements, il s’ensuit que leur engourdissement continue et qu’il faudra, pour les en tirer, les soumettre longtemps à un traitement particulier. C’est donc pour eux surtout qu’il y aurait grand avantage à créer une classe de rhythme, dont un nombre immense d’instrumentistes d’ailleurs, pourraient aussi faire leur profit.

10º Un conservatoire complet, et jaloux de conserver la tradition des faits intéressants, des œuvres remarquables que nous a légués le passé, et des diverses révolutions de l’art, devrait avoir une chaire d’histoire de la musique, qui maintiendrait dans l’école la connaissance raisonnée des productions de nos devanciers, non-seulement par un enseignement verbal et écrit, mais par des exécutions démonstratives, fidèles et soignées, des belles œuvres dont il s’agirait de perpétuer le souvenir. On ne verrait pas alors des élèves, même de mérite, demeurer, à l’égard des plus magnifiques productions de grands maîtres encore existants, ignorants comme des Hottentots ; et le goût des musiciens ainsi éclairé serait tout autre, et leurs idées deviendraient plus grandes, plus élevées qu’elles ne le sont, et nous compterions enfin dans la pratique de la musique plus d’artistes que d’artisans.


À M. HUMBERT FERRAND


sixième lettre
Prague (Suite et fin).


Une autre classe manque encore a tous les conservatoires existants ; elle me paraît d’importance et de jour en jour plus nécessaire : c’est la classe d’instrumentation. Cette branche de l’art du compositeur a pris depuis quelques années de grands développements ; elle a produit d’assez beaux résultats pour attirer l’attention des critiques et du public ; elle a servi trop souvent aussi à masquer chez certains auteurs la pauvreté des idées, à singer l’énergie, à contrefaire la puissance de l’inspiration ; elle est devenue, même entre les mains des compositeurs d’un mérite et d’une valeur incontestables, le prétexte d’inqualifiables abus, d’exagérations monstrueuses, de contre-sens de non-sens ridicules ; et l’on peut aisément pressentir à quels excès l’exemple de ces maîtres a dû entraîner leurs imitateurs. Mais ces excès mêmes constatent l’usage réglé et déréglé que l’on fait aujourd’hui de l’instrumentation ; usage aveugle, en général, et guidé par la plus pitoyable routine, quand il ne l’est pas par le hasard. Car pour employer un beaucoup plus grand nombre d’instruments et les employer plus souvent, il ne s’ensuit pas que la majeure partie des compositeurs connaissent mieux que leurs devanciers les forces, le caractère, le mode d’action de chacun des membres de la famille instrumentale, ni les différents liens sympathiques qui les unissent entre eux. Loin de là, la partie élémentaire de la science, étendue de beaucoup d’instruments est même encore inconnue à bien des compositeurs illustres. J’ai pu me convaincre que l’un d’eux ignorait celle de la flûte. Quant à l’étendue des instruments de cuivre en général, et des trombones en particulier, ils n’en ont qu’une idée très-vague ; aussi, remarque-t-on, dans presque toutes les partitions modernes, comme dans les anciennes, la prudente réserve avec laquelle leurs auteurs se tiennent dans la région mitoyenne de ces instruments, évitant avec un soin égal de les faire monter ou descendre, parce qu’ils craignent de franchir des limites qui ne leur sont pas exactement connues, et qu’ils ne soupçonnent pas le parti qu’on peut tirer de ces notes graves et aiguës, demeurées vierges aux deux extrémités de l’échelle. L’instrumentation est donc aujourd’hui comme une langue étrangère qui serait devenue à la mode, que beaucoup de gens affecteraient de parler sans l’avoir apprise, et qu’ils parleraient en conséquence sans la bien comprendre et avec force barbarismes.

Une pareille classe dans les conservatoires, serait d’ailleurs utile, non-seulement aux élèves compositeurs, mais encore à ceux qui sont appelés à devenir chefs d’orchestre. On conçoit, en effet, qu’un chef d’orchestre qui ne possède pas à fond toutes les ressources de l’instrumentation n’ait pas une grande valeur musicale, et qu’il soit de la plus évidente nécessité pour lui de connaître au moins l’étendue exacte et le mécanisme, de tous les instruments, aussi bien, si ce n’est mieux, que les musiciens qui s’en servent sous sa direction. Sans quoi il ne pourra faire à ceux-ci que de bien timides observations, lorsqu’il s’agira surtout de quelque combinaison inusitée, d’un passage hardi ou difficile, et que la paresse ou l’incapacité de certains exécutants les portera à s’écrier : «Cela ne peut pas se faire ! cette note n’existe pas ! ce n’est pas jouable !» et d’autres aphorismes à l’usage des médiocrités ignorantes, en pareil cas. Alors le chef d’orchestre peut répondre : «Vous vous trompez, cela se peut fort bien. En vous y prenant de telle ou telle manière, vous viendrez à bout de cette difficulté.» Ou bien : «C’est difficile, il est vrai ; mais si, en travaillant quelques jours, cela demeure impossible pour vous, il en faudra conclure que votre instrument vous est très-imparfaitement connu, et on sera obligé de recourir à un artiste plus habile.» Dans le cas contraire, trop fréquent, il faut l’avouer, où le compositeur, faute de connaissances spéciales, tourmente les artistes, les virtuoses même les plus familiarisés avec les difficultés de leur instrument, pour obtenir d’eux l’exécution de choses impraticables, le chef d’orchestre, sûr de son fait, pourra prendre parti pour les musiciens contre le compositeur, et faire remarquer à celui-ci les graves erreurs dans lesquelles il est tombé. Disons encore, puisque j’ai été amené à parler des chefs d’orchestre, qu’il ne serait pas trop hors de propos, dans un conservatoire bien organisé, d’enseigner aux élèves de composition surtout, ce qu’il est possible de démontrer de l’art difficile de diriger les masses vocales et instrumentales ; afin que, dans l’occasion, ils pussent au moins conduire eux-mêmes l’exécution de leurs propres œuvres, sans être ridicules, et sans entraver les musiciens au lieu de les aider. On suppose généralement que tout compositeur est chef d’orchestre né, c’est-à-dire qu’il connaît l’art de diriger l’orchestre sans l’avoir appris. Beethoven fut un illustre exemple de la fausseté de cette opinion, et nous pourrions citer un grand nombre d’autres maîtres dont les compositions jouissent de l’estime générale, qui, dès qu’ils prennent le bâton, au lieu de battre la mesure, battent la campagne, ne savent ni marquer les temps, ni déterminer les nuances de mouvement, et empêcheraient littéralement les musiciens de marcher, si, reconnaissant bien vite l’inexpérience de leur chef, ceux-ci ne prenaient le parti de ne plus le regarder, et de ne tenir aucun compte de l’agitation déréglée de son bras. D’ailleurs il y a deux parties bien distinctes dans la tâche du chef d’orchestre : la première (la plus aisée) consiste seulement à conduire l’exécution d’une œuvre déjà connue des musiciens, d’une œuvre (pour employer l’expression en usage dans les théâtres) toute montée. Dans la seconde, au contraire, il s’agit pour lui de diriger les études d’une partition inconnue aux exécutants, de bien mettre à découvert la pensée de l’auteur, de la rendre claire et saillante, d’obtenir des musiciens les qualités de fidélité, d’ensemble et d’expression, sans lesquelles il n’y a pas de musique, et, une fois maître des difficultés matérielles, de les identifier avec lui-même, de les échauffer de son ardeur, de les animer de son enthousiasme, en un mot, de leur communiquer son inspiration.

Il résulte de là, qu’indépendamment des connaissances élémentaires qui s’acquièrent par l’étude et l’exercice, et des qualités de sentiment, d’instinct, qu’on ne peut inculquer à personne, que la nature seule donne, et qui font du chef d’orchestre le premier des interprètes du compositeur ou son plus redoutable ennemi, selon qu’il est ou non pourvu de ces rares qualités, il s’ensuit, dis-je, qu’il y a encore un talent indispensable pour le conducteur-instructeur-organisateur, le talent de lire la partition.

Celui qui se sert d’une partition réduite ou d’un simple premier violon, comme cela se pratique de nos jours en maint endroit, en France surtout, d’abord ne peut découvrir la plupart des erreurs de l’exécution ; il s’expose ensuite, en signalant une faute, à ce que le musicien auquel il s’adresse, lui réponde : «Qu’en savez-vous ? ma partie n’est pas sous vos yeux !» Et c’est là le moindre des inconvénients de ce déplorable système[12].

D’où je conclus que pour former de véritables et complets directeurs d’orchestre, il faut, par tous les moyens, les rendre familiers avec la lecture de la partition ; et que ceux qui n’ont pu parvenir à vaincre cette difficulté, fussent-ils, d’ailleurs, savants en instrumentation, compositeurs même, et rompus en outre au mécanisme des mouvements rhythmiques, ne possèdent que la moitié de leur art.

J’ai à vous parler maintenant de l’Académie de chant de Prague. Organisée à peu près comme toutes celles d’Allemagne, elle ne se compose guère que de chanteurs amateurs appartenant à la classe moyenne de la société. C’est M. Scraub jeune qui la dirige. Elle forme un chœur de quatre-vingt-dix voix environ. La plupart de ses membres sont musiciens, lecteurs et doués de voix fraîches et vibrantes. Le but de l’institution n’est pas, comme celui de plusieurs autres académies du même genre, l’étude et l’exécution des œuvres anciennes à l’exclusion absolue de toutes les productions contemporaines. Celles-là, qu’on me pardonne l’expression, ne sont que des coteries musicales, des consistoires, où, sous prétexte d’un enthousiasme réel ou simulé pour les morts, on calomnie tout doucement les vivants qu’on ne connaît point ; où l’on prêche contre Baal en vouant à l’exécration tous les prétendus veaux d’or de l’harmonie et leurs adorateurs. C’est dans ces temples du protestantisme musical, que se conserve, hargneux, jaloux et intolérant, le culte, non pas du beau quel que soit son âge, mais du vieux quelle que soit sa valeur. Il y a là une Bible et les œuvres de deux ou trois évangélistes que les fidèles lisent, relisent exclusivement, sans relâche, commentant, interprétant de mille façons des passages dont le sens direct et réel est en soi parfaitement clair ; trouvant une idée mystique et profonde là où le reste de l’humanité n’aperçoit qu’horreur et que barbarie, et toujours prêts à chanter Hosanna ! lors même que le dieu de Moïse leur ordonne d’écraser la tête des petits enfants contre la muraille, de faire lécher leur sang par les chiens, et défend qu’à cet aspect une larme de pitié mouille les yeux de son peuple !

Tenons-nous en garde contre de tels fanatiques, ils suffiraient à chasser de toutes les âmes saintes le respect et l’admiration dus aux monuments du passé.

L’Académie de chant de Prague, je le répète, n’a rien de commun avec eux ; et son chef est un artiste intelligent. Aussi admet-il dans le sanctuaire harmonique, non-seulement les modernes, mais même les vivants. À côté d’un oratorio de Bach ou de Hændel il met à l’étude le Moïse de M. Marx, le savant critique et théoricien bien vivant à Berlin, ou un fragment d’opéra ou un hymne qui n’ont par leur âge aucun titre aux égards académiques. J’ai même remarqué, la première fois que j’assistai à une séance de la Société chantante de Prague, une fantaisie chorale composée par M. Scraub sur des airs nationaux bohêmes, qui me charma par son originalité. Je n’avais point encore, et je n’ai pas davantage depuis lors, entendu d’aussi piquantes combinaisons vocales exécutées avec autant d’audacieuse verve, d’entrain, de contrastes imprévus, d’ensemble, de justesse et de belle sonorité. En songeant aux épaisses et lourdes compilations d’accords que j’avais subies trop souvent en des occasions semblables, cette œuvre vive ainsi exécutée produisit sur mon oreille l’effet que l’air frais et embaumé d’une forêt, par une belle nuit d’été, produirait sur les poumons d’un prisonnier récemment échappé de son cachot et de sa fétide atmosphère.

L’Académie de Sophie (j’ai déjà dit que tel était son titre) donne, chaque année, un certain nombre de séances publiques dirigées par les deux Scraub ; l’orchestre du théâtre conduit par l’aîné, venant alors en aide aux choristes de son frère. Ces grandes exécutions, préparées de longue main avec un soin et une patience exemplaires, attirent toujours un nombreux auditoire ; auditoire d’élite pour lequel la musique n’est ni un divertissement, ni une fatigue, mais bien une passion noble et sérieuse à laquelle il livre toutes les forces de son intelligence, toute sa sensibilité, tous les élans de son cœur.

Je me suis engagé à vous parler de la maîtrise, c’est-à-dire du service musical de la cathédrale, ainsi que des bandes militaires de Prague ; mais si je les ai fait entrer dans ma nomenclature, c’est tout simplement, il faut vous l’avouer, pour la rendre plus complète. La musique religieuse ! la musique militaire ! ces mots-là figurent on ne peut mieux dans un compte rendu d’observations musicales tel que celui-ci. Je n’ai jamais eu l’intention de tenir ma promesse sur ces deux sources de richesse harmonique des Bohêmes, par une bonne raison, c’est que je ne sais rien de ce qu’il faudrait savoir pour en parler convenablement. Je n’ai pas encore pu prendre sur moi d’aligner des mots sur les choses que je ne connais point. Cela viendra peut-être avec le temps et les bons exemples. En attendant vous me pardonnerez si je me tais. Malgré les invitations réitérées de M. Scraub, je n’ai pas mis le pied dans une église pendant tout le temps de mon séjour à Prague. Je suis pourtant très-pieux, on le sait ; il faut donc qu’il y ait eu quelque raison grave dont je ne me souviens pas, à mon apparente indifférence en matière de musique religieuse, ou que la terreur des gigues d’orgue et de fugues sur le mot amen m’ait entièrement dominé.

Au sujet des bandes militaires, voici ce que je pourrais alléguer pour justifier mon silence : j’ai entendu, un jour de fête, et depuis midi jusqu’à quatre heures, la musique du régiment alors en garnison à Prague, jouer l’hymne composé par Haydn pour l’empereur d’Autriche. Ce chant, plein d’une majesté touchante et patriarcale, est d’une telle simplicité que je n’ai guère pu, en l’écoutant, apprécier le mérite des exécutants. Un orchestre qui ne pourrait jouer d’une façon supportable un pareil morceau serait, à mon avis, composé de musiciens qui ne savent pas la gamme. Seulement, ceux-ci jouaient juste, chose extraordinairement rare, dans les bandes militaires surtout. En outre, j’ignore si le régiment en question était natif de la Bohême ou d’une autre partie de l’empire d’Autriche, et il serait par trop naïf d’établir, à propos de ces musiciens, une théorie que des gens mieux informés pourraient ridiculiser avec ce peu de mots : «Les musiciens bohêmes dont vous parlez sont des Hongrois, des Autrichiens, ou des Milanais.»

Parmi les virtuoses et compositeurs de Prague qui n’appartiennent ni au Théâtre, ni au Conservatoire, ni à l’Académie de chant, je citerai Dreyschock, Pischek et le vénérable Tomaschek. J’ai eu déjà souvent l’occasion de parler des deux premiers dont la réputation est européenne. Je les ai entendus l’un et l’autre maintes fois à Vienne, à Pesth, à Francfort et ailleurs, mais jamais à Prague. Ayant été, à ce qu’il paraît, mal accueillis de leurs compatriotes, lorsqu’ils se sont fait entendre d’eux pour la première fois, Dreyschock et Pischek ont résolu de ne jamais, à l’avenir, exposer leur talent à l’appréciation ou à la dépréciation des Bohêmes. Nul n’est prophète chez soi ; cette vérité est de tous les temps et de tous les pays. Néanmoins les Pragois commencent à prêter l’oreille aux rumeurs admiratives qui, sous mille formes et de mille points de l’horizon, leur répètent ces mots : Dreyschock est un pianiste admirable ! Pischek est l’un des premiers chanteurs de l’Europe !» et ils soupçonnent qu’ils pourraient bien avoir été injustes envers eux.

M. Tomaschek est un compositeur fort connu en Bohême et même à Vienne, où ses œuvres sont bien appréciées. N’ayant pas les mêmes raisons que Dreyschock et Pischek pour tenir rigueur aux habitants de Prague, il ne se refuse jamais à leur faire entendre ses compositions quand l’occasion s’en présente. J’ai assisté à un concert où sur trente-deux morceaux il y en avait trente-un de M. Tomaschek. Dans ce nombre on me signala d’avance, et je l’eusse bien remarquée sans cela, une nouvelle musique du Roi des Aulnes, entièrement différente de celle de Schubert. Quelqu’un (il y a des gens qui trouvent à redire à tout) comparant l’accompagnement de ce morceau à celui de l’œuvre de Schubert qui reproduit si bien le galop furibond du cheval de la ballade, prétendait que M. Tomaschek avait imité l’allure paisible d’un bidet de curé ; mais un critique plus intelligent et plus capable que son voisin de juger de la philosophie des choses d’art, mit à néant cette ironie, et répondit avec beaucoup de bon sens : «C’est précisément parce que Schubert a fait courir si rudement ce malheureux cheval qu’il est devenu fourbu, et qu’on se voit forcé maintenant de le mener au pas !» M. Tomaschek écrit depuis trente ans au moins ; le catalogue de ses productions doit en conséquence être formidable.

Il me reste à citer une aimable virtuose dont le talent trop rare en Allemagne, m’a été personnellement d’un grand secours. Il s’agit de mademoiselle Claudius, harpiste de première force, excellente musicienne et la meilleure élève de Parish-Alvars. Mademoiselle Claudius, possède en outre une voix remarquable et chante souvent avec un brillant succès des solos à l’Académie de chant dont elle fait partie.

Que vous dirai-je du public ?... On rapporte que Louis XIV, voulant complimenter Boileau au sujet de ses vers sur le passage du Rhin, lui dit : «Je vous louerais beaucoup si vous ne m’aviez pas tant loué.» Je suis dans le même embarras que le grand roi ; je ferais un bel éloge de la sagacité, de la rapidité de conception et de la sensibilité du public de Prague, s’il ne m’avait pas si bien traité. Je puis dire cependant, car c’est de notoriété publique, que les Bohêmes sont, en général, les meilleurs musiciens de l’Europe et que l’amour sincère et le vif sentiment de la musique sont répandus chez eux dans toutes les classes de la société. Il est venu, non-seulement des gens du peuple de Prague, mais même des paysans, au concert que j’ai donné au théâtre, la modicité des prix de certaines places les leur rendant accessibles ; et, par les exclamations d’une naïveté singulière qui leur échappaient au moment des effets les plus inattendus, j’ai pu juger de l’intérêt que ces auditeurs prenaient à mes tentatives musicales, et que leur mémoire bien meublée leur permettait d’établir des comparaisons entre le connu et l’inconnu, l’ancien et le nouveau, bon ou mauvais. Vous n’exigerez pas, mon cher ami, que je fasse ici un exposé de mes opinions sur le public en général ; un livre ne suffirait pas à l’étude approfondie de cet être multiple, juste ou injuste, raisonnable ou capricieux, naïf ou malicieux, enthousiaste ou moqueur, si facile à entraîner et si rebelle parfois, qu’on nomme le public. Et un livre, d’ailleurs, fût-il consacré tout entier à chercher la solution du problème, on ne serait pas plus avancé, très-probablement, à la dernière page qu’à la première. Voltaire lui-même y a perdu son ironie ; et après avoir demandé combien il faut de sots pour faire un public, il a fini sa carrière en se laissant couronner par ces même sots au Théâtre-Français, et par se trouver prodigieusement heureux de leurs suffrages. Ainsi donc brisons là, et laissons le public être ce qu’il est, une mer toujours plus ou moins agitée, mais dont les artistes doivent redouter le calme plat mille fois plus que les tempêtes.

J’ai donné six concerts à Prague, soit au théâtre, soit dans la salle de Sophie. Au dernier, je me souviens d’avoir eu la joie de faire entendre pour la première fois à Liszt ma symphonie de Roméo et Juliette. On connaissait déjà à Prague plusieurs fragments de cet ouvrage, qui ne donna point lieu à de violentes polémiques, peut-être parce qu’il en avait soulevé de très-vives à Vienne, car le fait de la rivalité des deux villes en matière de goût musical est incontestable. L’exécution vocale en fut excellente et grandiose, un seul accident la dépara. La jeune personne chargée de la partie de contralto-solo, n’avait encore jamais chanté en public. Malgré son extrême timidité, tout alla bien tant qu’elle se sentit soutenue par quelques autres voix ou des instruments ; mais arrivée au passage du prologue :

«Le jeune Roméo plaignant sa destinée»

solo véritable, sans aucun accompagnement, sa voix commença à trembler et à baisser tellement, qu’à la fin de la période, où la harpe rentre sur l’accord de mi naturel majeur, elle était arrivée dans une tonalité inconnue, plus basse que mi d’un ton et un quart. Mademoiselle Claudius, placée à côté de mon pupitre, n’osait toucher les cordes de sa harpe. Enfin, après un instant d’hésitation :

« — Dois-je donner l’accord de mi ? me demanda-t-elle à voix basse.

— Sans doute, il faut bien que nous sortions de là.»

Et l’accord inexorable jaillit, frémissant et sifflant, comme une cuillerée de plomb fondu versé dans de l’eau froide. La pauvre petite cantatrice faillit se trouver mal en se sentant si brusquement ramenée sur la bonne route, et comme elle ne comprenait pas le français, je ne pouvais recourir à mon éloquence pour la rassurer. Heureusement elle parvint à reprendre son sang-froid avant les strophes : Premiers transports, qu’elle chanta avec beaucoup d’âme et une justesse irréprochable. Strakaty rendit on ne peut mieux le rôle du père Laurence, il y mit de l’onction et un véritable enthousiasme dans le finale. Ce jour-là, après avoir fait recommencer plusieurs morceaux, le public en demanda un autre que les musiciens me conjurèrent de ne pas répéter. Mais les cris continuant, M. Mildner tira sa montre et l’élevant ostensiblement devant lui, on comprit que l’heure avancée ne permettrait pas à l’orchestre de rester jusqu’à la fin du concert, si le morceau redemandé était exécuté une seconde fois : il y avait opéra le soir à sept heures. Cette savante pantomime nous sauva. À la fin de la séance, comme je priais Liszt de me servir d’interprète pour remercier ces excellents chanteurs qui, pendant trois semaines, s’étaient livrés à une si scrupuleuse étude de mes chœurs, et les avaient si vaillamment chantés, il fut abordé par plusieurs d’entre eux qui venaient, au nom de leurs camarades, lui faire la proposition inverse. Et après quelques mots échangés en allemand, Liszt se tournant vers moi me dit :

« — Ma commission n’est plus la même, ce sont ces messieurs qui me prient de te remercier du plaisir que tu leur as fait en leur confiant l’exécution de ton ouvrage, et de t’exprimer leur joie de te voir content.»

Ce fut en effet une journée pour moi, j’en compte peu de pareilles dans mes souvenirs.

À l’exemple du banquet auquel les artistes et les amateurs de Vienne m’avaient offert le bâton de mesure en vermeil dont je vous ai parlé, il y eut ensuite un souper, où ceux de Prague voulurent bien me faire présent d’une coupe en argent. La plupart des virtuoses, critiques et amateurs de la ville s’y trouvaient ; j’eus même le plaisir de voir parmi ces derniers un compatriote, le spirituel et bienveillant prince de Rohan. Liszt fut, à l’unanimité, désigné pour porter la parole à la place du président à qui la langue française n’était pas assez familière. Au premier toast, il me fit, au nom de l’assemblée, une allocution d’un quart d’heure au moins, avec une chaleur d’âme, une abondance d’idées et un choix d’expressions qu’envieraient bien des orateurs, et dont je fus vivement touché. Malheureusement s’il parla bien il but de même ; la perfide coupe inaugurée par les convives, versa de tels flots de vin de Champagne que toute l’éloquence de Liszt y fit naufrage. Belloni[13] et moi nous étions encore dans les rues de Prague à deux heures du matin, occupés à le persuader d’attendre le jour pour se battre (il le voulait absolument) au pistolet, à deux pas, avec un Bohême qui avait mieux bu que lui. Le jour venu nous n’étions pas sans inquiétude pour Liszt dont le concert avait lieu à midi. À onze heures et demie il dormait encore, on l’éveille enfin, il monte en voiture, arrive à la salle de concert, reçoit en entrant une triple bordée d’applaudissements, et joue comme de sa vie, je crois, il n’avait encore joué.

Il y a un Dieu pour les... pianistes.

Adieu, mon cher Ferrand, vous ne vous plaindrez pas, je le crains, du laconisme de mes lettres. Je n’ai pourtant pas dit encore tout ce que je sens d’affectueux regrets pour Prague et ses habitants ; mais j’ai pour la musique une passion sérieuse, vous le savez, et vous pouvez, d’après cela, juger si j’aime les Bohêmes. Ô Praga ! quando te aspiciam !

  1. Il fut tailleur lui-même, m’a-t-on dit.
  2. Joachim est maintenant le premier violoniste de l’Allemagne, peut-être de l’Europe, et un artiste complet.
  3. Malheureux Becher ! j’apprends qu’il s’est follement jeté dans la fournaise de la dernière insurrection de Vienne, qu’il a été pris, jugé, condamné et fusillé !...
  4. Ce bâton est en vermeil ; il porte le nom des nombreux souscripteurs qui me l’offrirent ; une branche de laurier l’entoure et sur ses feuilles sont inscrits les titres de mes partitions. L’Empereur, après avoir assisté à l’un de mes concerts que je donnais dans la salle des Redoutes, m’envoya cent ducats (1,100 francs). En revanche, il chargea quelqu’un de me transmettre ce singulier compliment :

    «Dites à Berlioz que je me suis bien amusé.»

  5. (6 mars 1861.) Je viens d’envoyer en Hongrie cette partition. Une société de jeunes Hongrois m’a adressé il y a quelques semaines une couronne d’argent d’un travail exquis, portant, sur un écusson aux armes de la ville de Gior (en allemand Raab) ces mots : À Hector Berlioz la jeunesse de Gior. Ce présent était accompagné d’une lettre à laquelle j’ai répondu :

    «Messieurs,

    J’ai reçu votre beau présent et la lettre flatteuse qui l’accompagnait. Ce témoignage de sympathie, venu d’un pays dont j’ai conservé un si cher souvenir, m’a vivement touché. L’effet de mon ouvrage est dû sans doute aux sentiments que réveille votre thème national en vous, qu’il doit conduire à la vie (selon votre poétique expression) en vous de qui l’on peut dire avec Virgile :

    ..............Furor iraque mente

    Pæcipitant, pulchrumque mori succurrit in armis.

    Mais si vous avez trouvé dans ma musique une étincelle seulement de l’enthousiasme qui brûle les nobles âmes hongroises, je dois m’estimer trop heureux et considérer ce succès comme l’un des plus rares qu’un artiste puisse obtenir.

    Recevez, messieurs, avec l’expression de ma gratitude, mes cordiales salutations.

    Votre tout dévoué,

    hector berlioz.»

    14 février 1861

  6. M. Duplantys.
  7. M. le vicomte Sosthène de Larochefoucault.
  8. M. Buloz.
  9. M. de Custine.
  10. Beatrix Cenci.
  11. Je ne connais pas encore l’organisation intérieure du Conservatoire de Bruxelles, habilement dirigé par M. Fétis ; je sais seulement qu’il est un des plus considérables.
  12. Habeneck, en dirigeant les concerts du Conservatoire, se servait d’une simple partie de premier violon ; et, en cela ses successeurs n’ont pas manqué de l’imiter.
  13. Homme d’affaires de Liszt.